• Aucun résultat trouvé

3.2 –La représentation terrienne de Gervaise

Lesvisages féminins

II. 3.2 –La représentation terrienne de Gervaise

Dans le plan(1), Gervaise apparait au balcon de l’appartement qu’elle loue dans un hôtel.

Plan 1

On dirait une sentinelle qui attend l’arrivée de quelqu’un qui lui est cher.Elle est filmée de loin dans ce plan qui est centré sur les façades des habitations. D’entrée, Gervaise semble vouée à l’expectative. Pierre Daco9dit : « si la femme est le temps et la patience, elle est aussi l’attente ». Elle n’est pas apte au voyage puisqu’elle est boiteuse. C’est cettedénomination péjorative qui la poursuivra tout le long des évènements. Sonarme, durant toutes les épreuves de la vie, ce sont ses mains dont elle va user pour se défendre et pour repousser les humiliations qu’on lui inflige. Dès l’ouverture du film, on voit ses deux mains posées sur la barrière du balcon. Les fugues continuelles sont du ressort de son compagnon Auguste Lantier, baptisé « le coureur ». En trois ou quatre plans inauguraux,est définie ainsi la nature de la relation de Gervaise, mère de deux enfants, avec Lantier noceur impénitent.Cette amorce a un relent quasi mythologique : Pénélope, mère du jeune Télémaque, qui attend le retour d’Ulysse, parti pour un long et périlleux voyage. Elle tisse pour exorciser le temps de la séparation qui lui paraît insupportable. Mais dans Gervaise,le temps de la mythologie est révolu. Gervaise tresse ses cheveux dont elle fait un chignon avant d’aller à son travail au lavoir des femmes. C’est une ouvrière dont la situation matérielle est précaire et qui sait que le travail manuel qu’elle exerce requiert des efforts soutenus. Gervaise qui s’est installée à

Paris depuis deux mois exerce le métier deblanchisseuse.Les premiers plans où elle est dans son lieu de travail montrent son entrain, son dynamisme et sa volonté de bien faire, mais là encore la méchanceté gratuite de certains êtres est au rendez-vous. Après avoir essuyé les moqueries de sa voisine qui n’a pas arrêté de multiplier les allusions sarcastiques sur sa situation de femme trompée et délaissée, elle est confrontée au lavoir, aux provocations d’une blanchisseuse du nom de Virginie qui la traite de boiteuse, l’invective et l’insulte d’une manière méprisante. Il se trouve que cette Virginie est la sœur d’Adèle, une fille en mœurs frivoles avec qui Lantier est en ménage. C’est à l’occasion de la bagarre qui se déclenche entre elles et cette femme malveillante qu’on va découvrir la force de Gervaise et son opiniâtreté à se défendre. Dans cette séquence où elle est dans sa chambre d’hôtel,on la voit en train de nouer soigneusement sa chevelure, cajoler son compagnon et exprimer toute la tendresse qu’elle lui porte, prendre soin de ses deux enfants. Elle paraît une femme paisible, douce et incapable de relever la moindre échauffourée physique, or dans le lavoir elle est comme transfigurée, blessée par tant d’humiliations et ripostant avec ténacité à son adversaire.L’empoignade des deux femmes où chacune arrose l’autre de seaux d’eau prend fin avec la victoire de Gervaise après plusieurs péripéties. Cette dernière met à terre Virginie, lui enlève sa tenue de travail et sa culotte. Elle lui assène avec son battoir une série de raclées sèches sur les fesses, au grand émerveillement de l’assistance en majorité féminine.

