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Entre l’héritage juif et la tradition grecque

I. Différance et trace

2. Un jeu d’absence et de présence

Dans De la grammatologie, Derrida étudie le jeu des éléments dans un système clos de signification et pour caractériser cette fonction des signes, introduit ce mot différance qui – en raison des suggestions diverses du jeu, à savoir la différence temporelle et spatiale, la primauté de l’écriture – est devenu un emblème de sa théorie

« déconstructive ». L’aspect le plus surprenant de ce concept est que « la différance n’est pas, n’existe pas, n’est pas un étant-présent (on), quel qu’il soit ; et nous serons amenés à marquer aussi tout ce qu’elle n’est pas, c’est-à-dire tout ; et par conséquent qu’elle n’a ni existence ni essence ».146 La différance n’est ni un mot ni un concept, mais une incarnation du jeu dans le langage, de la signification différée et de la différence en fonction.

Qu’entend Derrida par « jeu » ? Dans son essai « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », il le décrit comme « disruption de la présence », essentiellement « jeu d’absence et de présence »147 ; c’est un mouvement de l’altérité, de la différance qui résiste à toute tentative de l’ancrer dans un lieu fixe et

145 Voir Jacques DERRIDA, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 23, 55.

146 Jacques DERRIDA, « La différance » (p. 1-30), in Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 6 (souligné par l’auteur).

147 Jacques DERRIDA, « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines » (p. 409-428), in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 426.

stable. Le jeu est un concept-clé pour penser la « structuralité » de la structure, car pour Derrida, la fonction du centre est non seulement d’organiser la structure, mais aussi de restreindre son jeu libre, d’enfermer dans la structure et d’interdire « la permutation ou la transformation des éléments ».148 Il faut penser le jeu « avant l’alternative de la présence et de l’absence ; il faut penser l’être comme présence ou absence à partir de la possibilité du jeu et non l’inverse ».149 De même, dans De la grammatologie, Derrida insiste sur le fait que le jeu signifie l’absence du signifié transcendantal, « comme illumination du jeu, c’est-à-dire comme ébranlement de l’onto-théologie et de la métaphysique de la présence ».150 Il souligne encore ce point dans Positions : « Le jeu des différences suppose en effet des synthèses et des renvois qui interdisent qu’à aucun moment, en aucun sens, un élément simple soit présent en lui-même et ne renvoie qu’à lui-même. Que ce soit dans l’ordre du discours parlé ou du discours écrit, aucun élément ne peut fonctionner comme signe sans renvoyer à un autre élément qui lui-même n’est pas simplement présent ».151

À la fin de son essai « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », Derrida précise qu’il ne peut y avoir que deux interprétations des concepts mentionnés dans ce titre : l’une qui rêve de déchiffrer une vérité qui échappe au jeu et l’autre qui affirme le jeu et essaie d’aller au-delà de l’homme et de l’humanisme, rêvant une présence pleine comme « l’origine et la fin du jeu ».152 La critique derridienne s’adosse à l’analyse structuraliste du mythe, proposée par l’ethnologue Claude Lévi-Strauss. Elle commence justement à partir du fait que, dans le projet de ce dernier, une structure centrée a été imposée pour restreindre le jeu des éléments et éliminer le libre jeu. D’ailleurs, dans ses propres écrits, Derrida joue librement avec le langage, afin d’indiquer clairement qu’il faut perturber ses structures et laisser le jeu libre à d’autres

148 Ibid., p. 410.

149 Ibid., p. 426.

150 Jacques DERRIDA, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 73.

151 Jacques DERRIDA, Positions, Paris, Minuit, 1972, p. 37-38 (souligné par l’auteur).

152 Jacques DERRIDA, « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines » (p. 409-428), in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 427.

possibilités. C’est ainsi que la signification est vraiment disséminée dans toute la structure signifiante.

