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CHAPITRE 3 : LE DROIT ET LA JUSTICE PÉNALE MILITAIRE

3.1 La naissance d’un droit répressif militaire

On sait que dans de très nombreuses sociétés, l’activité militaire a occupé une place de choix dans la vie collective. Répondant à une nécessité vitale pour tout le groupe, elle a conditionné pour une grande part les structures politiques, économiques et sociales des cités humaines. La guerre a été non seulement un moyen de défense, mais également un instrument de conquête permettant à des chefs ou à des cités d’établir leur influence et leur puissance politique. Rome, par exemple, laisse le souvenir d’une cité avant tout guerrière. On peut s’interroger sur le choix qui s’y effectuait des citoyens les plus aptes au combat et sur la place que la République a donnée à la condition militaire dans l’ensemble de son système juridique. De trois choses l’une : ou bien l’activité militaire constituait une mission hautement estimée, si bien qu’elle était dévolue à une élite aristocratique ; ou bien elle était imposée à tous les citoyens et alors le militaire était régi par un droit civique applicable à tous ; ou bien il s’agissait d’une activité limitée à certains hommes, dont la charge devenait une carrière à temps plein, les séparant du reste des citoyens. Le premier aspect demeure assez restreint à Rome et serait plus évident en Grèce116. Le deuxième aspect fonde, sous la République, le modèle du census, et fait de la fonction guerrière une obligation inhérente à la condition de citoyen117. Le troisième s’impose à Rome durant une longue période allant de la fin de la « République » au début du « Haut-Empire », à savoir de la fin du premier siècle avant J.C à la fin du 2e siècle après J.C.

À Rome, sous la « République », la fonction guerrière est le plus souvent une fonction temporaire. Le citoyen romain ne devient soldat que lorsque sa cité est en péril.

116 Voir : Vernant Jean-Pierre, Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris, Éditions de l’École des

Hautes Études en sciences sociales, 1999, pp. 10 sq. , et 291 sq.

117 Le terme romain de census équivaut aujourd’hui à celui de recensement. Tous les citoyens avaient le

devoir et l’obligation de se présenter, sous peine de prison et/ou de mort, au recensement effectué par le censeur, c’est-à-dire auprès des magistrats « censores », chargés du « census ». La régularité du « census », son extension hors de Rome par la Lex luia municipalis, promulguée en 89 avant J.-C., astreignait chaque citoyen à l’enregistrement dans sa ville d’origine. La présence effective à Rome était socialement souhaitée, ainsi que la communication des renseignements demandés, sous peine de confiscation des biens et perte de liberté. Cela explique alors l’importance croissante de l’institution et, par voie de conséquence, de la charge de censeur. Sous leurs ordres fonctionnaient donc une bureaucratie importante disposant de locaux permanents et d’archives. Pour plus de renseignements, voir : Nicolet C; Le métier de citoyen dans la Rome

Le plus souvent, les citoyens assuraient les tâches de la défense de leur cité en fonction de leur fortune (cens), ce qui excluait les pauvres. Avec l’approbation du Sénat, le consul était chargé de la levée des troupes. Les citoyens se présentaient pour ce « dilectus » (levées de recrues) et leurs états de service antérieurs étaient alors examinés en même temps que leurs titres éventuels à une dispense118. Cela dit, aux débuts de la « République », les périodes d’hostilité sont fixées par un calendrier immuable et les citoyens-soldats, ne s’éloignant jamais longtemps de chez eux, défendent un territoire peu étendu. Un droit militaire séparé n’a donc à priori aucune raison d’exister, le citoyen étant régi en temps ordinaire et en période de guerre par un même droit civil. Toutefois, si sous la « République », il n’existait pas à proprement parler de droit militaire séparé (jus

militare), il existait des usages sur lesquels se fonde l’intervention directe et

circonstanciée du commandant militaire (imperium), chargé d’appliquer la discipline (disciplina). Lors de son engagement, le quirite (citoyen romain), doit prononcer le serment religio sacramenti (à caractère religieux) qui marque son statut de militaire (miles) et engage son obéissance aux ordres du chef. En entrant dans l’armée, il passe du domaine du (jus) au domaine du fas disciplinae (règlement militaire) qui deviendra la seule règle de droit à laquelle il devra obéir119. Ainsi au commencement de la « République », le chef militaire (tribun), sous l’autorité hiérarchique des consuls, dispose alors de pouvoirs étendus, comprenant à la fois le droit de punir et de juger. Il y avait de ce fait une confusion complète entre le commandement et l’exercice de la justice. Il pouvait prononcer des peines afflictives et infamantes après avoir entendu la défense de l’accusé et après avoir pris publiquement conseil auprès des centurions. La décision était ensuite approuvée par acclamation de la troupe rassemblée. Pour les faits les plus graves, le consul statuait, entouré d’un conseil d’officiers120. Les fautes punissables sont classiquement celles qui ont trait directement à l’exécution du service, comme la désobéissance et le relâchement dans la faction, ou plus graves, la lâcheté ou la fuite devant l’ennemi. La société romaine militaire punit certains délits de la peine capitale, comme le vol, les faux témoignages ou la prostitution entre soldats, alors qu’ils ne sont

