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La raison kantienne et la visée universelle

Pourquoi commencer par la raison en morale? Nous commençons par la raison parce qu’elle vise d’emblée l’universel Chez Kant. En effet, Kant cherche à partir de la raison, des principes qui ne sont ni régionaux, ni subjectifs pour fonder la morale. Dans ce chapitre, nous verrons comment Kant déduit la morale des principes de la raison et comment il déduit l’universalisme en moral à partir de cette même raison. Puis, comment cet universalisme suppose une obligation, qui exclut toute empiricité de la raison, comme celle que nous impose une certaine résonnance contemporaine de la question du relativisme. Dans sa réflexion sur la morale et la liberté, Kant oppose la raison des empiristes à la raison pratique. Il ne tolère pas que la morale soit fondée sur des principes empiriques. Nous songeons par exemple à la critique qu’il formulera à l’encontre de l’empirisme, dont celui de Hume, plus précisément, dans la mesure où celui-ci nie le pouvoir de la raison au nom de la réalité. Après la réfutation de la raison des empiristes, nous verrons comment Kant déduit la raison pratique à partir de sa législation propre qui est indépendante de toute nécessité naturelle, de toute considération régionale ou temporelle, à partir du moment où la raison pratique exige que des actions humaines soient subordonnées à des principes. Ce qui suppose également que des êtres rationnels participent à l’établissement de ces principes. Nous montrerons enfin pourquoi la conception kantienne de la raison constitue une arme redoutable contre le relativisme moral.

1.1 La raison des empiristes

Hume, pourtant, avait conscience du fait que la paix sociale a un rapport direct avec la moralité, en ce sens que la paix selon lui suppose l’ensemble des règles répandu dans une société : « la moralité est un sujet qui nous intéresse plus que tout autre : nous pensons que la paix de la société est en jeu chaque fois qu’une décision est prise en ce domaine »43. Ainsi, une mauvaise décision peut entrainer des frictions au sein d’un même corps social si elle venait à heurter la conscience des uns ou des autres. La moralité est alors reconnue comme un

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sujet très sensible par Hume parce que pouvant menacer l’équilibre des rapports des membres d’une même communauté, voire celui d’autres communautés et conduire dans certains cas à des violences quand les uns ou les autres considèrent que les règles ou les lois prises en la matière sont soit discriminatoires, soit blasphématoires. De ce point de vue, Hume a bien évalué l’intérêt du rapport qui existe entre la moralité et la coexistence pacifique des communautés. Il est certain que la question de la morale, met toujours en jeu celle de la coexistence. Voyons maintenant comment Hume construit cette moralité dont il imagine fort bien les enjeux.

Au nom de la réalité, l’empirisme de Hume, même s’il reconnait l’existence de la raison, nie cependant le pouvoir de celui-ci sur la volonté en faisant l’éloge des passions. Hume considère, par exemple, que l’homme raisonne quotidiennement d’après une doctrine des passions. Autrement dit, les passions, d’après Hume, permettent d’expliquer la causalité des actions humaines. Le livre II du

Traité de la nature humaine

, permet d’établir comment les passions donnent un sens au monde moral, et de voir que ce monde moral serait fondé sur les passions. En fondant la morale sur les passions humaines, Hume trouve là la possibilité d’expliquer pourquoi la morale a une influence sur nos actions. Selon Hume, la morale est en quelque sorte, le reflet de des passions humaines. La morale est en ce sens ce que les passions expérimentent. De la sorte, « si la moralité n’avait aucune influence naturelle sur les passions des hommes et sur leurs actions, il serait vain de prendre tant de peine à l’inculquer et rien ne serait plus stérile que cette multiplicité de règles et de préceptes que prodiguent tous les moralistes »44, affirme-t-il. D’après ce qui précède, la moralité rend compte de ce que sont en réalité les passions. Hume est convaincu que la morale a une « influence naturelle » sur les passions au sens où elles seraient d’après Hume, conformes aux actions de l’homme. Les hommes sont gouvernés par leurs passions et leurs jugements en dépendent. Puisque que la moralité a une influence sur les actions, elle n’émane donc pas de la raison, qui d’après Hume serait inactive en la matière. L’empirisme de Hume joint à sa thèse de la moralité celle de l’impuissance de la raison. Déduisant que la raison est inactive et passive en pratique, il est presque certain que sa philosophie ne saurait par conséquent provenir de cette raison. Le texte qui suit en fait clairement allusion :

Donc, puisque la morale a une influence sur les actions et les inclinations, il s’en suit qu’elle ne peut provenir de la raison, et cela parce que la raison, prise isolément, ne peut jamais

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avoir une telle influence, comme nous l’avons précédemment prouvé. La morale éveille les passions, elle produit ou empêche l’action. La raison est, en elle-même, totalement impuissante en ce domaine. Les règles de la moralité ne sont donc pas des conclusions de la raison45.