En élaborant le concept de différance, Derrida exprime clairement l’ensemble de son projet. Il trace des mots dans les deux sens, c’est-à-dire fait des allées et venues sur une ligne continue entre des opposés irréductibles. Cette procédure explore la différence entre les termes opposés sans favoriser l’un d’eux. Derrida aurait pu écrire tout aussi bien sur la vérité que sur l’erreur et tout aussi bien sur la théologie que sur l’a-théologie. Pour lui, la différance ne relève d’aucune catégorie de l’étant, qu’il soit présent ou absent.

3. La trace

Derrida affirme que le concept de différance pourrait déboucher sur un nouveau structuralisme non statique, car la différance n’est pas « astructurelle », mais produit

« des transformations systématiques et réglées » ; « le thème de la différance est incompatible avec le motif statique, synchronique, taxonomique, anhistorique, etc., du concept de structure ».153 Il explicite le rapport entre la différance et le temps à l’aide du concept de trace. La signification d’un signe ne s’établit pas par le signe lui-même, mais par référence à d’autres signes qui sont différents. En conséquence, la signification d’un signe étant liée à d’autres signes est toujours ajournée. Etant donné le caractère à la fois différentiel et relationnel du signe, le signifiant qui est présent dans un système linguistique se réfère à un autre élément et n’est donc pas présent. Empruntant à Levinas le concept de trace qu’il développe dans ses ouvrages Totalité et infini et Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Derrida soutient que le signe est une trace de ce qui est toujours absent. La trace se réfère à l’empreinte de mots toujours absents.

« La trace, où se marque le rapport à l’autre, articule sa possibilité sur tout le champ de l’étant, que la métaphysique a déterminé comme étant-présent à partir du mouvement occulté de la trace. Il faut penser la trace avant l’étant. »154

153 Jacques DERRIDA, Positions, Paris, Minuit, 1972, p. 39 (souligné par l’auteur).

154 Jacques DERRIDA, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 69.

Chaque élément apparaissant sur la scène de la présence garde en lui-même « la marque de l’élément passé et se laisse déjà creuser par la marque de son rapport à l’élément futur ». La trace ne se rapporte pas davantage à « ce qu’on appelle le futur qu’à ce qu’on appelle le passé », et elle constitue « ce qu’on appelle le présent par ce rapport même à ce qui n’est pas lui : absolument pas lui, c’est-à-dire pas même un passé ou un futur comme présents modifiés ».155 Considérer le présent comme la marque du passé et le considérer du point de vue du futur, c’est précisément recourir à une perspective postmoderne, celle du futur antérieur, comme le précise Jean-François Lyotard.156 Puisque aucun élément fonctionnant comme signe ne se rapporte à un autre élément (absent), en son fond restent les traces de tous les autres composants du système de signification. Le concept de trace donne donc corps au mouvement de la différance. La trace peut apparaître comme une marque, une piste, un indice et une empreinte de pas, c’est-à-dire l’expression concrète d’une chose qui n’est plus présente, et un facteur de médiation entre l’absence et la présence.

La trace est, quant à elle, non pas originelle mais originaire : elle véhicule l’impossibilité d’une origine, d’un centre. Elle est la non-origine de l’origine. Elle est

« l’origine absolue du sens en général. […] La trace est la différance qui ouvre l’apparaître et la signification ».157 Seulement, « si la trace […] appartient au mouvement même de la signification, celle-ci est a priori écrite, qu’on l’inscrive ou non, sous une forme ou sous une autre, dans un élément “sensible” et “spatial”, qu’on appelle “extérieur” ».158 La trace, donc, ne permet pas de remonter à une quelconque origine : les concepts diffèrent, ne sont jamais pleinement eux-mêmes et sont intriqués malgré leur apparente opposition, mais il n’existe aucune vérité première, aucune différance transcendantale à poursuivre. Elle ne préconiserait aucun retour à l’origine,

155 Jacques DERRIDA, « La différance », (p. 1-30), in Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 13.

156 Voir Jean-François LYOTARD, « Réponse à la question : “Qu’est-ce le postmoderne ?” » (p. 357-367), Critique (n° 419), avril 1982. Dans ce contexte, évoquons la première phrase du « Hors Livre » : « Ceci (donc) n’aura pas été un livre ». Jacques DERRIDA, « Hors livre » (p. 9-76), in La dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 9.

