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1.4 L’œdipe revisité

1.4.3 La fonction symbolique de l’œdipe

Si l’œdipe a une fonction symbolique, c’est que la situation du névrosé dans le complexe d’Œdipe « est liée au fait que le père se trouve le représentant, l’incarnation, d’une fonction symbolique qui concentre en elle ce qu’il y a de plus essentiel dans d’autres structures culturelles » (MI, p. 44). En ce sens, c’est dans le père que s’actualise la fonction symbolique universelle, dans cette organisation relative qu’est l’œdipe. Si, comme en 1938, le ressort essentiel de l’œdipe se concentre toujours autour de la figure du père, cela ne tient pas à la valeur sociale accordée à l’imago paternelle dans une structure familiale socialement déterminée, mais bien à la fonction symbolique qu’il incarne. En ce sens, là où en 1938, Lacan attribuait « la détermination principale » de « la grande névrose contemporaine » (CF, p. 61) à « un déclin social de l’imago paternelle » (CF, p. 60) et à « la personnalité […] toujours carente en quelque façon, absente, humiliée, divisée ou postiche » (CF, p. 61) du père dans la famille conjugale, à compter de son retour à

Freud, cette interprétation ne tient plus.

En effet, en 1953, reprenant presque mot pour mot les termes utilisés quinze ans plus tôt pour désigner la personnalité du père, Lacan affirme que si le père apparaît toujours comme « un père carent, un père humilié », c’est que « le père est toujours, par quelque côté, un père discordant par rapport à sa fonction » (MI, p. 45). Le défaut du père ne tient pas à la valeur accordée à son image dans une organisation familiale socialement déterminée, mais à un fait de structure. En effet, bien que « l’assomption de la fonction du père suppose une relation symbolique simple, où le symbolique recouvrirait pleinement le réel », il se trouve que « ce recouvrement du symbolique et du réel est absolument insaisissable » (ibid.). Si le père apparaît carent ou humilié, c’est que la personne du père ne peut « représente[r] dans toute sa plénitude la valeur symbolique cristallisée dans sa fonction. » (Ibid.) Dans la mesure où c’est dans « cet écart que gît ce qui fait que le complexe d’Œdipe a sa valeur — non pas du tout normativante, mais le plus souvent pathogène » (ibid.), il apparaît clair que, contrairement à 1938, Lacan n’identifie plus « la grande névrose

contemporaine » (CF, p. 61) à un quelconque « déclin social de l’imago paternelle » (CF, p. 60). Au contraire, puisqu’il « y a toujours une discordance extrêmement nette entre ce qui est perçu par le sujet sur le plan du réel et la fonction symbolique » (MI, p. 45) — autrement dit, même « représentée par une seule personne, la fonction paternelle [symbolique] concentre en elle des relations imaginaires et réelles, toujours plus ou moins inadéquates à la relation symbolique qui la constitue essentiellement » (DR, p. 278) —, la cause de la névrose est à chercher dans cet écart entre la personne qui l’incarne et la fonction. Ce sont « ces discordances de la relation paternelle » qui sont à l’origine des « effets pathogènes » (ibid.) de l’œdipe.

Par conséquent, il est nécessaire « de distinguer clairement dans l’analyse d’un cas les effets inconscients de cette fonction d’avec les relations narcissiques, voire d’avec les relations réelles que le sujet soutient avec l’image et l’action de la personne qui l’incarne » (ibid.). Comme Lacan dit avoir eu « souvent l’occasion dans des contrôles ou dans des cas communiqués » de l’observer, l’importance de cette distinction est confirmée par « les confusions nuisibles qu’engendre sa méconnaissance. » (ibid.) De même que dans l’œdipe « [o]n se sent toujours horriblement empêtré parce qu’on distingue mal entre imaginaire, symbolique et réel » (L I, p. 101), il est essentiel de distinguer la fonction du père de la personne réelle qui l’incarne dans la famille et des relations imaginaires que le sujet peut entretenir avec elle.

