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 LA SOCIETE HOMOSEXUELLE AU XVIIIE SIECLE ? 

On peut observer, au cours du XVIIIe siècle, la constitution d’une contre-société « sodomite » dans le cadre parisien, parallèlement à la naissance de discours sur l’homosexualité. Cette « contre-société » semblerait déjà bien structurée et elle serait marquée par une certaine hétérogénéité sociale : nobles et domestiques, clercs, gens de métiers. D’autre part, cette contre-société paraîtrait également marquée par des lieux de sociabilité déjà suffisamment hétérogènes. Des indices certains et des sources diverses permettraient aussi d’observer la naissance d’une subculture à travers la présence certaine de réunions informelles et des signes ou des modes qui peuvent être perçus comme des marques de l’affirmation d’une forme de subculture sodomite. D’ailleurs ce monde sodomite parisien compterait en son sein déjà des personnes, qui, par la liberté de leurs comportements, marqueraient encore davantage cette sociabilité naissante. Cette hétérogénéité sociale dépasse largement le domaine « du vice aristocratique ». Parallèlement, cette structuration autour de lieux et la naissance d’une subculture serait la marque « d’un monde sodomite » qui est en voie d’identification. Il commence à se regrouper autour de la spécificité d’un goût sexuel. Cette problématique pose donc le problème de la caractéristique et des signes de cette subculture : attitudes, modes de pensée, et de ses liens avec la culture plus globale du temps et du lieu dans laquelle elle se développe. Dans son travail sur les marginaux, Howard Becker soulignait que la marginalité est un concept construit par des groupes dominants qui désigne l’autre comme marginal et les déviants ne le deviennent vraiment qu’au moment où ils se regroupent et

considèrent la société comme étrangère et ne s’appuient que sur eux-mêmes.91

Ils produisent ainsi des caractéristiques et des manières d’être et de penser qui définissent leur subculture. Beaucoup de groupes déviants et, parmi eux, les musiciens de danse sont stables sur une longue période.

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Comme tous les groupes stables, ils développent un genre de vie qui leur est

propre.92 Le cadre principal pris est Paris au XVIIIe siècle : la présence de ces

subcultures sodomites occasionnent des réactions de la part des personnes et des institutions notamment la police et cela aboutit à des processus répressifs. A partir de la répression, comment la société homosexuelle réagit-elle ? La naissance d’une contre-société basée sur la spécificité homosexuelle aboutirait aussi à la naissance d’attitudes et de modes de pensées spécifiques et ces facteurs aboutiront dans un second temps à la naissance d’une expression de l’homosexualité. Quels sont les liens que l’on peut faire entre la subculture homosexuelle et la société dominante ? Pour comprendre ce rapport entre ces subcultures sodomites et la société plus globale, nous ferons mention des concepts de marginalité intentionnelle et existentielle.

Le concept de marginalité intentionnelle fut développé par Hans Mayer.93 : Dans

le cadre d’une société chrétienne, le sodomite est marginal par son acte de sodomie. Il est donc un marginal intentionnel, car c’est son acte qui est vu et non sa personne. Il a ainsi réalisé son acte en toute connaissance de cause. Le monothéisme chrétien ne connaît le marginal que par rapport à l’orthodoxie. La chrétienté médiévale représentera le marginal sous la figure d’hérétiques qui

refusent de se soumettre à l’orthodoxie et qui sont donc rejetés dans le péché.94

Dans ce cadre-ci, seule la marginalité intentionnelle est envisageable car ces marginaux à l’ordre le sont en pleine connaissance de cause, car ils ont, par leurs actes, assumé le chemin vers la marginalité. Ceux qui sont monstres par leurs

actes et leurs pensées sont des pêcheurs.95 Les héros des comédies

d’Aristophane sont des solitaires et des originaux qui ont décidé de l’être. L’intentionnel franchit la frontière de la marginalité de sa pleine volonté. Il s’isole délibérément. Il décide de vivre et d’assumer sa marginalité en pleine

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Voir H.S. BECKER, op. cit., p. 103 93

H. MAYER, Les Marginaux, Paris, 1996 94

D. BECHTEL X GALMICHE, figures du marginal dans les littératures centre-européennes, http://bohemica.free.fr/marginal/intro.htm