157 Jacques DERRIDA, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 95 (souligné par l’auteur).

158 Ibid., p. 103 (souligné par l’auteur).

mais ouvrirait sur une multiplicité préoriginaire au sens d’une différenciation multiple anarchique qui précèderait un temps linéaire se défaisant sans cesse. La trace ne serait donc pas une trace originelle : elle aurait toujours déjà été trace de la trace. « La trace originaire est ainsi l’impureté ou l’altérité constituante, la non-présence qui permet à l’originaire phénoménologique de venir à soi, parce qu’elle le marque de cette différence minimale à l’intérieur de laquelle il peut se répéter indéfiniment comme le même en renvoyant à un Autre et à (un Autre de) soi en soi-même […] sans laquelle un soi ne pourrait être soi-même. »159

Derrida parle de la trace comme d’une archi-écriture, « première possibilité de la parole »160 comme de la graphie. Le concept de « graphie » a besoin de la trace pour fonctionner et implique « comme la possibilité commune à tous les systèmes de signification, l’instance de la trace instituée ».161 Lorsqu’on associe la trace au graphe – gestuel, visuel, pictural, musical, verbal – elle devient gramme, c’est-à-dire lettre. À cet instant seulement apparaît le dehors opposé au dedans, en tant qu’ « extériorité

“spatiale” et “objective” ».162 L’archi-écriture dont parle Derrida est en fait une écriture généralisée par la différance. Cette différance – le a est ici trace, gramme – comme temporalisation, est quant à elle la trace de l’écrit dans le parlé. Par exemple, les signes de ponctuation sont un supplément au parler, ils n’en sont pas la reproduction.

La trace insinuée dans le présent par le mouvement de différance se réfère non seulement à un présent manqué, mais aussi, selon l’expression de Merleau-Ponty reprise par Levinas, à « un passé qui n’était jamais présent », à un domaine de l’inconscient toujours retardé et inaccessible. Selon Derrida, l’association de la différance à l’inconscience conduit à la grande obscurité préfigurée dans les œuvres de Nietzsche et de Freud. La trace lie la déconstruction à la psychanalyse : les concepts freudiens de trace (Spur) et de frayage (Bahnung) sont inséparables de celui de

159 Rodolphe GASCHE, Le tain du miroir, trad. fran. Marc FROMENT-MEURICE, Paris, Galilée, 1995, p. 186.

160 Jacques DERRIDA, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 103.

161 Ibid., p. 68 (souligné par l’auteur).

162 Ibid., p. 103.

différance. On peut parler de l’origine de la mémoire et de l’origine du psychisme comme mémoire, uniquement en considérant la différence entre les frayages : « il n’y a pas de frayage sans différence et pas de différence sans trace ».163 Se référant à un schéma freudien, Derrida dit que « le mouvement de la trace est décrit comme un effort de la vie se protégeant elle-même en différant l’investissement dangereux, en constituant une réserve (Vorrat) ».164 Si un élément, dans une structure signifiante, est la trace d’un autre élément et s’il explique et justifie la différence entre le texte et lui-même, toute tentative de concevoir une totalisation textuelle est inutile et impossible.

« La totalisation peut être jugée impossible dans le style classique : on évoque alors l’effort empirique d’un sujet ou d’un discours fini s’essoufflant en vain après une richesse infinie qu’il ne pourra jamais maîtriser. […] Mais on peut déterminer autrement la non-totalisation… sous le concept de jeu. »165

Derrida démontre que ce mouvement du jeu, institué par l’absence d’une origine ou d’un centre, est le mouvement de la supplémentarité (Derrida emprunte ce terme à Lévi-Strauss). Le centre ne peut pas être déterminé ni la totalisation épuisée, car ce qui remplace le centre « s’ajoute, vient en sus, en supplément ».166 Or, la supplémentarité, selon Derrida, est un « autre nom de la différance ».167 Derrida affirme que « la supplémentarité est bien la différance, l’opération du différer qui, à la fois, fissure et retarde la présence, la soumettant du même coup à la division et au délai originaires ».168 En comblant le manque de centre, lequel n’est qu’une « non-présence à soi originaire »,169 « la différence supplémentaire vicarie la présence dans son manque

163 Jacques DERRIDA, « La différance », (p. 1-30), in Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 19.

164 Ibidem (souligné par l’auteur).

165 Jacques DERRIDA, « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines » (p. 409-428), in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 423 (souligné par l’auteur).