Plan 3

C’est une scène naturaliste où surgit le côté animalier de l’être humain et que Clément filme à l’instar de Zola crûment.En effet, la reine du lavoir est dans un drôle de fatras où l’eau savonneuse inonde les dalles. Les cheveux dénoués et trompés d’eau, ainsi que le balancement des seaux de tous côtés, sans compter les tapes de Gervaise qui résonnent fort,confèrent à l’être humain une apparence bestiale. On retrouve ce naturalisme dans la scène qui scelle la déchéance de Coupeau, l’époux de Gervaise devenu ivrogne et dont on voit la tête entièrement enfoncée dans son vomi. Aussi bien les scènes de victoires que d’affalements du sujetdégagent dans l’univers zolien la même sensation de bassesse et de ravalement de l’être humain à l’instinct carnassier. Ce qui fait la tonicité et l’énergie dans cette séquence de bataille entre Gervaise et Virginie, c’est qu’elle est spatialisée tel un acte théâtral tragi-comique qui ne fait que provoquer l’hilarité de spectatrices qui en redemandent.C’est un traitement peu habituel dans ce cinéma français des années cinquante encore pudibond et hostile à la crudité du nu. Il ne faut pas oublier qu’à cette époque, le cinéma tant européen qu’américain était centré sur desduels d’hommes et rarement sur des duels de femmes.10 La séquence de la bagarre au lavoir est fortement instructive parce

10 D’ailleurs une anecdote mérite à cet égard d’être rapportée : l’actrice a refusé de jouer cette scène et de montrer ses fesses, ce qui a obligé le réalisateur de la remplacer dans ce plan spécialement. Voir entretien avec Léonard Keigel dans « René Clément » de Denitza Bantcheva, Éd. Revif, Paris 2008, p.335.

qu’elle nous renseigne sur la nature du statut qu’attribue Zola et dans son sillage Clément à la femme notamment dans ses périodes d’excès et de riposte au mal. Ce n’est pas dans une représentation féministe ou triomphaliste qu’il la confine, mais plutôt dans une représentation terrienne ou même la révolte la mène vers le bas plutôt que vers le haut. À l’issue de sa victoire, Gervaise n’affiche pas un visage glorieux, mais un visage crispé par l’effort et la fatigue et celui d’une bête satisfaite certes, mais profondément apeurée et désemparée par les attitudes outrageantes de celle qui tourne en ridicule son infirmité physique. Clément n’adopte pas à vrai dire la vision sombre et pessimiste que se fait Zola de l’espèce humaine, mais il montre la malveillance de l’être humain et sa propension à vouloir nuire aux autres.Il nous semble que l’auteur d’ « Au-delà des grilles » a parfaitement compris que Zola n’était ni un écrivain misogyne, ni un écrivain féministe et que ce que l ui importait en premier lieu, ce n’était guère la visionidéologique, mais la réalité qu’il fallait décrire sans fioritures ni convenances en vogue.11 Et même dansGerminal en 1885, le portrait édifiant et positif que donne Zola de LaMaheude n’émane nullement d’une prise de position féministe de sa part, mais d’une vérité historique en vertu de laquelle les femmes jouaient un grand rôle dans les luttes ouvrières au cours de la deuxième moitié du XIXesiècle et notamment celles des mineurs, à l’ère de la révolution industrielle.12La vie de Gervaise est faite de douces accalmies qui sont de courtes durées et de vives ten sions dont

11 Cette grille de lecture appliquée à Zola par certains critiques nous semble arbitraire voire abusive. En effet, il peut paraitre étrange qu’on ait cherché à nous intéresser à l’œuvre de Zola qu’à travers cet angle déplacé de la misogynie « ou du féminisme de l’auteur ». Cette lecture paraît issue des débats propres à l’esprit du 20ème siècle et qui sont relatifs à ces idées du féminism e et de l’antiféminisme. Il n’est pas logique par conséquent de déplacer l’œuvre d’un écrivain sur un terrain et sur des problématiques qui ne sont pas les siens. Quelques femmes zoliennes sont fortes, pugnaces et tenaces mais sans triomphalisme aucun. De même qu’il ne faut pas perdre de vue que la plupart des révoltes, tant individuelles que collectives, représentées par Zola se soldent par l’échec dans un monde miné par le mal viscéral.

12 La Révolution industrielledésigne le processus historique du XIXe siècle qui fait basculer — de manière plus ou moins rapide selon les pays et les régions — une société à dominante agraire et artisanale vers une société commerciale et industrielle. Cette transformation, tirée par le boom ferroviaire des années 1840, affecte profondément l'agriculture, l'économie, le droit, la politique, la société et l'environnement.