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La re-signification des termes injurieux selon Butler

Dans le document L’abjection dans les récits de Nelly Arcan (Page 105-109)

Chapitre  III   -­‐ Performativité de l'abjection

3.   Dispositif discursif et énonciatif : quel potentiel critique ? 87

3.3 Re-signification de l’abjection

3.3.1 La re-signification des termes injurieux selon Butler

Cette valeur critique de la représentation pornographique tient encore à d’autres éléments œuvrant au sein du texte. En fait, qu’il s’agisse de l’ab-jection que constitue le sexuel ou d’autres types d’abjection dégradant le féminin, il s’avère que les citer a potentiellement pour effet d’en modifier la signification, comme le suggère Sandrina Joseph à propos d’un récit autobiographique de Violette Leduc :

Comme il est un terme péjoratif utilisé comme une injure, la bâtarde s’inscrit parfaitement dans ce schéma d’agression verbale où, si l’énoncé injurieux performe adéquatement, le récepteur est humilié, qu’il se taise ou non. […] Cependant,

l’énoncé injurieux risque toujours d’échapper à celui qui le profère, menaçant la société normalisatrice qui injure Leduc de produire malgré elle un sujet autobiographique qui refuse le silence et la réplique, qui choisit plutôt de s’auto- injurier pour trouver une voix tout aussi marginale que son statut.186

Suivant l’idée de Joseph, je dirai que la narratrice arcanienne est ce sujet qui refuse le silence, même s’il n’oppose pas à la norme qui l’oppresse et l’injurie une réplique en bonne et due forme. Au contraire, la parole produite est de l’ordre de l’auto-

injure, et elle a l’effet à la fois de blesser le destinataire de l’injure et de provoquer

ou défamiliariser le destinataire du texte. Bien avant de l’être par Joseph, les effets                                                                                                                

185 Certains remarqueront peut-être que je discute de la performativité du texte littéraire sans jamais

préciser s’il s’agit d’acte illocutoire (qui « fait ce qu’il nomme ») ou perlocutoire (qui « est une conséquence de ce qui est dit ») selon la terminologie d’Austin. Or, ma lecture de la performativité vient de Butler et non d’Austin. Selon celle-ci, la distinction illocutoire/perlocutoire n’est « pas stable ». Voir à cet effet le chapitre « Actes enflammés, discours injurieux » du Pouvoir des mots, où Butler déconstruit cette distinction.

186 Sandrina Joseph, 2009, Objets de mépris, sujets de langage, coll. « Théorie et littérature »,

performatifs des termes péjoratifs ou injurieux ont été minutieusement étudiés par Judith Butler. Elle écrit :

Recevoir un nom injurieux […], c’est aussi recevoir la possibilité d’exister socialement, d’entrer dans la vie temporelle du langage, possibilité qui excède les intentions premières qui animaient l’appellation [injurieuse]. Ainsi […] une appellation offensante risque aussi d’engendrer dans le discours un sujet qui aura recours au langage pour la contrer.187

Cette analyse permet d’approfondir les effets positifs de ce refus du silence par le locuteur qui s’auto-injurie tel que l’établit Joseph. La définition linguistique de l’abjection comme « innommable » se lie à sa définition sociale ou culturelle de processus d’exclusion de certains individus pour dévoiler l’un des effets performatifs d’un discours sur l’abjection du féminin : constituer ces femmes ab- jectées en sujets, subvertissant ainsi la réification que le discours phallocentrique leur avait fait subir et, par le fait même, leur permettre de réintégrer le domaine de l’intelligibilité culturelle.

Mais Butler va plus loin encore. La citation (d’une l’injure) relève de l’itérativité (selon la notion de Derrida), elle s’accompagne donc inévitablement d’une certaine variation du contexte (ou cotexte), ce qui peut induire une variation de la signification du texte cité. Elle peut ainsi donner lieu à une « contrappropriation » ou à une « remise en scène », comme ce fut le cas, par exemple, avec le terme queer188 :

le pouvoir changeant [des] termes [ayant été l’objet d’une contrappropriation ou d’une remise en scène] semble indiquer une sorte de performativité discursive qui n’est pas réductible à une série d’actes de discours isolables, mais constitue une                                                                                                                