118 Le Bohec Y; L’armée romaine sous le Haut-Empire, Paris, Picard, 2002, pp. 73-74.

119 Sur le « religio sacramenti » et le « fas disciplinae », voir : Vendrand-Voyer J; Normes civiques et métier

militaire à Rome sous le Principat, Clermont-Ferrand, Adosa, 1983, pp. 36-37 et p. 56.

120 Sillieres E; Le droit disciplinaire dans l’armée, Thèse de droit, Poitiers, 1935, Paris, Charles-Lavauzelle,

pas passibles d’une telle peine dans la société civile. Les peines peuvent être collectives, la plus ignominieuse étant le licenciement de l’unité (damnatio memoriae), ou individuelles. Dans ce dernier cas, elles sont le plus souvent de nature pécuniaire, comme la simple amende ou la retenue sur les gages, ou de nature infamante, par exemple le fait de devoir rester debout toute une journée devant la tente du général, vêtu d’un simple drap, en tenant à bout de bras une motte de gazon, un javelot ou une perche de dix pieds de long121. Quant à la peine capitale, elle revêt souvent la forme d’une fustigation : le tribun frappait d’un coup de branche symbolique le condamné, puis celui-ci était livré à ses anciens camarades qui le frappaient le plus souvent mortellement.

L’extension de Rome à la fin de la République changea cette situation. Avec les conquêtes, les frontières s’éloignèrent et les légions devinrent des corps de soldats de métier aux engagements beaucoup plus longs122. Ces bouleversements géopolitiques vont engendrer des réformes structurelles et idéologiques de l’armée. C’est principalement le consul Marius (vers 107 av. J.-C.), qui fit de l’armée romaine une armée de métier, rétribuée et permanente123. Les conflits augmentant les besoins en hommes, Marius modifia la levée des recrues, élaborée selon l’organisation censitaire, pour pouvoir engager tous les citoyens qui se présentaient à lui. C’est ainsi qu’il engage des prolétaires, mais surtout des citoyens de la plèbe et des mercenaires. Plus tard, (sous le « Principat ») les consuls romains n’hésitèrent pas à faire appel aux « Lètes », barbares vaincus installés dans l’Empire et laisser vivants en échange de leur service militaire, dont le statut était semble-t-il héréditaire. Les conséquences de ces changements sont importantes pour l’armée romaine : elle n’est désormais plus une armée de conscription, mais une armée de métier, qui regroupe des hommes vivant de la guerre et pour la guerre. Elle réunit des troupes composites, par l’origine sociale et géographique des combattants, formées à la fois de citoyens-soldats, d’hommes levés et de mercenaires, séparés du corps des citoyens et entièrement dévoués à leur chef. Avec le « Principat », l’apparition de l’armée permanente et la présence de nombreux soldats qui n’étaient pas citoyens romains conduisit à une modification de l’organisation judiciaire militaire. Auguste confia

121 Sur les peines, voir : Gilbert F; op.cit., 2004, p. 173. 122 Voir Nières C; Faire la guerre, Toulouse Privat, 2001, p. 28.

l’exercice de la justice des camps au préfet du prétoire124. Leurs décisions envers les soldats étaient rendues en premier et dernier ressort et ils connaissaient aussi en appel des jugements militaires des provinces. Dans le Bas-Empire, Constantin enleva la juridiction militaire aux préfets du prétoire pour instituer des magistri militum (maîtres de la milice), qui devinrent des juges militaires supérieurs, entourés pour les conseiller, par les

auditoriums consistorum. Ces magistrats, compétents pour statuer en appel sur les

infractions militaires, ne connaissaient cependant que des affaires réellement importantes, les délits quotidiens étant réprimés sur le plan local. Les romains ont donc reconnu et admis la nécessité de juridictions spéciales pour les militaires. Cette justice criminelle, fondée sur la conviction du commandement dans les camps militaires, était simple et expéditive, à la mesure de l’armée dont le fonctionnement répondait à des règles distinctes de celles du droit pénal qui avait cours dans la vie civile.