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Burkina Faso

B) Les effets pervers de la coopération

II) La coopération comme le support d’un développement psychiatrique

« On juge le degré de civilisation d’une société à la manière dont elle traite ses marges, ses fous et ses déviants ».

Cette citation fut prononcée par l’infirmière J. l’avant dernier jour de son service au sein de la structure. C’est une façon de lui rendre hommage31.

La grande question que je me poserai dans cette seconde partie est comment notre société traite-t-elle les fous ? Quelles sont les institutions, les parcours de soins qu’elle met en place pour permettre à des personnes souffrant de troubles mentaux, d’aller mieux ? Quelle place accorde-t-elle à ces personnes, à leurs discours, à l’interprétation de leurs troubles ?

Ces différentes questions s’insèrent dans un cadre d’analyse plus large, celui du développement.

Se mêlent alors dans le propos qui va suivre, une réflexion sur la notion de développement d’une société, appliquée au domaine de la psychiatrie, ainsi qu’une étude adoptant un cadre analytique faisant référence à l’économiste Amartya Sen.

Parler de développement c’est s’engager sur un chemin semé d’embûches, de raccourcis faciles mais trompeurs. C’est surtout prendre le risque de parler d’une chose dont on ne sait pas vraiment ce que c’est ni comment elle se concrétise. Qu’est-ce qu’une société développée ? Sur quels critères se baser ? Existe-t-il un unique chemin du développement ? Qui est concerné par celui-ci, et pouvons-nous réellement continuer de parler de développement au singulier (de même que nous avons longuement parlé des pays dits du Sud ou du Nord au singulier avant de constater la diversité existant à l’intérieur même de ces catégories, le concept de développement n’a pas de raison d’échapper à cette même logique.). De nombreux auteurs ont écrit sur cette notion, l’ont remise en doute, l’ont critiquée. Je renvoie notamment aux ouvrages de Gilbert Rist pour une historicité et une critique de cette notion.

31Cependant, comme il faut rendre à César ce qui appartient à César, cette citation fut dite par le psychiatre Lucien Bonnafé. Il fut un des principaux protagonistes de la sectorisation des soins psychiatriques en France.

73 Un auteur me guidera tout au long de cette partie, Amartya Sen. Son propos nous permet à la fois de s’interroger sur l’objectif de la psychiatrie, de la coopération entre les deux hôpitaux mais aussi de mettre en lumière la diversité des situations que recouvre le terme de développement.

Durant une grande partie de sa carrière, cet auteur a tenté d’exposer et de mettre en place une approche nouvelle du développement. Economiste de formation, il reçut le prix Nobel d’Economie en 1998 pour ses travaux sur la famine et l’économie du développement entre autre. En effet, il instaure à travers différentes études, une approche nouvelle du développement humain en critiquant notamment les approches unilatérales, unidimensionnelles. C’est ainsi qu’il critique par exemple la mesure uniquement monétaire de la pauvreté. Il met en place, en collaboration avec l’Organisation des Nations Unies, l’indicateur d’Indice du Développement Humain (IDH) qui intègre une approche multifactorielle incluant des facteurs sanitaires, éducatifs et monétaires. Si cet indicateur est lui-même critiquable, il n’en est pas moins innovant au moment de sa mise en place et laisse entrevoir une nouvelle voie dans la mesure de la pauvreté. En effet, cette dernière est considérée par Amartya Sen comme « une privation de capabilité, et notamment de capabilités de base. »32.

La thèse marquante de son étude de l’économie du développement, telle qu’il l'a exposée dans plusieurs ouvrages comme Development as freedom ou encore Repenser l’inégalité, est d’appréhender le développement comme un processus permettant aux individus d’acquérir plus de capacités d’agir sur la vie, plus de capacité de choix afin qu’ils puissent mener la vie qu’ils ont raison de souhaiter. Lorsque je parlerai de développement dans la partie qui suit, c’est dans ce sens qu’il faut l’entendre.

Ainsi le titre de son ouvrage Development as freedom prend tout son sens car le développement est alors vécu comme un moyen pour l’individu de vivre le plus pleinement possible sa liberté dans le sens où il a les moyens de mettre en œuvre ses capabilités effectives ou potentielles.

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74 Afin de faire saisir au mieux le cadre d’analyse qui sera le mien dans cette seconde partie, je vais paraphraser Sen pour exposer quelques définitions de différentes notions33 fondamentales à sa pensée.

Capabilité : « Décrit le ‘pouvoir-faire’ ou le ‘pouvoir-être’ d’un agent, c’est-à-dire l’ensemble

des réalisations qu’un agent est capable, et serait capable, de faire ou d’être face à un ensemble d’opportunités. La capabilité comprend une dimension de réalisation, effective et actuelle, et une dimension d’accomplissement potentielle, face à des alternatives de choix possibles. L’ensemble des ‘fonctionnements accomplis’ retrace ce qu’une personne est actuellement capable de faire et d’être, et l’ensemble des ‘libertés de choix’ retrace ce qu’elle pourrait faire ou être dans un contexte différent face à des meilleures opportunités. Accroître les capabilités, à travers les fonctionnements et les libertés, est la finalité du développement humain. ».

Fonctionnement : « Il s’agit des réalisations effectives d’un agent (en terme d’agir et d’être),

comme le fait d’aller à bicyclette, de se nourrir, de participer à une réunion, d’être professeur, etc. Ces réalisations portent sur l’obtention d’un revenu, l’éducation, l’alimentation, la santé, l’habitat, l’accès aux biens publics, etc. Elles sont mesurées par des indicateurs spécifiques. La combinaison de divers fonctionnements constitue la partie effectivement réalisée des capabilités de l’agent. ».

Libertés : « Associées aux fonctionnements, les libertés entrent dans la composition des

capabilités. Elles retracent l’ensemble des alternatives de choix possibles face à des opportunités et des contraintes économiques et sociales. Il s’agit donc de libertés de choix qui, une fois faites, débouchent sur la réalisation de certains fonctionnements observables. Tout le problème est d’évaluer cet espace de libertés pour chaque personne, ce qui implique d’utiliser des méthodes d’induction particulières. ».

Ces définitions nous permettent surtout de saisir la diversité des réalités auxquelles la notion de développement s’applique et de constater l’enchevêtrement de variables « objectives » (les institutions au sein de la société et les moyens qu’elles mettent à disposition des citoyens, la situation économique, politique et sociale du pays) et de variables « subjectives » (la

75 perception qu’ont les individus de leur situation) dans la réalisation de la vie qu’un individu souhaite mener.

Cet abord du développement humain a été repris par plusieurs auteurs et appliqué notamment au domaine de la santé. Je ne fais que suivre leur voie tout en me spécialisant en quelque sorte, me centrant sur la santé mentale et plus spécifiquement sur les deux hôpitaux concernés par la coopération, l’EPS de Ville Evrard et le CHU de Ouagadougou.

Ainsi dans une première sous-partie je m’attacherai à l’analyse de l’action de La Causerie ainsi que du CHU au Burkina Faso et l’impact de la coopération sur les capabilités individuelles et institutionnelles. Enfin dans un second temps, je m’intéresserai aux politiques publiques sanitaires psychiatriques en France et au Burkina afin de voir comment la coopération hospitalière s’insère dans les actions nationales.

Il s’agit dans les deux sous-parties de continuer de s’appuyer sur mes observations au sein de La Causerie et des recherches sur la coopération entre les deux institutions hospitalières.

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