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1.3 Le Complexe d’Œdipe et le système symbolique

1.3.3 Un fantasme tout à fait fascinant

L’idée que développe Lacan dans son commentaire sur le cas de l’Homme aux rats n’est pas étrangère à celle que Freud élabore lui-même dans son étude. Dans leurs réflexions sur le cas, Lacan comme Freud présentent celui-ci comme l’effet singulier de son histoire familiale — en particulier l’histoire de son père — que l’Homme aux rats répète de manière tout à fait singulière. Comme le fait remarquer Freud, le « conflit psychique » qui a déclenché la névrose de l’Homme aux rats se présente au patient sous la forme d’une alternative entre le fait de choisir d’épouser sa petite amie qu’il aime — bien que celle-ci soit dépourvue de biens de famille — ou une riche cousine selon les vœux de son propre père. Placé devant ce choix, le patient se retrouve dans une situation équivalente à celle dans laquelle son père avait été placé lui-même dans sa propre histoire. Tandis que « juste avant le mariage » il faisait preuve « d’un vif attachement […] pour une jeune fille pauvre mais jolie » (MI, p. 22), le père de l’Homme aux rats « s’est trouvé dans la position de faire ce qu’on appelle un mariage avantageux » (MI, p. 21). Ainsi, pour pouvoir bénéficier de cet arrangement favorable, le père a dû renoncer à la jeune et jolie fille à laquelle il était attaché. Lacan est sur ce point sans équivoque : « Le conflit

femme riche/femme pauvre s’est reproduit très exactement dans la vie du sujet au

moment où son père le poussait à épouser une femme riche, et c’est alors que s’est déclenchée la névrose proprement dite » (MI, p. 23).

Ainsi, de ce « survol panoramique de l’observation » (ibid.), Lacan note que ce qui se dégage « c’est la stricte correspondance entre ces éléments initiaux de la constellation subjective et le développement dernier de l’obsession fantasmatique. » (MI, pp. 23-4) Ce « fantasme tout à fait fascinant » qui, note Lacan, « a toujours bénéficié d’un éclairage singulier, voire d’une véritable célébrité » est celui de « l’enfoncement d’un rat excité par des moyens artificiels, dans le rectum du supplicié, au moyen d’un dispositif plus ou moins ingénieux » (MI, p. 19) qui provoque chez le sujet, lorsqu’il l’entend pour la première fois, « un état d’horreur fasciné » et « suscite l’angoisse » (ibid.). Comme le décrit par la suite

Lacan, dans le développement de sa névrose, « [l]’image du supplice a d’abord engendré chez le sujet […] toutes sortes de craintes, à savoir que ce supplice puisse un jour être infligé aux personnes qui lui sont les plus chères, et nommément soit à ce personnage de la femme pauvre idéalisée […], soit, plus paradoxalement encore, à son père qui est pourtant à ce moment-là décédé » (MI, p. 24).

Ici, il est nécessaire d’ajouter un second élément déterminant lié à l’histoire du père et qui fait l’objet d’une répétition chez l’Homme aux rats. En effet, « la première audition de ce récit » (MI, p. 19) du supplice des rats « où s’est déclenchée la crise actuelle » (MI, p. 25) a lieu au moment où survient un événement qui, bien qu’il puisse paraître banal, aura de lourdes conséquences dans l’histoire de l’Homme aux rats. Au cours de manœuvres militaires auxquelles il participait dans ses fonctions d’officier, ayant perdu ses lunettes, le sujet en commande une nouvelle paire qu’il recevra par la suite, mais non sans qu’une employée de la poste ait payé à sa place le colis en question et à laquelle il doit maintenant rendre la somme déboursée. Comme dans le cas du conflit femme riche/femme pauvre, le sujet se trouve dans une situation identique à celle de son père lorsqu’il était lui-même sous-officier dans l’armée. Au cours de sa propre carrière militaire, le père, après avoir dilapidé « au jeu les fonds du régiment, dont il était dépositaire au titre de ses fonctions » aurait été dans l’incapacité de garder « son honneur, voire même sa vie, au moins au sens de sa carrière » si cela n’avait été de « l’intervention d’un ami qui lui a prêté la somme qu’il convenait de rembourser » (MI, p. 22). Toutefois, comme le précise un peu plus loin Lacan, n’ayant jamais retrouvé l’ami, le père « n’a jamais pu rembourser sa dette. » (MI, p. 29)