Comme le dira Hume plus loin, la raison est passive, elle est « inactive ». Selon lui, on ne peut donc pas fonder la morale qui est « active » sur une raison passive : « on ne peut fonder un principe actif sur un inactif et si, en elle-même, la raison est inactive, elle doit le rester sous toutes ses formes… »46. Ainsi, c’est grâce à son activité que la morale a une influence sur nos actions et non à cause de la raison. Par déduction, nous pouvons dire que le principe qui fonde le « devoir » moral chez Hume est un principe empirique et non un principe

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. De la sorte, chez lui, la volonté humaine s’apparente davantage aux passions et aux inclinations humaines, au sens où selon lui, nous n’avons jamais conscience d’un pouvoir du « devoir », parce que c’est de l’expérience seule que nous apprenons l’action de notre volonté47.

L’empirisme de Hume, en procédant de la sorte, assimile la moralité à un fait empirique. Dans la conception humienne de la morale, la raison n’a pas de pouvoir, elle est même reléguée au second plan et subordonnée aux passions. Elle ne détermine guère

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le devoir, mais le définit au contraire par rapport aux penchants naturels. Dans le champ pratique, Hume confond la chose en soi avec le phénomène. Or, la chose en soi existe par elle-même, c’est-à-dire qu’elle existe indépendamment de l’expérience. Elle n’est pas le phénomène. L’auteur de l’

Enquête sur l’entendement humain

n’a pas à juste titre fait cette distinction qui lui aurait permis de voir que la cause de la moralité est différente de ses conséquences. De la sorte, Hume n'aurait pas désigné la raison comme étant l'entité qui éveille les passions en l'homme, ou encore, celle là qui attribue à l'action un caractère nécessairement contingent ou contradictoire. Or, c'est au travers de cela que Hume explique l'influence de la morale sur les actions humaines : « nous avons vu que la raison, au sens strict et philosophique, peut avoir une influence sur notre conduite de deux manière seulement : soit lorsqu'elle éveille une passion en nous informant de l'existence de quelque chose qui en est un objet adéquat, soit quand elle révèle la connexion des choses et des effets de façon à nous

45 Hume, La morale, Traité de la nature humaine, op. cit., p. 51.

46Ibid., p. 53.

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procurer les moyens d'exercice d'une passion donnée »48. Cela suppose, d’après Hume, que la raison pratique est en quelque sorte, quelque chose de démontrable. Ces deux arguments conduisent Hume à supposer que le bien ou le mal ne sont pas des déterminations de la raison mais celles des passions. En conséquence, la raison « pratique empirique » humienne manque de pouvoir, puisqu'elle n'est pas distincte de la raison théorique.

Ce qui précède montre que la raison des empiristes, en occurrence celle de Hume, ne croit pas à une influence

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de la raison sur les passions, mais l’inverse. Or nous savons à partir de Kant que les passions sont, d’après ses propres termes, des « gangrènes pour la raison pratique ». Aussi, les passions sont des inclinations qui excluent la domination de soi-même, c’est-à-dire qui exclut toute affirmation du sujet par la raison. Dès lors, la raison des empiristes ne saurait être universelle dans la mesure où elle est fondée sur les éléments empiriques dont les passions. Autrement dit, c’est une raison qui n’est pas fondée sur des principes objectifs. Il y a donc un soupçon jeté sur cette raison tournée vers les inclinations. Et la critique kantienne va donc consister, dans un premier temps, à repousser cette raison « non formelle » qu’il considère comme une « menace » pour la moralité. Elle s’emploiera à restaurer le pouvoir de la raison pratique.