166 Ibidem (souligné par l’auteur).

167 Jacques DERRIDA, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 215.

168 Jacques DERRIDA, La voix et le phénomène, Paris, PUF, 3ème édition, 1976, p. 98 (souligné par l’auteur).

169 Ibid., p. 97.

originaire à elle-même ».170 En ce sens, la supplémentarité est « plus originaire que toute origine, parce que les suppléments des soi-disant origines pleines […] sont des plus qui suppléent à un moins dans l’origine ».171

Le rapport entre Levinas et Derrida se fait autour de la notion de trace. Une analyse de ce concept s’impose donc à quiconque veut essayer de comprendre ce qui rapproche et ce qui sépare Derrida et Levinas. La notion de trace a pour Levinas et Derrida une même fonction : celle de donner à penser une temporalité soustraite à l’emprise du présent. Si ce privilège du présent traverse l’ensemble de la tradition philosophique occidentale, Levinas et Derrida sont d’accord pour considérer la phénoménologie de Husserl et l’ontologie de Heidegger comme les deux tentatives les plus importantes de réveiller cette tradition à son sens originaire. La mise en cause du présent est tout d’abord une confrontation avec les conceptions husserlienne et heideggérienne de la temporalité. Malgré tout ce qui sépare Husserl de Heidegger, notamment la question du temps, Levinas et Derrida pensent que ni l’un ni l’autre ne se sont éloignés d’une conception de la temporalité comme auto-affection. Le temps pensé comme succession de présents serait le mouvement d’une auto-affection pure où la différence temporelle se produit comme différence du présent par rapport à lui-même, comme différence dans le Même.172 Néanmoins, Derrida justifie explicitement dans La voix et le phénomène le recours à la notion heideggérienne d’auto-affection pour décrire « le “point-source” ou l’“impression originaire”, ce à partir de quoi se produit le mouvement de la temporalisation ».173 Levinas, quant à lui, dans une grande partie de son œuvre, s’efforce de montrer que les présupposés de la temporalisation phénoménologique et ontologique sont essentiellement les mêmes.174

170 Ibid., p. 98.

171 Rodolphe GASCHE, Le tain du miroir, trad. fran. Marc FROMENT-MEURICE, Paris, Galilée, 1995, p. 203.

172 Cf. Emmanuel LEVINAS, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974, p. 22-25 ; Jacques DERRIDA, La voix et le phénomène, Paris, PUF, 3ème édition, 1976, p. 93 ss.

173 Jacques DERRIDA, La voix et le phénomène, Paris, PUF, 3ème édition, 1976, p. 93.

174 Voir Emmanuel LEVINAS, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1994, p. 3.

Ainsi, c’est autour du concept de trace visant une critique du présent vivant de Husserl que Derrida et Levinas se rejoignent. Levinas exprime son respect pour la pensée de Derrida :

Critique la plus radicale de la philosophie de l’être pour laquelle l’illusion transcendantale commence au niveau de l’immédiat. On peut se demander devant l’importance et la rigueur intellectuelle de « La voix et le phénomène », si ce texte ne coupe pas d’une ligne de démarcation, semblable au kantisme, la philosophie traditionnelle, si nous ne sommes pas, à nouveau, au terme d’une naïveté, réveillés d’un dogmatisme qui sommeillait au fond de ce que nous prenions pour esprit critique.175

Levinas fait à nouveau l’éloge de Derrida : « La trace comme trace ne mène pas seulement vers le passé, mais est la passe même vers un passé plus éloigné que tout passé et que tout avenir, lesquels se rangent encore dans mon temps, vers le passé de l’Autre où se dessine l’éternité – passé absolu qui réunit tous les temps. »176