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2. Les théories des émotions

2.6. La perspective cognitive

Dans les théories cognitives de l’évaluation, l’émotion est envisagée comme résultante de  la  perception  et  de  l’évaluation  d’un  stimulus  externe,  et  elle  se  traduit  par  des  comportements expressifs. L’hypothèse de base des ces théories est que cognition et  émotion  sont  indissociables,  la  nature  même  de  l’émotion  étant  déterminée  par  l’évaluation cognitive des stimuli perçus. Plus spécifiquement, une notion centrale dans  les théories cognitives est celle de l’appraisal, c’est‐à‐dire le processus par lequel les  évènements de l’environnement sont jugés comme bons ou néfastes pour l’individu à  partir de la perception qu’il en a. En cela, ces théories sont donc incompatibles avec des  conceptions dualistes telles que celles de Platon ou de Descartes. Notons toutefois que,  pour la plupart, ces théories, fondées sur des principes évolutionnistes et prenant en  compte les phénomènes d’activation physiologique, ne se démarquent pas totalement  des autres approches théoriques des émotions. 

2.6.1 Les théories d’Arnold et de Frijda 

Arnold  (1960)  est  le  premier  auteur  à  avoir  développé  la  notion  de  processus  d’évaluation du caractère plaisant ou déplaisant d’une perception, ou appraisal. Selon elle  ce processus est par nature inconscient et n’est pas contrôlé volontairement. Elle le  définit ainsi comme direct, immédiat, non‐réflexif, non‐intellectuel et automatique. 

Arnold reproche à James de ne pas suffisamment préciser dans sa théorie comment la  perception du stimulus déclencheur de l’émotion est réalisée, lorsque ce dernier affirme  que les changements corporels interviennent immédiatement après la perception de ce  stimulus. Selon elle, le chaînon manquant est justement le processus d’appraisal, sans  lequel il ne saurait y avoir d’émotion. Ainsi pour Arnold les émotions se différencient‐

elles chez un individu donné par divers schémas d’appraisal. 

Ces  schémas  d’appraisal  ne  sont  pas  considérés  comme  immuables  et  universels,  puisqu’ils seraient influencés par des facteurs liés au contexte social et environnemental  de l’individu, les schémas étant définis comme dépendant à la fois des caractéristiques 

propres  de  l’individu,  de  ses  expériences  passées,  de  son  tempérament,  de  sa  personnalité, de son état physiologique et enfin de la situation. 

Arnold propose un modèle séquentiel pour décrire le processus émotionnel, dans lequel  les changements physiologiques associés à l’émotion sont précédés d’une « tendance à  l’action » positive ou négative (dirigée « vers » ou « contre ») en fonction du processus  d’appraisal. 

Frijda (1986) développe le concept de tendance à l’action introduit par Arnold. Selon lui,  l’émotion est une évaluation de l’environnement, qui débouche sur une préparation à  l’action. La préparation à l’action est ici définie comme le préalable à une action visant à  établir, maintenir ou mettre fin à une relation de l’individu avec des aspects particuliers  de l’environnement. Frijda établit une taxonomie de 18 tendances à  l’action, parmi  lesquelles figure l’apathie (qu’on peut définir comme tendance à ne pas agir) et d’autres  tendances telles que l’approche (tendance à s’approcher pour posséder). Ces tendances à  l’action sont regroupées en 6 catégories générales: vers, contre, activation, désactivation,  évitement et inhibition, interruption. 

2.6.2 La théorie de Scherer 

Klaus  Scherer  (1984,  2001)  s’inscrit  également  dans  cette  perspective  cognitive.  Il  considère  quant  à  lui  les  émotions  comme  des  agents  intermédiaires  entre  un  environnement changeant et l’individu. Dans cette approche, les émotions remplissent  donc essentiellement des fonctions adaptatives en étant un point d’intersection entre le  milieu et l’organisme. Les émotions ne sont cependant pas assimilables à des réflexes  innés car la réponse au stimulus nécessite une évaluation cognitive. On peut plutôt les  considérer  comme  une  série  de  changements  de  l’organisme  qui  s’adapte  à  l’environnement  au  fur  et  à  mesure  des  processus  d’évaluation  des  stimuli.  Ces  changements peuvent intervenir simultanément selon diverses modalités correspondant  à des sous‐systèmes de l’organisme. Ces sous‐systèmes sont représentés chacun par un 

« composant des émotions » ayant une fonction bien définie (il s’agit ici essentiellement  de fonctions adaptatives, au sens darwinien du terme). Parmi ces sous‐systèmes, on peut  citer la composante cognitive, dont la fonction est d’évaluer les stimuli provenant de  l’environnement, la composante physiologique, qui assure la régulation, ou encore la  composante de l’expression motrice destinée à communiquer les intentions. 

Selon Scherer, le traitement du stimulus passe par cinq étapes successives (SEC, Stimulus  Evaluation Checks). Cette évaluation, qui serait de plus accompagnée de changements  affectant le conduit vocal (c’est en cela que le modèle de Scherer accorde une place 

 Evaluation cognitive de la nouveauté ou du caractère inattendu de l’événement : il  s’agit ici d’évaluer s’il y a eu un changement dans les stimuli internes et externes. 

 Evaluation du caractère intrinsèque plaisant ou déplaisant du stimulus (appraisal), à  partir de quoi il  découle  un  sentiment d’envie ou  d’aversion, une tendance  au  rapprochement ou au recul de l’organisme. 

 Evaluation des buts et intérêts favorables : il s’agit d’évaluer la manière dont le  stimulus avantage ou entrave l’atteinte des buts et besoins. 