1.2 Le pouvoir de la raison Pratique

Il s’agit de l’empirisme de Hume auquel Kant fait référence au début de la

Critique de

la raison pratique

. Pour Kant, Hume est considéré comme une des grandes figures de la négation du pouvoir de la raison pratique. Selon lui, c'est en niant à la morale un fondement rationnel, que l’empirisme a nié ce pouvoir de la raison. Or, en le niant, la raison des empiristes courait le risque de corrompre le principe du devoir. C’est dans la raison pourtant qu’il faut fonder la morale et non dans les passions, dans la mesure où Kant montre qu’il y a une raison pure pratique source des principes

a priori

à partir de laquelle il déduit légitimement son universalité. Le but de la Critique kantienne est « d’établir qu’il existe une raison pure pratique »49, c’est-à-dire, d’établir qu’il y a un fondement rationnel du devoir dont la causalité n’est pas naturelle, mais libre. S’agissant des idées de la raison, et contre Hume,

48 Hume, La morale, Traité de la nature humaine, op.cit., p. 53.

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Kant écrivait par exemple : « Hume s’accommoderait fort bien de ce système d’

empirisme

universel

dans les principes, car, comme on le sait, il ne demandait rien de plus que de remplacer toute signification objective de la nécessité dans le concept de cause par une signification purement subjective, c’est-à-dire par l’habitude, afin de dénier à la raison tout jugement sur Dieu, la liberté et l’immortalité »50. Dans la raison théorique, on peut d’emblée reconnaître le rôle majeur que joue l’expérience. Mais, dans la raison pratique, l’empirisme ne produit aucune loi objective, encore moins un principe universel. Hume, déniait à la raison tout jugement sur les idées de celle-ci, sans doute parce qu’il ignorait qu’elles étaient des idées

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et qu’elles ont leur fondement dans la raison. Or, en procédant ainsi, Hume accordait une « signification purement subjective » au devoir selon Kant. Nous comprenons pourquoi selon Kant, Hume dénie à la raison tout jugement sur Dieu, la liberté et l’immoralité puisque ces concepts ne tombent pas sous le coup de l’expérience. Mais si ces concepts ne peuvent pas faire l’objet d’expérience, cela ne veut pas dire qu’ils ne peuvent pas être expliqués par la raison, ni que l’on ne puisse en donner un jugement. Cette analyse de Kant montre qu’il cherche à sortir de l’impasse dans laquelle se trouve la raison des empiristes. Selon Malherbe, le problème peut être ainsi perçu : « la préface de la

Critique de la

raison pratique

considère qu’un « empirisme dans les principes », c’est-à-dire un scepticisme envers toute connaissance

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ne peux pas être pris au sérieux, car il appartient en propre à la raison de se connaître elle-même ; en particulier, dans une analytique, la raison peut se connaître

a priori

comme principe qui fonde purement le devoir »51 ; c’est-à-dire qu’en morale la raison est la faculté des principes. Kant ne pouvait définir l'empirisme que comme une sorte d'immoralité. La tâche du kantisme sera alors celle d’extraire l’empirisme dans les principes moraux, dans la mesure où l'empirisme, selon Kant, substitue au devoir quelque chose de tout à fait différent, c'est-à-dire un intérêt empirique, lequel s’allie secrètement aux penchants en général. Plus précisément, Kant nous met en garde contre l’empirisme qui fonde la moralité sur des inclinations, au sens où affirme Kant, « il introduit en elle subrepticement, au lieu du devoir, quelque chose de tout autre, à savoir un intérêt empirique dont se nourrit le commerce qu’entretiennent entre elles les inclinations »52. Il faut donc noter ici l’enjeu majeur que va jouer la raison pratique dans la constitution du monde moral. Avec Kant, la raison peut se connaître elle-même, elle peut fonder

a priori

le principe du devoir. Or, comme l’affirme

50 Kant, Critique de la raison pratique, Préface, AK V 13. Pl. p. 620.

51 Michel Malherbe, Kant ou Hume, Paris, Vrin, 1980, p.185.

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Malherbe, « l’empirisme raisonne de façon inverse : c’est parce que la raison est impuissante à susciter une action et à imposer l’obligation de la loi, qu’il faut chercher hors d’elle, dans la nature, (sentiment moral et plaisir), le principe de la moralité »53.

