• Aucun résultat trouvé

Lesvisages féminins

II.3.1 Cadrage et expressions du visage

Au cinéma, Il y’a : « une polyphonie d’expression qui joue sur le visage », comme l’écrit Jacques Aumont2.DansNana, les plans sur lesquels s’ouvre l’après-générique du film sont centrés sur le visage de Nana dans tous ses états. Dans ce prologue, ces plans sont tellement insistants qu’on a l’impression que Renoir se livre à une exploration des traits physiques de la jeune danseuse et des expressions qui en émanent. Jacques Aumont écrit :

1 Yannick Vallet, La Grammaire du cinéma, de l’écriture au montage : les techniques du langage filmé, Éd. Armand Colin, 2016, p.55.

Le visage a été de tout temps, en occident, l’objet figurable par excellence, parce qu’il est réputé condenser la personnalité de la personne humaine, laquelle est l’enjeu constant de toute représentation3.

C’est pour un cadre dans un cadre qu’il opte pour que les spectateurs fassent mieux connaissance avec le visage de celle qu’on a dénommé « La Vénus Blonde ».

Plan 1

Plan 2

3 Jacques Aumont, Le Montreur d’ombre, Essais sur le cinéma ; Éd. Vrin. Coll.« Essais d’art et de philosophie. » Paris 2012, p.79.

En effet, le visage de Nana est cerné à travers la lucarne de l’échelle qu’elle s’apprête à escalader en vue de son spectacle. On sait que cette technique d’un cadrage dédoublé est souvent utilisée dans le cinéma pour la mise en exergue de la plastique des images4.

Les traits de sonvisage sont tendus étant donné qu’elle semble redouter ce moment où elle va affronter la foule. Cette focalisation sur son visage est soulignée par les autres accessoiresdu Théâtre de Variétés qui sont derrière ellesémoussés et quasiment hors-champ. Le visage est donc au centre d’une mise en scène où les éléments de l’espace ambiant ne sont sollicités ou refoulés que pour mieux mettre en relief l’expression du visage.À ce plan serré succède un plan moyenoù on voit Nana monter la mine radieuse, la poitrine en avant, le bras droit tendu,comme libérée de l’angoisse initiale et le poignet serti d’une montre dont on voit le côté pile et non le côtéface.

Plan 3

4 L’un des accessoires utilisé par beaucoup de cinéastes pour la mise en relief du visage masculin ou féminin est la vitre d’une fenêtre. Le plan rapproché d’un être humain épouse le cadre de la vitre et fait fusion avec lui. Marcel Carné par exemple l’utilise assez souvent dans Thérèse Raquin, notamment dans les plans où Thérèse, exaspérée par la présence de son mari, regarde de la vitre de sa chambre, un couple de jeunes conduisant un vélo en train de s’embrasser. Mais le cinéaste qui utilise fréquemment ce type de plans est probablement l’Américain douglas sirk où les romances amoureuses des personnages donne lieu à des contemplations des paysages, assez souvent neigeux environnants à travers le cadre ciselé d’une fenêtre qui fait corps avec le visage et on embrasse les contours, comme l’illustre des films Demain est un autre jour (1956), Écrit sur du vent (1956).

Ce qui retient l’attention dans cette exposition du visage de Nana, C’est tout d’abord la dense chevelure qui lui couvre les épaules et tout le buste, comme si elle était encastrée dedans, et ensuite la corde qui la retient et qui est au milieu du plan. Si ses cheveux sont déliéstelle une broussaille défrichée, la corde est en revanche extrêmement nouée. De ces deux éléments dépend le charme et la perfection de la cérémonie chorégraphique à laquelle s’adonne Nana. Le troisième plan, cette fois-ci large, épelle les gestes qu’accomplit la jeune femme.

Elle a la tête inclinée, les yeux et les lèvres esquissant un sourire et les mains brassant largespour les besoins de la danse. Nana est une ballerine en pleine démonstration.L’éclat de son visage sur lequel se projettent les feux de la rampe, savirginale tunique blanche qui lui donne l’apparence d’une nymphe contrastent avec le noir dont sont enveloppées les figurantes sur scène et dont on ne voit pas les traits physiques. Tout est mobilisé dans la mise en scènepour que Nana soit le pôle magnétique qui bénéficie de tous les privilèges comme l’est toute star ou présumé comme telle.Le quatrièmeet le cinquième plan, l’un rapproché et l’autre général,soulignent sa distinction en comparaison avec les autres participantesà son numéro de danse. Les deux photogrammes montrent le rôle dévolu au chœur qui l’accompagne : mimer les gestes que fait la vedette de la soirée, se mettre à la disposition de tout ce qu’elle entreprend, faired’elle de par leur manière de se placer sur scène le centre du spectacle. Nana est parmi les comparses, mais au dessus d’elles comme l’illustre le plan4, tournant son regard avec malice, on ne sait vers qui, la chevelure affranchie de tout accessoire, alors

que les autresregardent devant, leurs cheveux couverts d’une couronne fleurie,semblant attendre la moindre consigne de la maîtresse d’œuvre.