 Evaluation de la capacité de maîtrise de l’individu face à une situation négative : Si la  situation est évaluée comme ne présentant pas de danger pour l’organisme, l’émotion  engendrée sera la colère. A l’inverse si la situation semble dangereuse, l’émotion sera  la peur ou la dépression. 

 Evaluation de compatibilité avec les normes et l’image de soi : Scherer pense que  cette étape d’évaluation n’existe que chez l’humain. Si l’évaluation indique que le  comportement  de  l’individu  n’est  pas  conforme  aux  normes,  il  en  résulte  une  émotion telle que la honte. 

Le modèle proposé par Scherer ne s’intéresse pas qu’aux mécanismes cognitifs mis en  œuvre par l’évaluation émotionnelle, mais également à l’expression des émotions. Il  prend ainsi en compte les expressions vocales des émotions, aussi bien produites que  perçues, et s’attache à mesurer les signaux véhiculés afin de les relier aux émotions qui  sont exprimées. Dans les évolutions  récentes  du  modèle, ce  lien  entre émotions  et  signaux est établi à l’aide d’un modèle corrélationniste en lentille de Brunswick, afin de  pouvoir prédire les évolutions des signaux en fonction de l’émotion exprimée. Dans cette  optique de nombreux paramètres acoustiques relatifs à divers aspects de la parole ont été  mesurés, dont les tendances générales en fonction des expressions, relevées à partir d’un  grand nombre d’études, sont synthétisées dans la Table 1. Il faut noter que certains des  paramètres  présentés  dans  ce  tableau  ne  sont  pas  mesurables  directement  mais  constituent  une  catégorie  générale  établie  à  partir  d’un  ensemble  de  mesures  comparables,  et  que  tous  les paramètres  présentés  n’ont  pas  été systématiquement  mesurés. Les différentes tendances sont notées >, >=, =, <= ou < selon la répartition des  valeurs par rapport à la moyenne ou <> si aucune tendance claire n’a pu être établie  (résultats contradictoires selon les études). 

     

Paramètres acoustiques  stress  joie/ 

Antonio Damasio, neurophysiologiste américain, a étudié avec Hannah Damasio les  émotions à partir de cas de patients ayant subi une lésion du cerveau (souvent localisée  au niveau du cortex préfrontal ventro‐médian), constatant qu’ils perdaient à la fois la 

systématique de cette pathologie est une dégradation spectaculaire des rapports sociaux  de ces patients, tandis qu’ils conservent leurs facultés physiques et mentales. De cette  approche neurophysiologique et cognitive a découlé l’hypothèse selon laquelle émotion  et  raison  sont,  bien  que  distinctes,  deux parties  d’une  même  entité  psychologique  irréductible, contrairement à l’idée de dualité « autonome » avancée par Descartes et  largement répandue (Damasio, 1994). 

A partir de cette hypothèse, Damasio a également mis en évidence la superposition de  deux types d’émotions : les émotions primaires, qui seraient innées et dédiées à des  fonctions  de  survie,  et  les  émotions  secondaires,  acquises  à  partir  des  émotions  primaires. Certains de ses patients pouvaient en effet toujours ressentir le premier type  d’émotions, mais pas le deuxième. 

Les émotions secondaires, quant à elles, n’apparaissent que lorsqu’on peut établir un lien  entre la perception de l’émotion et la situation qui lʹa produite. Elles se forment en  modulant  les  émotions  primaires  en  fonction  de  l’expérience  personnelle  et  des  interactions  avec  l’environnement.  Selon  Damasio,  la  prise  de  conscience  de  cette  relation  permet  d’améliorer  les  stratégies  de  défense,  par  exemple  en  évitant  préventivement  les  situations  à  risques,  alors  que  les  émotions  primaires  ne  sont  déclenchées que de manière automatique dans des situations d’urgence  immédiate. 

D’autre part, les deux types d’émotion se différencient également par la possibilité de  déclencher  les  émotions  secondaires  par  un  acte  purement  mental,  tandis  que  les  émotions primaires ne peuvent être déclenchées que par les stimuli en provenance du  corps. 

2.6.3.2 La perception des émotions 

Le premier ouvrage de Damasio s’intéresse également à la façon dont les émotions sont  perçues. Selon lui, l’émotion elle‐même est la résultante de la juxtaposition cognitive de  lʹimage corporelle (la carte des stimuli externes dans le cerveau ou encore la perception  des changements d’état du corps) et de lʹimage de la situation (la perception de la  situation, qui peut être imaginaire dans le cas d’émotions secondaires). 

Ainsi,  pour  Damasio,  la  perception  des  émotions  passe  par  la  perception  des  changements de ses propres états somatiques par le sujet qui ressent l’émotion. C’est sur  la base de ce postulat que Damasio établit la différence entre les émotions réellement  ressenties (ceci peut inclure des émotions secondaires déclenchées par l’imagination) et  les émotions simulées. 

La  figure  2  schématise  la  perception  des  émotions  selon  Damasio  lorsquʹil  sʹagit  dʹémotions réelles ou  simulées. Dans les  deux images  illustrant les deux sortes de 

boucles, le cerveau est représenté par la ligne fermée du haut, et le reste du corps par  celle du bas. Selon l’hypothèse de Damasio, les processus se déroulant dans la boucle de  simulation restent circonscrits au cerveau, court‐circuitant complètement la perception  de l’état du corps. Dans ce cas, la perception des changements d’état physiologique est  remplacée par le souvenir d’états somatiques associés à l’émotion que le locuteur veut  simuler, qui servent de base pour reproduire l’expression de cette émotion. 

Boucle au sein   du corps

Boucle de  simulation

Figure 2 : Les mécanismes de perception des émotions, en boucle au sein du corps ou par le biais d'une boucle de simulation, d'après Damasio (1994)