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Zinovieva-Annibal : choisir sa vie, être écrivain

2.3. La conquête de l’autonomie

L'année 1907 inaugure un positionnement radicalement différent. Zinovieva-Annibal publie de nombreux textes : une pièce de théâtre, L'Âne chantant (Pevučij osel), une nouvelle, Trente-trois monstres (Tridcat' tri uroda), et un recueil de récits, Bestiaire tragique (Tragičeskij zverinec).

Ces trois textes apportent un éclairage décisif sur sa trajectoire d'écrivain et montrent à quel point elle souhaite affirmer sa présence d'une manière personnelle dans le champ littéraire. Les idées esthétiques et spirituelles symbolistes théorisées par Viatcheslav Ivanov ne sont plus présentes comme des modèles surplombants (Les Anneaux), elles sont parodiées (l'Âne chantant), donnent lieu à des jeux d'inversion (Trente-trois monstres), ou bien s'effacent au profit d'autres préoccupations (Bestiaire tragique).

Trente-trois monstres, qui a défrayé la chronique en tant que premier roman d'amour lesbien en Russie, est plutôt un travail parodique sur la question d’Eros comme voie d'accès à la création artistique, où l’on s'aperçoit que les élans amoureux produisent des résultats inverses de ceux promis dans Le Banquet. Сette question de l'élan amoureux occupe une place centrale dans la théorisation du processus créateur qu'essayent de décrypter les écrivains symbolistes, en mettant à contribution la mythologie et la philosophie grecques. A ce stade, il est important de noter que Zinovieva-Annibal opère une totale inversion, puisque l'amour homosexuel concerne ici deux femmes et que l'une des héroïnes se suicide tandis que l'autre retourne à la vie ordinaire. Est également parodiée la sublimation éternelle de la beauté par l'œuvre d'art : la jeune femme aimée pose devant trente-trois artistes peintres, mais les tableaux créés lui paraissent des « monstres » qu’elle répartit en deux catégories : les « maîtresses » (ljubovnicy) et les « Vierges-Marie » (caricy). Zinovieva-Annibal invente donc, en mêlant provocation et humour, des situations qui ébranlent les échafaudages théoriques du symbolisme, notamment concernant l'éternel féminin.

Ces thèmes se retrouvent avec des variations dans la pièce L’Âne chantant, critique résolument « humoristique » des idées prônées par Viatcheslav Ivanov et les symbolistes. Cette comédie, écrite d’après le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, porte le sous-titre de « mascarade satirique en quatre nuits » (Satiričeskij maskarad v četirex nočax) et contient de nombreuses références au cercle social auquel appartient Lidija Zinovieva-Annibal et à ses pratiques. Les deux personnages principaux sont Viatcheslav Ivanov alias Obéron, et Lidija Zinovieva-Annibal, alias Titania. Quant à l’âne chantant auquel Obéron propose une ascension sociale et spirituelle via Eros, c’est un poète, Sergueï Gorodetski (alias Ligueï), le jeune écrivain auquel le couple Ivanov a pensé pour expérimenter un amour plus ouvert, une union à trois. La pièce est une parodie très directe, et un acte audacieux d'écrivain lorsqu’on sait que Zinovieva-Annibal avait obtenu l’accord de Meyerhold pour jouer la pièce, après qu'il en eut écouté une lecture78. La satire porte principalement sur l’amour d’Obéron pour Ligueï (poète transformé en âne chantant) et sur les arguments choisis pour le convaincre de céder à ses avances. Ces arguments sont des allusions directes à l’ascension spirituelle promise dans le discours platonicien, mais sont formulés de façon beaucoup plus pragmatique, tout cela n’étant finalement qu’un prétexte à l’assouvissement de désirs très charnels : Laisse-moi t'enlacer. Viens avec moi sur cette couche ! Oh, laisse-moi promener sur tes hanches élancées ma main timide Et poser mes lèvres sur tes lèvres Molles comme un fruit mûr Laisse-moi caresser de mes cils la soie de tes joues [...]