Plan 4

Nana apparaît comme une créature,naturelle,spontanée, sachant mettre en relief sa sensualité, comme en témoignent, dans l’euphorie de la danse qu’elle exécute les deux mains posées sur les hanches. Elle semble omnivoyante et omniprésente, d’une séduction vorace et absolue,tellement son regardcherche à embrasser tous les espaces. Cette complicité magnétique est toute sa raison d’être. Mais ce regard espiègle et enjoué qui se tourne, cherche à envoûter la caméra peut-être ou un amant qui la fixe des yeux et épie ses moindres gestes. Le cinquième plan amplifie le premier, en complétant ses contours, montre que c’est Nana qui anime le spectacle et lui confère sa cadence.

Ses mains couvrent sensuellement l’espace de la rampe et en soulignent toute l’étendue. A chaque épisode de sa danse, les figurantes semblent être dans l’expectative, elles mêmes ravies et quasi tétanisées par la prestation. Lesspécialistes de l’œuvrede Renoirassignent qu’il est un cinéaste de la « visagéité » pour reprendre une expression de Gilles Deleuze5.Qu’est-ce que la visagéité, en littérature, en cinéma et en art plastique, si ce n’est l’obsession du visage humain, de ses moindres traits, de ses lumières et de ses pénombres ? À travers les premières apparitions de Nana, on voit toute la gamme des plans à travers lesquels est représenté sonvisage, saisi d’une crispation au début,mais par la suite donnant libre cours à l’extase que ressent la jeune danseuse. Les plans analysés montrent également qu’un cinéaste a toujours besoin d’objets, quelques soient leurs natures, de trouvailles puisées dans le milieu environnant ou ailleurs pour mieux cadrerle visage humain et en détecter, les moindres aspérités. Déjà, ces premiers plans,tantôt serrés, tantôt larges, sont minés par un gros plan sur les jambes de Nana qui se débattent énergiquement, puisque l’opération de descente de la jeune vedette sur la rampe n’est pas réussie.

Plan 6

C’est le fractionnement du corps qui révèle ou plutôt qui annonce les futurs dangers guettant la jeune femme.Renoir n’affectionne pas beaucoup, comme on le sait,les gros

plansleur préférant une échelle de plan à dimension moyenne ou large. Mais lorsqu’il opte pour un gros plan, c’est pour introduire une rupture ou pour anticiper sur un pressentiment d’une extrême gravité inhérente à la représentation du corps humain.Il y a un autre plan où le corps est fragmenté ne laissant apparaître que le visage qui concentre l’image que donne d’elle-même aux autres. Qu’est-ce le visage d’une courtisane sans réel talent si ce n’est une image en représentation ? Que cherche une courtisane sans talents à donner d’elle-même aux autres ?

Plan7

Ce plan montre Nana qui se cache derrière le paravent de sa loge, après son premier spectacle de danse, au moment où Muffat, l’un de ses admirateurs les plus inconditionnels, entre dans la pièce pour faire sa connaissance. L’image d’un corps n’attise le désir que lorsqu’elle distille ses attraits, ses caprices par petits fragments. Le paravent voile et dévoile à la fois dans la mesure où il fait écran sur la fêlure de Nana vouée à être un objet pour ses nombreux soupirants. Ilrévèle ce qu’est sa véritable essence : une femme réduite à une simple apparence dont elle joue démesurément jusqu’à l’ultime déchéance où tombent tous les masques. Le paravent est ici un objet qui fait signe, d’autant plus qu’avant ce plan où Nana apparait partiellement à travers sa tête et sa chevelure noire, il y a un plan qui lui est antérieur où Muffat en transe,la salue avec déférence comme s’il venait se prosterner devant l’autel.

Plan8

L’apparition de Nana en vitesse derrière ce paravent donne vie aux objets et indique déjà, à travers un champ contre champ, Nana-Muffat,que ce dernier sera l’une de ses victimes. On voit donc que dans ses options de ses mises en scène, par l’entremise d’un travelling vertical sur le visage de Nana ou d’un travellinghorizontal, sur la cohorte de ceux qui sont sous son charme,Renoir insuffle à chacun de ses plans, une charge expressive, fortement marquée. L’expressivité de cette femme souligne sa natureclivée entre l’être et le paraître, destinée à une dépendance perpétuelle. Cette « dépense de Nana », notion mise en exergue, s’accentue quand la jeune femme échoue lamentablement sur scène et décide de devenir une courtisane, ayant son propre autel privé et adulée par des amants de plus en plus nombreux.Lorsqu’elle était au théâtre, elle avait un metteur en scène à sa disposition,des machinistes qui l’aidaient à monter et à la faire descendre, ainsi qu’une foule en délire, à ses pieds et dont elle avait du mal à contenir les ardeurs et les fureurs.Chez elle, elle devient l’officiante exclusive d’un spectacle de séductiondont elle tire toutes les ficelles. Là-bas, la vie semble lui sourire et lui conférer une complétude existentielle dont elle ressentait sur scène toute la précarité. Or, elle est poursuivie par cette même malédiction d’une fêlure qui ne lâche pas prise comme à l’accoutumée. Renoir se fie au corps humain pour faire voir les stigmates

qui persistent dans le bonheur phosphorescent dont est saisie une femme dans sa parade de dévoratrice d’hommes.