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connaissance de cause. Les représentations du marginal doit également viser à cerner les rapports qui unissent le personnage du marginal et son environnement

culturel : Le marginal est représenté dans le cadre de l’environnement

géographique et social dans lequel il vit. Hans Mayer pensait qu’à la fin du XVIIe siècle, l’élite nobiliaire prônait la tolérance vis-à-vis des différences de race, religion et mœurs : pour Mayer, la société bourgeoise va remplacer cette tolérance par une injonction à l’intégration, qui va effacer les différences. L’égalité va désormais signifier la norme et prendre pour point de départ une apparente régularité du monde humain. Alors que le monde féodal et nobiliaire cultivait la singularité à l’intérieur d’une hiérarchie : le fou possédait une fonction intégrée. Cette attitude permettait ainsi à des marginaux sexuels de cultiver leur différence dans une société qui, juridiquement, condamnait ces attitudes. Avec l’époque bourgeoise tout ce qui ne correspond pas à une régularité se trouve rejeté. Pour l’homosexuel, celui qui, intentionnellement, assume sa particularité et sa différence, est un marginal intentionnel car il choisit la transgression d’un ordre en toute connaissance de cause. L’homosexuel se rend ainsi volontairement indépendant de l’image que la société répressive veut lui imposer. Sa marginalité dans ce cas précis est l’expression d’une démarche consciente. En même temps, le personnage de l’homosexuel est lié à son environnement social qui le représente d’une certaine façon.

L’existentiel est celui dont la marginalité est imposée par des particularités physiques ou psychologiques. Hans Mayer stipulait que les héros d’un monde sécularisé qui ignore la malédiction divine et la tendance au péché du Christianisme sont enfermés dans les limites de leur corps, dans leur origine et

leur structure pulsionnelle.96 L’existentiel subit son image et est tributaire de

l’image que l’autre donne de lui. Il peut être contraint à mener une double vie, à employer un langage codé : Hans Mayer cite le cas de la mort de l’historien de l’art, Winckelmann, tué par un homme de rencontre. Il fut contraint par la société bourgeoise à garder une certaine façade et de jouer double jeu. Le cas de Hans Christian Andersen est aussi un cas d’homosexuel existentiel, déchiré entre la

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nécessité de se protéger de possibles révélations scandaleuses et ses pulsions véritables. Pour le XIXe siècle, Hans Mayer cite également le cas de Tchaïkovski qui, ayant redouté le scandale, s’était marié par peur d’aller à contre-courant. L’homosexuel existentiel voit sa vie tributaire d’une image qui pèse sur lui. Il essaie de se faire tout petit ou, dans certains cas comme ceux cités, il se crée une identité sociale virtuelle pour reprendre une théorie du sociologue Erwin Goffmann. De ce fait, il se trouve fragilisé et à la merci des maîtres-chanteurs. L’inconscient homosexuel est structuré selon les règles du langage

hétérosexuel.97 L’homosexuel existentiel est celui qui est plus que l’intentionnel

structuré et dépendant de ce langage qui pèse sur lui. Howard Becker note qu’il est faux que tous ceux qui ont des relations homosexuelles participent à une sous-culture homosexuelle. Certains ne se considèrent pas du tout homosexuels et n’assument pas cette étiquette.98

Ces concepts seront judicieux pour analyser la subculture homosexuelle. La condamnation de Wilde, comme dit Neil Barnett, fit prendre conscience aux homosexuels qu’ils n’étaient pas seuls au monde. Elle faisait entrer l’homosexualité sur la scène publique et la faisait accéder à la visibilité même si

c’était par le discours de l’ordre et de la répression.99 La répression qui

commence à s’organiser sur le plan policier fait prendre conscience aux homosexuels de la réalité de leur état social. Cependant, il ne faudrait pas faire de la subculture homosexuelle un aboutissement de la répression. La subculture se constitue certes, à partir d’une stigmatisation et de la répression mais, à un certain stade, elle s’autonomise pour se constituer autour de valeurs qui lui sont propres. Une contre-culture tend à s’opposer à un système dominant et en se constituant notamment des valeurs qui lui sont propres. Nous entendons donc répondre à une question centrale : est-ce-que nous assistons à la naissance de subcultures homosexuelles ou sodomites à Paris à la fin du XVIIIe siècle ? Quel est le rapport que ces contre-sociétés entretiennent avec la société plus globale ?

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voir D. ERIBON, Réflexion sur la question gay, Paris, 1999, passim 98

voir H.S. BECKER,op. cit., p. 191 99

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Pour répondre à cette problématique, nous examinerons dans une première partie si des catégories sociales paraissent caractéristiques et donc il nous faudra entrevoir le couple aristocrate-domestique, les clercs et ce que nous appellerons par commodité les gens de métiers : artisans, boutiquiers…Dans une seconde partie, nous analyserons les caractéristiques de cette sociabilité homosexuelle dans Paris, notamment les lieux de rencontre, les cabarets et les réseaux. Enfin dans une troisième partie, nous examinerons ce qui nous semble relever d’une

subculture intentionnelle et existentielle ; ceci nous permettra de percevoir les

codes de références qui se mettent en place au sein de ces groupes d’hommes autant que de cerner la manière dont certains se percevaient eux-mêmes.

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