Comme son père, le sujet se trouve dans la position de devoir rembourser une dette à l’employé de la poste qui avait payé son colis contenant les lunettes qu’il avait commandées après les avoir perdues. À ce sujet, Lacan note que c’est précisément « autour de cette idée de remboursement que la crise connaît son développement dernier. » (MI, p. 25) Indépendamment du fait que, « comme on le découvre par la suite », dans le cadre de la cure, « le sujet sait parfaitement » qu’il doit cette somme

à « la dame de la poste », toutes sortes « [d’]élucubrations se produisent en lui » (MI, p. 26). À l’intérieur de celles-ci, l’Homme aux rats s’imagine que le même capitaine qui lui avait raconté le récit du supplice aux rats l’aurait informé qu’il doit le remboursement de ses lunettes, non pas à la dame de la poste, mais à un lieutenant A qui s’occupe des affaires de la poste. Après s’être fait le devoir de rembourser le lieutenant A qui était censé avoir déboursé la somme pour lui, le sujet s’aperçoit toutefois que, contrairement à ce que lui avait dit le capitaine, ce n’est pas A qui s’occupe de la poste, mais un lieutenant B. Malgré le fait que « [l]e sujet sait parfaitement qu’il ne doit rien ni à A, ni à B, mais à la dame de la poste » (MI, p. 27), il est poursuivi par un conflit qui provoque chez lui un « état d’angoisse

maxima » (MI, p. 26) et qui tourne autour d’un scénario tout à fait original. Pour

éviter « que n’arrivent à ceux qu’il aime le plus les catastrophes annoncées par l’obsession », à savoir que la femme pauvre idéalisée et son père, décédé à ce moment-là, ne subissent le supplice de l’enfoncement d’un rat dans le rectum, il s’imagine un scénario « impossible à suivre » (MI, p. 27), mais que « commande » (MI, p. 26), affirme Lacan, une certaine « nécessité intérieure » (ibid.).

Dans ce « scénario fantasmatique », considérant qu’il « s’était juré qu’il rembourserait la somme à A », pour éviter que son père et la femme pauvre ne subissent le supplice, l’Homme aux rats convient qu’il doit d’abord faire « rembourser par le lieutenant A la généreuse dame de la poste » pour qu’ensuite « celle-ci reverse la somme en question au lieutenant B » et que, finalement, ce dernier « rembourse alors le lieutenant A » (ibid.). Dans la mesure où, dans ce scénario, la somme versée par le lieutenant A à la dame de la poste revient à ce dernier après que celle-ci l’ait donné au lieutenant B qui, à son tour, le lui redonne, tandis que l’Homme aux rats n’aurait rien déboursé, c’est la dame de la poste « qui en serait pour ses frais » (ibid.). Si « jusqu’au moment où il viendra se confier aux soins de Freud, le sujet sera dans un état d’angoisse maxima » (MI, p. 26), au final, l’Homme aux rats « se contentera tout bonnement, une fois commencé le traitement, d’envoyer un mandat à la dame de poste. » (MI, p. 28)

C’est donc ce « scénario fantasmatique » qui « se présente comme un petit drame, une geste » qui compose ce que Lacan nomme « le mythe individuel du névrosé » (ibid.). Néanmoins, à la question de savoir « ce qui donne son caractère mythique à ce petit scénario fantasmatique » (ibid.), Lacan précise que ce n’est pas le simple fait « qu’il met en scène une cérémonie qui reproduit plus ou moins exactement la relation inaugurale qui s’y trouve cachée », c’est-à-dire l’histoire de son père, mais bien plutôt « [qu’]il la modifie dans le sens d’une certaine tendance. » (MI, pp. 28- 29) Ainsi, s’il est clair pour Lacan que ce scénario fantasmatique « reflète en effet, d’une façon sans doute fermée au sujet, […] la relation inaugurale entre le père, la mère et le personnage, plus ou moins effacé dans le passé, de l’ami » (MI, p. 28), il ne faut toutefois pas gommer la différence qui se trame entre les deux. En ce sens, tout en étant « l’équivalent de la situation originelle », ce scénario de l’Homme aux rats se donne par rapport à celle-ci comme « complémentaire sur certains points, supplémentaire sur d’autres, parallèle d’une certaine façon et inverse d’une autre » (MI, p. 27). En somme, entre la situation originelle du père et le scénario fantasmatique du fils, il y a transformation. C’est précisément cette variation dans la répétition qui est, pour Lacan, « ce qui donne son caractère mythique à ce petit scénario fantasmatique » (MI, p. 28).