Dans le plan inaugural relatif à son passage à sa nouvelle vie de courtisane, Nana, aidée par son domestique sur les bras desquels s’empilent les cadeaux, jette une par une,négligemment et hautainement les offrandes de ses soupirants, sur un immense lit blanc, cintré de deux rideaux.

Plan 9

On ne voit ni son visage, ni celui de son domestique. On voit plutôt ses gestes prestes, qui ponctuent le jet de ces objets, comme si elle trouvait son épanouissementdans cette jouissance machinale et cynique. La notion de dépense a été mise en relief par Georges Bataille, pourquielle constitue« des états d’excitation (…) assimilables à des objets toxiques. »6. Nana n’a que du mépris pour la générosité matérielle dont font preuve ses amants,mais elle sait parfaitement que ces cadeaux sont nécessaires à son ivresse. Elle va se servir par ces derniers qu’elle finira par jeter. Toujours au sujet de la notion de dépense, Bataille fait remarquer qu’elle consiste en « lacréation de valeurs improductives, dont la plus absurde et en même temps celle qui rend le plus avide est la gloire »7. Le zoom arrière selon

lequel est modelé ce plan met en évidence l’immensité de l’aire de la chambre où se trouve Nana

6 Georges Bataille, « La Notion de dépense », 1933, Paris, Minuit,coll. « Reprise », 2011, p.37.

et partant la disproportion de la grandeur démesurée de l’espace et cette femme rapetissée et vue de loin. Le zoom introduit donc un effet de distanciation ironique vis-à-vis de ce faste improductif dont s’entoure la jeune femme. Ses soupirants comprennent qu’il faut la combler d’une pléthore de cadeaux et d’énormes sommes d’argent pour pouvoir la séduire. En effet, un soupirant comme Vandeuvres, jaloux de son rival Muffat, pense que l’argent est la monnaie d’échange nécessaire pour obtenir les faveurs de la jeune femme. Ses pensées et ses hallucinations sont obsédées et absorbées par l’image de Nana. Dans un plan, il se représente la jeune courtisane, étendue sur son lit,vêtue d’une nuisette entourant de ses mains, une masse de pièces de monnaie qu’elle observe des yeux.

Plan 10

Sa position à plat ventre fait voir également le précieux collier à perles qu’elle porte autour du cou ainsi que le sautoir muni d’un médaillon. Quant à ses bras, ils sont ornés d’une montre et d’un bracelet. On voit également la poitrine et un bout du corsage noir de cette jeune femme comblée d’argent et de bijoux. Le corps fait poindre sa nudité ettous ses avantages physiques dès que le désir s’éveille et que la séductionest mise en branle.La brillance de l’or est davantage mise en relief par la couleur noire de la chevelure de Nana.Dans le roman, cette parure capillaire estrousse, alors que dans le film, elle est noire. La dimension plastique de ce plan repose donc sur la conjugaison d’un blanc éclatantproduit par

les accessoiresd’un lit fastueux, par l’argent et les bijoux et un noir absolu qui semble collé au visage de la jeune femme tel un masque impassible.

Ce plan (10) est remarquable étant donné qu’il condense l’essence et la vérité de ce qu’est Nana : un corps apprêté pour le désir, un pôle magnétique de la séduction et de la féminité éveillé et stimulépar le signifiant monétaire et joaillier. Or, cette vérité n’en est pas une puisqu’elle se limite au seul paraître et aux marques ostentatoires d’un corps comblé de cadeaux en espèce et en nature. La séduction est :« Le maléfice et l’artifice, une magie noire de détournement de toutes les vérités,une conjuration de signes, une exaltation des signes dans leurs usage maléfique », écrit Jean Baudrillard.8Chez Nana, l’entremêlement de la séduction et de la féminité prend une dimension particulière. Elle traite ses amants, selon une mise en scène ludique comme le ferait une comédienne dans un spectacle de variétés dont elle tire les ficelles. Fermée à l’amour, elle manipule ses amants, les rabaisse à l’état bestial et se joue de leurs désirs d’une manière cynique. Elle tient toujours à approuver son ascendant sur ceux qui ladésirent comme l’illustre le plan (11). Elle monte sur une chaise, tenant à la main un bonbon dont elle se sert d’appât devant le dignitaire Muffat, vêtu d’une tunique officielle brodée d’or et qui effectue des sauts successifs en vue d’attraper la précieuse friandise, mais sans pouvoir l’atteindre.

Plan 11

Elle fait de son appartement non pas une bonbonnière qui désigne d’habitude un cocon domestique agréable,mais une aire où elle humilie ses amants.Il y a des spectateurs qui suivent attentivement son numéro de dressage : sa domestique et son coiffeur qui restent médusés et intrigués par le jeu auquel se livre leur maîtresse.

Plan 12

Nana traînele comte Muffat par terre, le tient en laisse comme un chatet l’affublede cette expressionanimalière : « Toutou ».

Plan 13