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La loi déconstructible et la justice indéconstructible

Les apories de la pratique

I. La justice à-venir

1. La loi déconstructible et la justice indéconstructible

Pour Derrida, la loi fait partie des systèmes juridiques, car en raison de sa caractéristique institutionnelle, les actions sont légales, légitimes et autorisées. Elle est déconstructible parce qu’elle est d’abord construite; elle est historiquement instituée ou constituée, puis modifiée. Cette déconstructibilité n’est pas une régression, elle est même « la chance politique de tout progrès historique ».385 Ainsi, « déconstruire » ne signifie pas détruire, mais ouvrir quelque chose pour le rendre flexible, intérieurement amendable et révisable. Chaque fois qu’un système légal est bon et protège le faible contre l’injustice, la loi est déconstructible. La déconstructibilité de la loi n’est pas un malheur, mais un bonheur, parce qu’elle est une façon d’améliorer la loi. La déconstructibilité de la loi est la condition de l’historicité, de la révolution, de l’éthique et du progrès ; mais la justice n’est pas la loi.

La justice, par contre, est indéconstructible : « Ce qui demeure aussi indéconstructible que la possibilité même de la déconstruction, c’est peut-être une certaine expérience de la promesse émancipatoire ; c’est peut-être même la formalité d’un messianisme structurel, un messianisme sans religion, un messianique, même, sans messianisme, une idée de la justice – que nous distinguons toujours du droit et même des droits de l’homme… ».386 Derrida souligne la distinction entre la justice et la loi : l’indéconstructible justice est « infinie, incalculable, rebelle à la règle, étrangère à la symétrie, hétérogène et hétérotrophe », tandis que la loi déconstructible est un

« dispositif stabilisable, statutaire et calculable, [un] système de prescriptions réglées et codées ».387

385 Jaques DERRIDA, Force de loi : Le « Fondement mystique de l’autorité », Paris, Galilée, 1994, p. 35.

386 Jacques DERRIDA, Spectres de Marx : L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Paris, Galilée, 1993, p. 102.

387 Jaques DERRIDA, Force de loi : Le « Fondement mystique de l’autorité », Paris, Galilée, 1994, p. 48.

Cette déconstructibilité de la loi va de pair avec l’indéconstructibilité de la justice. La justice est ce qui nous incite à déconstruire la loi ; demeurant indéconstructible, elle exige que la loi soit déconstruite. La justice est une exception singulière à la loi, exception qui n’est pas une omission effective des lois existantes, mais une omission structurellement nécessaire. Le singulier n’est pas un cas pouvant être englobé dans l’universel, non plus un spécimen d’une espèce, il est si unique qu’on ne peut pas le reprendre. Le singulier est ce qui est déjà et toujours structurellement négligé, omis et exclu. Cette position de Derrida est plus classique qu’il ne semble. Déjà pour Aristote, le légal ne se confond pas avec le moral, la justice requiert l’équité. Dans le christianisme, la miséricorde supplante la justice. Une telle justice est très proche de la justice biblique bien exprimée par l’image du berger qui laisse quatre-vingt-dix-neuf brebis en vue de chercher la seule brebis perdue. Cependant, la justice ne s’oppose pas à la loi, même si toutes deux s’entremêlent. Si la loi n’est pas juste, elle est insupportable, et si la justice n’a pas la force de la loi, elle ne sert à rien.

Derrida résume en trois points les relations entre la loi ou le droit et la justice:

« 1. La déconstructibilité du droit (par exemple) rend la déconstruction possible.

2. L’indéconstructibilité de la justice rend aussi la déconstruction possible, voire se confond avec elle. 3. Conséquence : la déconstruction a lieu dans l’intervalle qui sépare l’indéconstructibilité de la justice et la déconstructibilité du droit ».388

L’indéconstructible justice est elle-même doublement affirmative : « oui, oui ».

Oui, parce que la déconstruction rend possible la justice et le droit de la ponctuer.

Autrement dit, chaque fois que le droit tend à devenir juridique et est concerné par la légalité plus que par la justice, la déconstruction le reconduit à la justice. Oui encore, parce que l’indéconstructibilité de la justice, unie à la déconstructibilité du droit, opère la déconstruction. Se situant au-delà du fondationnalisme et de l’anti-fondationnalisme, l’indéconstructible justice ne se définit pas comme un nouveau centrisme. Elle commande la déconstruction, l’entraîne et la maintient sans cesse en cours. Elle n’est ni

388 Ibid., p. 35.

réelle ni idéale, ni présente ni futur-présente ; elle est plutôt une « extase excentrique » devant ce qui est à-venir.

La justice n’est présente sous aucune forme, ni n’existe nulle part dans le monde ; mais cela ne nous empêche pas d’être impliqués en elle, car toute présomption de la certitude déterminante d’une justice présente est déconstruite « à partir d’une “idée de la justice” infinie, infinie parce qu’irréductible, irréductible parce que due à l’autre – due à l’autre, avant tout contrat, parce qu’elle est venue, la venue de l’autre comme singularité toujours autre ».389 L’absence nécessaire de justice ne nous exempte pas de l’obligation d’attendre son arrivée, parce que comme le Messie, elle peut arriver à tout moment, par n’importe quelle porte de la ville. On doit donc apprendre à toujours l’attendre. C’est la condition de la promesse messianique et des impératifs éthico-politiques que Derrida souligne. « Car loin qu’il faille renoncer au désir émancipateur, il faut y tenir plus que jamais, semble-t-il, et d’ailleurs comme à l’indestructibilité même du “il faut”. »390

L’indéconstructible justice, au-delà de la loi et même avant la loi, est l’ouverture à la singularité de l’autre. La justice, si elle n’est pas indéconstructible, « se repose dans la bonne conscience du devoir accompli, elle perd la chance de l’avenir, de la promesse… ». 391 Pour Derrida, ni l’avenir ni la promesse n’ont de contenu spécifique et identifiable, ce qu’il appelle messianique désertique ou « désert dans le désert ». Ce messianique désertique s’ouvre à l’autre dans la mesure où il attend la singularité absolue de l’arrivant comme justice.

389 Ibid., p. 55 (souligné par l’auteur).

390 Jacques DERRIDA, Spectres de Marx : L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Paris, Galilée, 1993, p. 126.

391 Ibid., p. 56.