Le principe moral, selon Kant, n’est pas à chercher hors de la raison. C’est dans la raison qu’il faut rechercher les principes inconditionnés de la morale. La raison doit imposer « l’obligation de la loi », parce que c’est en partant d’elle-même que la raison vise l’universalité. Voilà pourquoi la raison doit déterminer notre volonté et servir de socle à la morale. Manifestement chez Kant, la raison doit déterminer la volonté « sans présupposer un sentiment quelconque ». Autrement dit, pour Kant, la raison peut être pratique, c’est-à-dire déterminer la volonté par elle-même, indépendamment de tout élément empirique54. La raison kantienne n’est pas la raison des empiristes qui corrompt les maximes et produit des principes subjectifs conditionnés ; reposant ainsi la morale sur des fondements aléatoires et précaires. Des tels fondements, pensons-nous, sont également source de dilution du principe moral qui se veut inconditionné. En ramenant tout à l’expérience, à l’addition des habitudes et aux passions, la raison des empiristes s’enferme dans le déni du principe pur de la raison. La raison des empiristes s’attribue à elle-même et attribue à la morale des fondements subjectifs, donc des principes subjectifs. Selon Kant, ces fondements ne peuvent constituer de principes rationnels de détermination d’une volonté. Mieux, pour Kant, en niant la nécessité de la raison, les empiristes ne peuvent que produire une morale liée aux objets des sens, de l’expérience. Comme si, au lieu de chercher le « fait » de la raison dans la moralité, les empiristes chercheraient plutôt les « effets » de la raison dans la moralité. Ce que conteste Kant sont donc les fondements de la raison, et partant de la morale chez les empiristes. Or, à partir de telles bases, rien de nécessaire et d’universel ne peut en ressortir. Mais avec Kant, la morale n’a pas d’objet, seule sa forme la justifie, puisque selon notre philosophe, les principes matériels ne peuvent servir de loi pour la volonté. C’est dans ce contexte que Kant affirme :

Les principes matériels ne pouvant nullement (comme nous l’avons prouvé) servir de loi morale suprême, le principe pratique formel de la raison pure, d’après lequel la seule forme d’une législation universelle possible par nos maximes doit constituer le principe déterminant suprême et immédiat de la volonté, est le seul qui puisse fournir des impératifs catégoriques, c’est-à-dire des lois pratiques (qui fassent de certaines actions un devoir) et en

53 Michel Malherbe, Kant ou Hume, op.cit., p. 185.

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général servir de principe, aussi bien dans l’appréciation des actions que dans l’application à la volonté humaine en vue de la déterminer55.

La question de la morale est donc une question qui dépasse le cadre de la nature et de l’expérience. Elle est une question de la raison pratique, laquelle raison fournit des lois pratiques, ou encore, des lois objectives qui servent de principes aussi bien dans l’appréciation que dans l’application de nos actions. Pour étayer ce qui précède, Kant procède avec méthode pour une meilleure explication de la raison pratique. Autrement dit, la raison pratique a une méthodologie. Kant caractérise cette méthodologie en procédant non pas par imagination, mais par une représentation systématique du pouvoir d'un champ de la raison. Rapportons-nous à la seconde partie de la deuxième

Critique

afin de rappeler la définition d'une telle méthodologie :

Par méthodologie de la pure raison pratique, on ne peut entendre la façon de procéder (aussi bien dans la réflexion que dans l'exposition) avec des principes pratiques pures en vue d'une connaissance scientifique de cette raison, ce à quoi on réserve d'ailleurs, dans la philosophie théorique, le nom de méthode (car la connaissance populaire a besoin d'une routine, tandis que la science requiert une méthode, c'est-à-dire un ensemble des procédés suivant des principes de la raison, par lesquels seul le contenu divers d'une connaissance peut devenir un système). On entend plutôt par cette méthodologie la façon dont on peut donner aux lois de la raison pure pratique un accès dans l'esprit humain, de l'influence sur ses maximes, c'est-à-dire la façon de rendre la raison objectivement pratique également subjectivement pratique56.

Autrement dit, la méthodologie de la raison pure pratique n'a pas la prétention de procéder comme la connaissance théorique de cette raison. Elle veut au contraire justifier la raison d'être de celle-ci. Mieux cette manière de procéder veut montrer comment les lois de la raison pure pratique favorisent l'acte du vouloir moral, c'est-à-dire la moralité sans pour autant vouloir la produire. Précisons que « favoriser la moralité ne signifie pas plus produire la moralité que l'exercice d'influence, qui définit cette méthodologie », comme le remarque Cohen-Halimi : « on entend plutôt par cette méthodologie la façon dont on peut donner aux lois de la raison pure pratique un accès dans l'esprit humain, de l'influence sur ses maximes,

55Ibid., AK V 41. Pl. pp. 657-658.

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c'est-à-dire la façon de rendre la raison objectivement pratique »57. La méthodologie de la raison pure pratique n'a pas la prétention de présenter la raison comme un savoir théorique. La méthodologie suppose que les lois de la raison pure pratique ont le pouvoir de rendre cette raison objectivement pratique, dans la mesure où elles ont directement de l'influence sur les maximes ou le cœur humain. Rendre la raison objectivement pratique, suppose que le vouloir doit se déterminer selon sa modalité rationnelle : le commandement moral. Rappelons que selon Kant, l’homme agit selon les trois modes de vouloir, avec les trois types d’impératifs,

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