78 BOGOMOLOV N. MIxail Kuzmin : stat’i i materialy (Mixail Kuzmin : articles et

documents), Moskva, Novoe Litaraturnoie Obozrenie, 1995. L’auteur cite la lettre de

ZINOV'EVA-ANNIBAL L à Val’ter Nuvel et Mixail Kuzmin du 24 juillet : « Dites-lui que j’ai lu “ L’Âne “ dans son entier à Mejerxol’d et qu’il a affirmé qu’il devait sans faute le monter cette saison, pourvu que Véra Fedorovna ne s’y oppose pas. J’étais très heureuse d’entendre qu’il écrirait la musique. S’il le veut, je peux lui envoyer une copie de toute la fin. (Скажите ему, что я читала всего «Осла» Мейерхольду и он уверял, что он непременно должен пойти у него в этом сезоне, если только не воспротивится Вера Федоровна. Я очень была счастлива слышать, что он пишет музыку. Если он хочет, то на днях могу выслать ему копию всего конца.). Nikolaï Bogomolov précise que l’avis attendu est celui de Vera Fedorovna Komissarževskaja et que Vsevolod Mejerxol’d lui a adressé une lettre dans laquelle il lui transmet l’acte I de la pièce en lui indiquant qu’il a eu lecture de l’ensemble. (MEJERXOL’D V. Perepiska

En m'aimant tu deviendras un demi-dieu Je te ferai pousser deux ailes puissantes [...] J'ai promis de libérer le dieu en lui [l'âne]. Позволь обнять тебя. Ко мне, на ложе! О, дай по бедрам стройным провести Рукою робкой и губами губы Отвислые, как спелый плод, лобзать, Ресницами дай шелк ланит ласкать. [...] Меня любя, ты станешь полубогом. Два сильных выращу тебе крыла [...] Освободить в нем (осле) бога я клялся79.

Les autres personnages du texte, qui sont poètes ou philosophes, sont également agités par leurs désirs, et se comportent avec une grande brutalité à l’égard des femmes, qu’ils considèrent comme des proies.

Trois ou quatre années séparent la publication des Anneaux de celle de l'Âne chantant mais la distance prise par rapport au « nouveau théâtre », au dithyrambe et au discours symboliste sur l'amour est considérable. Le fait que ce soit autour de la thématique de l'amour que cette distance advienne prend une signification particulière dans le contexte de publication du texte, comme le dit Jenifer Presto :

For many of the women Symbolists, becoming a writer was intimately connected with reconfiguring the amourous scripts of the period and resisting identification with, though not the power of, the muse. And, in doing so, they paved the way for important creative experiments of later women writers in Russian Modernism80.

Le troisième texte, Bestiaire tragique, occupe une place à part, à la fois par sa thématique, sa structure et son écriture.

L’auteur choisit de parler de l’identité en construction d’une petite fille. Il s'agit là, à l'évidence, d'un texte qui puise dans la biographie de son auteure. Youli Aïkhenvald, célèbre critique de l'époque, publie un long article dans lequel il exprime son indignation concernant des thématiques non conformes aux

79 ZINOV'EVA-ANNIBAL L., Pevučij osel, édition consultée MIXAJLOVA M., Ženskaja

dramaturgija Serebrjanogo veka, op.cit, p.170. Première édition complète in Teatr n°5,

1993.

80 PRESTO J., « Women in Russian Symbolism, beyond the algebra of love », art.cit., p.149.

bonnes mœurs, tout particulièrement la vision très novatrice d'une enfant qui n'est pas plongée dans l'innocence habituelle des bons sentiments :

Il [ce livre] se présente comme des souvenirs d’enfance et d’adolescence [...] mais déformés par l’esprit très particulier, désaxé, et non totalement sincère d’une femme contemporaine. [...] et l’héroïne de Madame Annibal, dès son enfance s’est fortement éloignée de la norme psychologique, et l’enfant que nous voyons se dessiner sous nos yeux est assurément promis à un futur fertile en tragédie et sauvagerie. Она [книга] представляет собою воспоминания детства и отрочества...[...] а преломившияся через странную, изломанную, не совсем искреннюю душу современной женщины. [...] и в детсве своем геройня г-жи Аннибал уже далеко уклонялась от психологической нормы, и перед нами вырисовывается такой ребёнок, который определенно сулил в будущем и много трагичности, и много зверинца81. Mais ces remarques n'empêchent pas Youli Aïkhenvald de faire l'éloge du livre, puisqu'il commence même son article en regrettant que la rumeur d'exotisme qui entoure les éditions Ory ne détourne l'attention du lecteur de « ce livre remarquable » (otmečatelnaja kniga). Il conclut sur les qualités littéraires du texte :

