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La conversion des problèmes publics en problèmes politiques

CHAPITRE 1 | LES CRIMES ENVIRONNEMENTAUX, ENTRE COMPLEXITÉS ET

1.2. L’action publique en environnement

1.2.2. La conversion des problèmes publics en problèmes politiques

Afin qu’un problème public soit traduit en problème politique, les mobilisations des entrepreneurs de cause sociale doivent parvenir à produire des mobilisations ayant une « visibilité suffisante et à acquérir une capacité d’interpellation telle que des acteurs qui n’étaient pas initialement concernés par l’enjeu prennent des positions et argumentent en sa faveur ou contre lui. » (Lascoumes et Le Galès, 2012, p. 77). Par conséquent, Hannigan (2014) affirme que pour trouver écho dans la sphère politique, les mobilisations des entrepreneurs de causes sociales doivent impliquer deux phases. Une première phase qui consiste à commander l’attention par différents processus et une deuxième phase qui consiste à rendre légitimes les revendications dans la sphère politique. Bien que ces deux conditions à remplir ne soient pas sans lien, celles-ci constituent néanmoins, aux yeux de l’auteur, deux étapes séparées (Hannigan, 2014, p. 59).

a) Attirer l’attention

Afin de commander l’attention sur un problème environnemental potentiel, les entrepreneurs de causes sociales doivent démontrer que celui-ci est suffisamment novateur et

qui’il est excessivement important de le prendre en considération, tout en s’assurant qu’il est compréhensible pour la population générale et les acteurs gouvernementaux (Hannigan, 2014). Dans leur ouvrage sur les mouvements sociaux, Staggenborg et Ramos (2016) identifient six types « d’évènements critiques » qui peuvent permettre d’attirer l’attention de « movement

supporters, members of the public, and authorities on particular [environmental] issues, creating threats and opportunities that affect movement mobilization and outcomes. » (p. 47).

Un premier événement critique identifié par les auteurs concerne les évènements économiques et politiques à grande échelle. L’évaluation des retombées économiques de l’exploitation d’hydrocarbures (gaz de schiste) sur l’île d’Anticosti par le gouvernement du Québec a par exemple suscité d’importantes mobilisations de la part des groupes environnementaux quant aux effets néfastes de l’exploitation sur l’environnement. Cela a notamment mené à la création d’un collectif de scientifiques qui remettait en cause les retombées économiques, sociales et environnementales de cet éventuel projet (Fillion, 2015). Un deuxième événement critique se rapporte aux désastres naturels et aux épidémies. Par exemple, d’importants débats ont eu lieu dans la sphère publique à la suite des importants dommages causés par l’ouragan Katrina en 2005, alors que plusieurs commentateurs affirmaient que ce désastre n’aurait pas été d’une aussi grande intensité sans les influences du réchauffement climatique (Brisman, 2008). Un troisième type d’événement critique est lié aux accidents industriels, comme l’accident nucléaire de Tchernobyl en 1986, le désastre de Bhopal en 1984, le déversement pétrolier d’Exxon Valdez sur la côte de l’Alaska en 1989 et celui Deep Water

Horizon dans le golfe du Mexique en 2010. Ces derniers permettent souvent à la population de

constater la défaillance et la déficience des contrôles en matière de crime contre l’environnement. Un quatrième type d’événement critique permettant d’attirer l’attention sur certains enjeux environnementaux survient lors des rencontres entre les autorités et certains acteurs des mouvements environnementaux. Un cinquième évènement critique peut survenir lorsque des initiatives stratégiques sont prises par des groupes environnementaux8 ou des

8 Par exemple, en décembre 2016 un peu moins d’une dizaine des militants de Greenpeace se sont enchaînés dans le port de Montréal pour protester contre l’utilisation des oléoducs transportant le pétrole des sables bitumineux. Ils souhaitaient revendiquer l’arrêt de ces procédures approuvées par le gouvernement (La Presse Canadienne, 2016).

opposants à certaines revendications environnementales9. Ces initiatives sont entamées dans

l’optique de faire avancer un mouvement ou bien contrecarrer les objectifs de ce dernier (Hannigan, 2014; Staggenborg et Ramos, 2016). Finalement, un sixième évènement critique concerne les revendications quant aux résultats des politiques publiques environnementales. Au regard de l’ensemble de ces évènements critiques, Staggenborg et Ramos (2016) précise que

some types of critical events are completely outside of movement control, while others are orchestrated by movements. However, even when movements do not control the occurrence of an event, they may be in a position to make use of critical events. Depending on their organizational capacities, movements may be able to plan campaigns that take advantage of unforeseen events. (p. 47)

Dans leur étude sur les mobilisations environnementales survenues à la suite du déversement de pétrole du Deep Water Horizon dans le golfe du Mexique en 2010, Hoffbauer et Ramos (2014) montrent par exemple comment différents groupes environnementaux (Green Peace et le Club Sierra) ont su prendre avantage de cet événement non planifié afin d’orienter et façonner les débats sociaux et politiques sur les déversements pétroliers et leur impact considérable sur différents écosystèmes.