187 J. Butler, op. cit., p. 22. Je dois préciser que bien que le corps du « sujet » abject soit déjà présent

matériellement dans le social, il ne l’est pas encore symboliquement, avant que l’injure ne l’atteigne

et le blesse ; or, le corps est constitutif de la subjectivité : il n’y a pas de « sujet » si son corps est ab- jecté. Comme le précise Butler, « l’existence sociale du corps est d’abord rendue possible par son interpellation à l’intérieur des termes du langage. […] L’adresse constitue un être à l’intérieur du circuit possible de la reconnaissance [sociale] et peut aussi par conséquent le constituer en dehors de ce circuit, dans l’abjection. » Ibid., p. 25.

188 Ainsi que l’expliquent les traducteurs du Pouvoir des mots, « le terme ‘‘queer’’, qui signifie

‘‘étrange’’, a longtemps été utilisé pour désigner de façon péjorative les homosexuels […] À la fin des années 1980 et au début des années 1990, il est repris comme emblème par le mouvement queer […] Le terme queer définit une (post)identité distincte des catégories ‘‘gay’’ et ‘‘lesbienne’’, jugées trop statiques, tout en les englobant. Le queer s’oppose au ‘‘normal’’, et non simplement à l’hétérosexualité. (« Avertissement », dans J. Butler, op. cit., p. 18.)

chaîne rituelle de resignifications dont l’origine et la fin restent nécessairement incertaines.189

Non seulement, pour chaque itération de l’injure, son contexte d’énonciation change, ce qui est susceptible d’en changer la signification, mais cette signification, compte tenu de sa nature conventionnelle, donc rituelle, est aussi porteuse de la signification de toutes les itérations précédentes, soulignant ainsi le caractère construit, usuel de l’injure. 190 Cela amène Butler à proposer une interprétation intéressante de l’injure citée dans une œuvre d’art :

Mettre en scène esthétiquement un mot injurieux peut impliquer à la fois d’utiliser le mot et de le mentionner, c’est-à-dire de l’utiliser pour produire certains effets tout en faisant référence à cet usage lui-même : ainsi on attire l’attention sur le fait que le terme est cité et que cet usage s’inscrit dans un héritage citationnel, on fait de cet usage un objet discursif explicite qui doit faire l’objet d’une réflexion et non plus être considéré comme relevant du fonctionnement naturel du langage ordinaire.191

Je postulerais que dans les récits d’Arcan, l’abjection du féminin n’est pas seulement affirmée mais aussi citée, « mentionnée », comme l’écrit Butler, ce qui produit un effet défamiliarisnt sur le lecteur, le conduisant à exercer son sens critique pour comprendre les tenants et aboutissants de la citation de ce discours injurieux dans le récit.

« L’insulte est toujours citée », affirme Butler : « elle est reprise de conventions linguistiques déjà établies pour être réitérée et développée dans ses invocations contemporaines ».192 L’injure, d’abord terme ou texte, peut être conçue comme une norme linguistique, assimilable en cela aux autres types de normes produisant une oppression. Isabelle Boisclair écrit sur les effets de la citation des normes « patriarcales » chez Arcan :

                                                                                                               

189 J. Butler, op. cit., p. 35.

190 « Comment délimiter le genre de ‘‘conventions’’ que présupposent les énoncés illocutoires ? Ces

énoncés font ce qu’ils disent au moment même de l’énonciation ; ils ne sont pas seulement conventionnels, mais aussi ‘‘rituels ou cérémoniels’’. […] L’acte de discours illocutoire performe son objet au moment de l’énonciation, mais il ne l’accomplit que pour autant que ce moment est ritualisé, qu’il ne s’agit pas d’un moment unique. Le ‘‘moment’’ d’un rituel est un condensé d’historicité : il se dépasse lui-même vers le passé comme vers le futur, il est l’effet d’invocations antérieures et futures qui constituent l’énoncé en question et lui échappent. » (J. Butler, op. cit., p. 23.)