S’il est possible de dire que le complexe d’Œdipe est « le fondement de notre relation à la culture » (L V, p. 174) c’est que s’y effectue l’opération de nomination qui ordonne les lignées de la parenté à partir de laquelle s’institue le système d’échange social. Si « le père se trouve le représentant, l’incarnation » (MI, p. 44) de « la fonction symbolique de l’Œdipe » (MI, p. 45), c’est que la « fonction symbolique » (MI, p. 44) qu’incarne le père dans l’œdipe est celle de son nom. Dans la mesure où « un nom, si confus soit-il, désigne une personne déterminée » est précisément ce en quoi « consiste le passage à l’état humain » (L I, p. 178), ce n’est

pas la personne du père, mais son nom qui assure l’efficacité de la fonction symbolique de l’œdipe. Dès lors, il est possible de comprendre la nécessité de distinguer la fonction symbolique du nom du père d’avec les relations imaginaires, voire réelles, que le sujet entretient avec la personne qui incarne cette fonction dans la famille. Ainsi, s’il est clair qu’il « n’y a pas de question de l’Œdipe s’il n’y a pas le père, et inversement, parler d’Œdipe, c’est introduire comme essentielle la fonction du père » (L V, p. 166), il faut néanmoins ajouter que dans l’œdipe il est question « [n]on pas [du] père naturel, mais de ce qui s’appelle un père » (L III, p. 111). À ce propos, Lacan se montre catégorique : à la question de savoir si « un œdipe […] peut se constituer de façon normale quand il n’y a pas de père », il répond que l’expérience clinique démontre « qu’un Œdipe pouvait très bien se constituer même quand le père n’était pas là. » (L V, p. 167) En ce sens,

même dans les cas où le père n’est pas là, où l’enfant a été laissé seul avec sa mère, des complexes d’Œdipe tout à fait normaux — normaux dans les deux sens, normaux en tant que normalisants, d’une part, et aussi normaux en tant qu’ils dénormalisent, je veux dire par leur effet névrosant par exemple — s’établissent d’une façon exactement homogène aux autres cas. (L V, p. 168)

En d’autres mots, la fonction symbolique du père, soit celle de son nom, peut très bien s’accomplir sans qu’il y ait dans la famille un père qui soit là. En tant que l’œdipe est une structure symbolique, « [p]arler de sa carence dans la famille n’est pas parler de sa carence dans le complexe » (L V, p. 169). En effet, « [p]our parler de sa carence dans le complexe, il faut introduire une autre dimension que la dimension […] de sa présence dans la famille » (ibid.) qui est précisément la dimension symbolique. En ce sens, si « [l]e père, pour nous, il est, il est réel » (L V, p. 180, souligné par l’auteur), Lacan précise que cela ne doit pas faire perde de vue le fait « qu’il n’est réel pour nous qu’en tant que les institutions lui confèrent […] son nom de père. » (Ibid.). Ainsi, ce n’est pas la personne du père qui confère la fonction à son nom, mais bien l’inverse. Autrement dit, c’est « la fonction de signifiant qui conditionne la paternité » (É, p. 555), non le contraire.

À ce sujet, Lacan évoque la croyance d’une tribu australienne (É, p. 556) selon laquelle « la procréation était attribuée à […] une fontaine, une pierre, ou la rencontre d’un esprit dans des lieux écartés. » (L V, p. 180) À la remarque d’Ernest Jones « [qu’]il était tout à fait impensable que cette vérité d’expérience [la procréation] échappe à des êtres intelligents » (L V, pp. 180-1), Lacan répond que ce dernier « laissait tout simplement de côté tout ce qui est important dans la question. » (L V, p. 181) En effet, « qu’aucune collectivité d’hommes puisse méconnaitre ce fait d’expérience que […] aucune femme n’enfante sans avoir eu un coït, ni même ignorer le laps requis de cet antécédent affirme est très précisément, selon Lacan, ce qui n’a pas dans la question la moindre importance » (É, p. 556). Puisque « copuler avec une femme, qu’elle porte ensuite quelque chose pendant un certain temps dans son ventre, que ce produit finisse par être éjecté — n’aboutira jamais à constituer la notion de ce que c’est qu’être père » (L III, p. 247), il n’y dans les faits « rien dans la réalité vécue [qui] indique à proprement parler la fonction [du père] » (L III p. 244), pas même la procréation.