Toutefois, ce ne sont pas tous ces « évènements critiques » qui commandent l’attention sur des problèmes environnementaux dans l’espace public et politique. À cet égard, Enloe (1975, p.21) identifie cinq conditions nécessaires pour qu’un de ces évènements attire l’attention et stimule les mobilisations envers les enjeux environnementaux. Ils doivent 1) être capable de stimuler suffisamment l’attention médiatique; 2) impliquer une ou plusieurs instance(s) gouvernementale(s) dans les mobilisations; 3) requérir une décision gouvernementale; 4) être perçu dans l’opinion publique comme n’étant pas une simple erreur de la nature ou un événement unique; et 5) être relié aux intérêts personnels d’un nombre significatif de citoyens.

Hannigan (2014, p. 67-68) vient plus précisément identifier quatre facteurs clés expliquant pourquoi certaines revendications environnementales captent l’attention plus que d’autres. Tout

9 Par exemple, certaines compagnies pétrolières vont lancer des campagnes publicitaires à la télévision ou sur les médias sociaux pour promouvoir leurs activités et redorer leur image à la suite de critiques reçus de la part de mouvements associatifs environnementaux (Krashinsky et Robertson, 2015).

d’abord, l’auteur affirme qu’une revendication à l’égard de l’environnement doit avoir un caractère distinctif ou unique qui amène la population à percevoir le problème environnemental comme étant différent des problèmes de la même nature. Hannigan (2014) donne l’exemple des revendications faites à l’égard des pluies acides, où les entrepreneurs de causes sociales sont parvenus avec succès à distinguer cette condition de la catégorie plus générique de la pollution de l’air comme étant un problème unique impliquant une intervention particulière. Ensuite, la revendication doit avoir une certaine pertinence sociale au sein de la collectivité. Le public et les acteurs politiques doivent également avoir une attitude favorable envers l’endroit, les individus ou les espèces qui sont menacées par l’enjeu. De plus, le public doit avoir une certaine familiarité avec le problème auquel les mobilisations s’adressent. Hannigan (2014) précise à cet égard que les médias et les activistes jouent un rôle prépondérant dans l’éducation et la sensibilisation de la population envers les enjeux environnementaux.

Pour qu’une mobilisation environnementale précise réussisse à « commander l’attention » des acteurs politiques, elle doit au final posséder des éléments de « vitalité » et une certaine notoriété, qui tous deux garantiront qu’elle ne se perdra pas dans l’ensemble des revendications environnementales (Hannigan, 2014). Comme le font toutefois remarquer Staggenborg et Ramos (2016), il s’agit ici d’une des plus grandes difficultés dans les mobilisations faites en matière de protection de l’environnement :

The environmental movement […] is faced with the challenge of maintaining effective campaigns of action over many decades. Maintaining a vital environmental movement involves keeping activists involved, influencing public opinion and holding public attention, creating lasting organizations, and devising collective action campaigns that have a real impact on environmental problems (p. 155)

b) Légitimer les mobilisations dans l’espace politique

Ainsi, commander l’attention durant les mobilisations n’est pas suffisant pour qu’un enjeu soit mis à l’agenda politique. Pour que des enjeux publics deviennent un problème politique, ils doivent nécessairement être légitimés par les décideurs politiques. Cette deuxième phase des mobilisations environnementales consiste ici essentiellement à redéfinir et recadrer les

formulations initiales des problèmes environnementaux en sélectionnant les dimensions sur lesquelles portera l’action publique environnementale (Barthe, 2006; Hannigan; 2014; Lascoumes, 2012). Selon Lascoumes (2012), deux dynamiques sont présentes pour qu’une mobilisation environnementale soit mise en politique. Tout d’abord, une dynamique d’élimination où certaines dimensions spécifiques à l’enjeu environnemental seront écartées des décisions politiques et où seront déterminées les compétences gouvernementales à l’égard de cette situation problématique. La seconde dynamique examine la reformulation du problème environnemental ayant été débattu dans l’espace public, afin de déterminer quelles activités associées à la situation problématique vont être contrôlées ou condamnées par l’État. Dans l’ensemble, cette seconde dynamique implique que le problème soit reformulé afin de répondre aux contraintes institutionnelles de l’action publique environnementale.

Au final, Lascoumes et Le Galès (2012) soutiennent que la mise en politique des problèmes publics, comme ceux de l’environnement, est ancrée dans un

processus dynamique qui repose sur une forte interdépendance entre la mobilisation des acteurs, les effets des actants et l’attribution de responsabilités dans la construction publique de l’enjeu. Elle compose la (ou les) qualification(s) et responsabilité(s) en un enjeu politique qui, pour être souvent composite (prenant en compte des positions différentes), n’en présente pas moins une certaine cohérence indispensable à l’enrôlement d’acteurs et de décideurs dépassant le cercle initial. (p. 79-80)