191 J. Butler, op. cit., p. 140. 192 J. Butler, op. cit., p. 143.

Mais voici que la femme traverse l’écran sur lequel est projetée son image de poupée. Elle se met à parler. Et cela change complètement la donne. Lorsqu’elle parle, elle peut bien entendu répéter la norme patriarcale, dont elle a été si largement nourrie, la faire résonner plus largement, et, la décontextualisant, la faire entendre autrement […] Mais elle peut également précisément dire – et c’est ce que fait le personnage de Nelly [dans Folle] – qu’elle se conforme à la norme : révéler

cela, répercuter cela dans l’espace du discours, l’amplifier, et ainsi rendre audibles et visibles ceux-là même qui dictent la norme et qui l’ont façonnées, elle, comme objet sexuel.193

Bref, répéter la norme oppressive en tant que sujet oppressé par celle-ci, tout en soulignant qu’il s’agit d’une norme à laquelle on se conforme, aurait indéniablement un effet critique : ce serait souligner, d’une part, le caractère oppressif de celle-ci, et d’autre part, la structure de pouvoir d’où est imposée cette norme.194

Mais ces arguments en faveur du potentiel critique inhérent à la citation de l’abjection sont problématiques, car ils démontrent à la fois ce potentiel critique et son contraire, le potentiel blessant et dégradant. Comment sortir de cette impasse ? Selon Butler, il n’est pas possible d’éviter cette « impureté » fondamentale de l’interpellation :

L’adresse qui, d’un coup, [en inaugurant le sujet] inaugure la possibilité de [sa] puissance d’agir a pour effet de forclore la possibilité d’une autonomie radicale. En ce sens, l’acte même de l’interpellation nous inflige […] une « injure », puisqu’il interdit la possibilité de l’autogenèse du sujet. […] Les énoncés des discours de haine font partie du processus continu et ininterrompu auquel nous sommes soumis [subjected] ; ils forment une part de l’assujetissement permament qui constitue l’opération même de l’interpellation, cette action continuellement répétée du discours par laquelle les sujets sont formés dans la sujétion.195

Ainsi l’interpellation, qui permet l’entrée du sujet dans le langage, performe-t-elle à la fois une subjectification et une sujétion. Mais comment une œuvre littéraire, qui                                                                                                                

193 Isabelle Boisclair, 2009, « Cyberpornographie et effacement du féminin dans Folle de Nelly

Arcan », dans Globe, Revue internationale d’études québécoises, vol. 12, n° 2, dossier « Images et représentations de la sexualité au Québec », p. 78-79, je souligne.

194L’article de Boisclair, s’il contient des idées intéressantes quant au pouvoir subversif de la

répétition du discours normatif, idées dont l’auteure semble attribuer la « maternité » à Butler puisqu’elle la cite, déforme toutefois la pensée de cette dernière. Notamment, toute l’argumentation de Boisclair sur les effets néfastes de la pornographie repose sur des passages de Catharine MacKinnon extraits du Pouvoir des mots de Butler : or Butler cite MacKinnon non pour s’appuyer

sur ses idées, mais pour mieux les contredire. C’est que Butler s’inscrit dans la lignée des auteures

post-féministes s’élevant résolument contre la censure de la pornographie, censure pour laquelle MacKinnon milite.

« use » du discours injurieux et le « mentionne » dans un but critique, peut-elle prendre la responsabilité d’« assujétir » les destinataires de l’injure ? Butler discute cet enjeu éthique et y trouve une solution :

Si le discours de haine appartient au domaine de la citation, cela signifie-t-il que celui qui utilise un tel discours n’est pas responsable de cet usage ? Est-il possible de dire que quelqu’un d’autre a fait le discours que nous utilisons et qu’en conséquence nous sommes absous de toute responsabilité ? Ma thèse est que

l’affirmation du caractère « citationnel » du discours peut contribuer à accroître et à intensifier le sentiment de notre responsabilité à cet égard. Celui qui a recours au discours de haine est responsable de la répétition de ce discours, de son renforcement et de l’établissement de nouveaux contextes de haine et d’injure. La

responsabilité du locuteur ne consiste pas à refaire le langage ex nihilo, mais bien plutôt à renégocier les usages hérités qui contraignent et autorisent [constrain and

enable] son discours.196

D’où l’importance, dans la lecture critique des récits qui performent une abjection du féminin, d’une part, de comprendre l’inévitabilité de cet effet injurieux, et d’autre part, d’évaluer la fortune de la « renégociation » des usages de l’injure.

Dans le document L’abjection dans les récits de Nelly Arcan (Page 105-109)