Ce que donne à voir la croyance singulière de cette tribu australienne qui attribue, comme « l’exige le contexte symbolique » (É, p. 556), la procréation à quelque chose comme « une fontaine, une pierre, ou la rencontre d’un esprit dans des lieux écartés » (L V, p. 180), c’est que « l’attribution de la procréation au père ne peut être l’effet que d’un pur signifiant, d’une reconnaissance non pas du père réel, mais de ce que la religion nous a appris à invoquer comme le Nom-du-Père. » (É, p. 556) Puisque « [l]a position du Nom-du-Père comme tel, la qualification du père comme procréateur, est une affaire qui se situe au niveau symbolique » (L V, p. 181), ce qui est important c’est que « [l]a position du père comme symbolique ne dépend pas du fait que les gens aient plus ou moins reconnu la nécessité d’une certaine consécution d’événements aussi différents qu’un coït et un enfantement. » (Ibid.) Ce qui importe, dans le fait de définir le père comme procréateur, ce « n’est pas que les gens sachent parfaitement qu’une femme ne peut enfanter que quand elle a eu un coït », mais bien « qu’ils sanctionnent dans un signifiant que celui avec qui elle a eu le coït est le père. » (L V, p. 181) Dans la mesure où « la qualification du père

comme procréateur, est une affaire qui se situe au niveau symbolique », celle-ci « peut être réalisée selon diverses formes culturelles » (ibid.). En ce sens, qu’elle soit, selon le contexte symbolique, « attribuée à la rencontre par la femme d’un esprit à telle fontaine ou dans tel monolithe où il sera censé siéger » (É, p. 556) ou « à celui avec qui elle a eu le coït » (L V, p. 181), l’attribution de la paternité est toujours « l’effet que d’un pur signifiant » (É, p. 556).

Bien que cette attribution puisse varier selon les différentes formes culturelles, « elle ne dépend pas comme telle de la forme culturelle » (L V, p. 181). La position du père comme symbolique est « une nécessité de la chaîne signifiante. » (Ibid.) Autrement dit, c’est une nécessité de la pensée symbolique. Si « le père se trouve le représentant, l’incarnation » (MI, p. 44) de « la fonction symbolique de l’Œdipe » (MI, p. 45), c’est que la « fonction symbolique » (MI, p. 44) qu’incarne le père dans l’œdipe est celle de son nom. En d’autres mots, « [c]’est dans le nom du père qu’il nous faut reconnaître le support de la fonction symbolique » (DR, p. 278).

Si l’œdipe représente « le premier modèle, l’étalon » (L I, p. 79) de l’intégration du sujet dans l’ordre symbolique, de « l’entrée du sujet dans un ordre qui préexiste à tout ce qui lui arrive »(L IV, p. 102), soit dans un « ordre de symboles, ordre légal, ordre symbolique, chaîne symbolique, ordre de la dette symbolique » (ibid.) et, en ce sens, constitue « le fondement de notre relation à la culture » (L V, p. 174), la fonction symbolique du père, soit celle de son nom, est de rendre possible cette symbolisation. La fonction symbolique du nom du père dans l’œdipe est l’introduction d’une « ordination dans la lignée […] qui est l’introduction d’un ordre, d’un ordre mathématique dont la structure est différente de l’ordre naturel » (L III, p. 360), qui est précisément l’ordre de la culture. Cet ordre symbolique qui « empêche la collision et l’éclatement de la situation dans l’ensemble est fondé sur l’existence de ce nom du père » (L III, p. 111). En tant qu’il se présente comme « l’élément médiateur essentiel du monde symbolique et de sa structuration », il faut admettre que « [l]e nom du père est essentiel à toute articulation de langage humain » (L IV, p. 364).