Ce livre talentueux est riche par son contenu et ses atmosphères, sa poésie et son réalisme, qui dévoile les recoins les plus cachés, parfois honteux d’un cœur débridé d’enfant, et s’il n’est pas indispensable dans son entier [...] malgré cela, beaucoup de choses dans cette confession touchent en chacun de nous des cordes sensibles qui entrent en résonance. Богата содержанием и настроенниями, поэзией и действительностью, эта талантливая книжка, раскрывающая самые потаенные, иногда стыдные уголки необузданнаго детскаго сердца, и если она не вся обязательна [...] то все же многое в этой исповеди затрогивает в каждом из нас родственные, созвучные струны82.

Alexandre Blok publie lui aussi une critique de Bestiaire tragique où il n'est question que de qualités littéraires, d'esthétique, et s'agissant de l'auteure, s'il en parle au féminin, ce n'est pas en utilisant un vocabulaire minoratif,

81 AJXENVAL’D J., « “L. Zinov’eva-Annibal. Tragičeskij zverinec“. Rasskazy, Ory, 1907 », in Russkaja Mysl’ (La pensée russe),1907, n °8.

comme le faisait Zinaïda Guippius en parlant de Madame Zinovieva-Annibal (gospoža). Il utilise tout simplement le mot « écrivaine » (pisatel'nica) et reprend ensuite la signature de l'auteure : Zinovieva-Annibal. Et lorsqu'il évoque plus en détail les caractéristiques de son œuvre, il parle de toutes les voix qu’elle a su exprimer, barbare, enfant, femme, non pas pour l’enfermer dans un genre, mais en considérant toutes ces identités comme émanant d’un auteur singulier, concret, qui est un individu à part entière :

Dans son dernier livre, l’écrivaine s’est emparée des mots, ces mots qu’elle a choisis pour elle-même dans le gouffre de la langue, qu’elle a cherchés en révoltée et qu’enfin elle a domptés comme des chevaux sauvages ; ce sont des mots au sujet de ce qui est oublié et effrayant, que nous fuyons parce que cela chante la liberté, siffle comme le vent dans les oreilles. Tout le livre parle de la révolte, de l’ivresse, de la jeunesse, de l’amour du corps, de la pitié des animaux et de la criminalité des hommes. On aime à parler de cela avec raffinement. Zinov’eva-Annibal, elle, en a parlé comme une barbare, avec l’audace d’un enfant, le mystère et la simplicité d’une femme, comme peut en parler un homme qui n’a pas transmis quelque chose d’absolument nécessaire. C’est la raison pour laquelle le recueil de récits Bestiaire

tragique, de manière égale, émeut les âmes simples et retient l’attention de ceux qui se sont usés sous le fardeau du travail littéraire. В последней книге, писательница овладела словами-теми словами, которые она избрала себе в бездне языка, которых искала мятежно и наконец обуздала, как диких коней; это слова о забытом и страшном, которого мы дичимся, потому, что оно поет о свободе, свистит как ветер в уши. Вся книга говорит о бунте, о хмеле, молодости, о любви тела, о звериной жалости и о человеческой преступности. Об этом любят говорить утонченно. Зиновьева-Аннибал сказала об этом как варвар, по-детски дерзостно, по-женски таинственно и просто, как может сказать человек чего-то единственно нужного не передавший. Оттого, книга рассказов « Трагический зверинец » одинаково волнует простые души и останавливает внимание одряхлевших под бременем литературного опыта83.

Le parcours d'écrivain de Zinovieva-Annibal a commencé lorsqu'elle n'avait pas encore vingt ans et a subi bien des péripéties. L'énergie et le courage que l’auteure a déployés dans sa vie personnelle pour ne pas se laisser enfermer dans des situations qui limitaient sa capacité d'action ou ne lui offraient aucune satisfaction, l'ont parfois absorbée au détriment de son activité d'écriture. Mais

83 BLOK A., « Literaturnye Itogi 1907 goda » (Bilans littéraires de l’année 1907) in

il est clair que, dès qu'elle en retrouve la possibilité, elle se consacre à son travail d’écrivain.

Chapitre 3.