De manière plus précise, Lacan indique que par rapport à l’histoire originelle de son père qui compose la « constellation familiale du sujet » (MI, p. 23), la différence se situe dans le fait « [qu’]à l’intérieur du fantasme développé par le sujet, nous observons quelque chose comme un échange des termes terminaux de chacun de ces rapports fonctionnels. » (MI, p. 29) Par ces « rapports fonctionnels », Lacan désigne deux relations bien précises. D’une part, la dette contractée par le père à l’endroit de l’armée et payée par l’ami « sauveur » (MI, p. 23) à qui « il n’a jamais pu rembourser sa dette » (MI, p. 30) ; de l’autre, la « substitution de la femme riche à la femme pauvre » (MI, p. 29) qui a eu lieu lorsque le père a fait le choix de renoncer à la « jeune fille pauvre mais jolie » (MI, p. 22) à laquelle il était attaché pour profiter d’un « mariage avantageux » (MI, p. 21). Si Lacan dit observer, entre la situation originelle du père et le scénario fantasmatique du fils, « un échange des termes

terminaux de chacun de ces rapports fonctionnels » (MI, p. 29), c’est que, dans le scénario fantasmatique du fils, il y a « substitution du personnage dit de la femme riche à l’ami » (MI, p. 31), de sorte que, dans ce scénario « [p]our éteindre la dette, il faut en quelque sorte la rendre, non à l’ami, mais à la femme pauvre, et par là à la femme riche que lui substitue le scénario imaginé » (MI, pp. 29-30).

Essayons de saisir la logique névrotique que Lacan dégage du scénario fantasmatique de l’Homme aux rats. Là où dans l’histoire du père, il y avait la « substitution de la femme riche à la femme pauvre » (MI, p. 29), dans le fantasme du fils, il y a « substitution du personnage dit de la femme riche à l’ami. » (MI, p. 31). Tout se passe comme si, par cette substitution opérée dans le scénario fantasmatique du fils, se croisent les deux plans sur lesquels se déroule l’histoire du père. En effet, comme le dit Lacan, dans l’histoire du père, « il y a une double dette, il y a d’une part la frustration, voire une sorte de castration du père [qui a dû renoncer à la jeune fille pauvre mais jolie]. Il y a d’autre part la dette sociale jamais résolue qui est impliquée dans le rapport au personnage, en arrière-plan, de l’ami » (MI, p. 30) qui lui prête une somme d’argent qui sauve sa carrière et qui ne sera jamais remboursée. Bien que, dans le scénario fantasmatique du fils, se croisent les deux plans sur lequel se situe « l’élément de la dette » (ibid.), tandis que l’ami vient prendre la place de la femme pauvre dans la relation de mariage du père et que l’on pourrait s’attendre à ce que, de manière symétrique, la femme pauvre vienne prendre la place de l’ami dans la relation de la dette du père, c’est la femme riche qui apparaît à cette place, de sorte que c’est non pas à l’ami — comme dans l’histoire du père — ni à la femme pauvre — comme impliquerait une simple inversion —, mais à la femme riche que le sujet doit payer sa dette. En ce sens, là où il y a, sur un axe, substitution de la femme riche à l’ami ; sur l’autre axe, il y a substitution de l’ami à la femme riche. Comme mentionné plus tôt à propos de la dame de la poste qui après avoir payé pour les lunettes de l’Homme aux rats ne recevait la somme que pour la redonner au lieutenant A ; dans ce scénario, c’est la femme pauvre « qui en serait pour ses frais » (MI, p. 26).

Voilà donc le portrait de la situation que dresse Lacan du cas de l’Homme aux rats. En ce qui concerne la résolution de la cure, notons simplement que Lacan attribue son efficacité à « l’expérience passionnelle, liée au vécu actuel de la relation avec l’analyste, [qui] donne son tremplin, par le biais des identifications qu’elle comporte, à la résolution d’un certain nombre de problèmes. » (MI, p. 32) Peu importe que Lacan revienne ici, comme dans son commentaire du cas Dora en 1951, sur la prévalence du père dans l’interprétation de Freud. Dans la mesure où le « cas connu comme celui de l’Homme aux rats est considéré comme la seule thérapie véritablement réussie de Freud » (Zafiropoulos, 2003, p. 172, note 1), force est de constater que la cure a opéré.