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La dualité présente dans les premières œuvres (Les deux Rives,1887 ; Un Mal inévitable,1889144)

La conscience d’un monde paradoxal

1.1. La dualité présente dans les premières œuvres (Les deux Rives,1887 ; Un Mal inévitable,1889144)

Zinovieva-Annibal, lorsqu’elle commence à écrire à l’âge de vingt ans, met en avant la dualité sociale, opposant le monde des oppresseurs à celui des exploités, réduits à la misère et à une mort prématurée. Dans le même temps, elle ouvre un questionnement plus large sur la condition humaine, le sens de la vie et les ressorts qui forgent l’identité, soulignant une autre dualité : l’élan de vie ouvert au monde, que ressentent ses héroïnes, se heurte à la violence de la mort ainsi qu’à l’ordre établi par les hommes, souvent confondus en une prétendue « nature ».

143 Parmi les commentateurs contemporains de Zinovieva-Annibal, on peut citer Georgij ČULKOV et pour les commentateurs de la fin du XXe siècle ou du début du XXIe , Elena BARKER et Marianne GOURG.

144 Zinov’eva-Annibal écrit Dva Berega (Les deux Rives) juste après son mariage avec Konstantin Švarsalon, au cours des années 1886-1887, et cette œuvre reste un manuscrit, voir ZINOV’EVA-ANNIBAL L., Dva berega, Stix v proze, Avtograf, RO RGB, f109, k41 ed.xr. 814. En revanche Neizbežnoe zlo est publié sous la signature de L. ŠVARSALON dans Severnyj vestnik 1889, n°8, p. 111-138, le texte aurait été écrit en 1888, après la naissance de Sergej, premier enfant du couple Švarsalon.

Les textes écrits après 1893 et la rencontre avec Viatcheslav Ivanov poursuivent cette thématique, tantôt perceptible en arrière-plan dans les textes d’inspiration symboliste, tantôt beaucoup plus centrale dans les textes plus autobiographiques des années 1906-1907.

Les deux premières nouvelles de Zinovieva-Annibal, Les deux Rives et Un Mal inévitable, ont pour héroïnes des jeunes filles ou de très jeunes femmes confrontées à la dualité de la joie de la vie d’une part et de la souffrance devant la mort d’autre part. Un mal à la fois métaphysique, celui de la condition humaine et de la mortalité, mais aussi un mal construit par les hommes, inscrit dans des injustices sociales meurtrières. Dans les deux récits, les jeunes femmes sont confrontées à la question de l’obéissance ou de la révolte, dont dépend leur positionnement comme sujet.

La nouvelle Les deux Rives, qualifiée d’étude (ètjud) par Zinovieva-Annibal, non publiée et conservée sous forme de manuscrit dans les archives, se passe à Florence, dans une famille d’aristocrates russes en villégiature en Italie. La mère de Nadia, la jeune héroïne, s'est suicidée, hantée par le vide et le manque de sens de son existence. Le frère de Nadia a essayé de se couler dans le moule de son milieu, adoptant la carrière militaire et vivant dans la débauche familière aux officiers, mais rien ne comble le sentiment de vide qui l’oppresse et il se suicide à son tour. Quant au père, il ne pense qu'au bien-être financier et aux honneurs. Nadia, qui est elle aussi taraudée par le désespoir, ne va pas y succomber. Elle est sauvée par sa rencontre avec une famille très différente de la sienne, celle de l’artiste peintre Neradov. Zinovieva-Annibal donne à ce changement, dans les dernières lignes de la nouvelle, une explication dans

l’esprit des Narodniki145 : Nadia trouve un sens à sa vie en se consacrant à aider les opprimés, à l’exemple d’Aliocha, fils de la famille Neradov, dont elle a entendu les discours vibrants sur la condition des paysans. Elle évoque le Christ s’offrant en sacrifice pour sauver les hommes, mais n’évoque jamais le salut de l’âme comme récompense, elle a d’ailleurs affirmé dès le début de la nouvelle qu’elle ne croyait pas à l’immortalité de l’âme. Le Christ, dont elle évoque le visage peint par Carlo Dolce146, lui montre comment donner un sens à sa vie, en l’offrant à ce qui dépasse le bonheur individuel :

La mort anéantit le bonheur individuel, mais il y a quelque chose qui dépasse le bonheur individuel.

Смерть уничтожает личное счастье, но есть нечто выше личного счастья.147

La nouvelle, focalisée sur le sens de la vie, en déploie la vanité (tščeta) dans ce milieu aristocratique clos sur lui-même, oisif, préoccupé des seules apparences, et se conclut sur l’enthousiasme du héros qui travaille et donne sa vie pour les autres.

Dans cette même nouvelle, que l’auteure n’a pas retravaillée pour la publier, la thématique du sens et de la tonalité de la vie se présente parfois sous

145 A propos des Narodniki, appelés en français populistes, Franco VENTURI rappelle qu’ils sont inspirés par la pensée socialiste qui se développe en Europe dans la deuxième moitié du XIXe siècle, mais qu’en Russie, ce développement qui fait suite à la libération des serfs en 1861, prend la forme du « populisme », c’est à dire d’un mouvement où l’intelligentsia va vers le peuple détenteur des valeurs du changement, et s’oppose à la constitution d’une élite dirigeante qui guiderait le peuple (VENTURI F.,

Les intellectuels, le peuple et la révolution, op.cit.). Voir aussi HERMET G., Les populismes dans le monde. Une histoire sociologique (XIXe-XXe siècles), Paris, Fayard, 2001, « Le

terme a été inventé dans la Russie tsariste de la seconde moitié du XIXe siècle par une poignée d’intellectuels. Ceux-ci avaient fondé et animé un mouvement révolutionnaire se disant « populiste » (telle fut du moins la traduction qu’on donna en Occident du mot narodnik), qui idéalisait les paysans et l’antique « âme russe ». Ils aspiraient à un socialisme rural romantique et communautaire, en opposition à la modernité en provenance d’Occident ». Voir également MASTROPAOLO A., « Populisme du peuple ou populisme des élites ? Critique internationale 2001/4, n° 13, pages 61 à 67 : « Une partie de l’intelligentsia écrit des “études de mœurs “, explore la réalité populaire paysanne qui lui était, par état, étrangère, et “découvre“ des virtualités encloses dans l’ “âme " ou dans le caractère du moujik ».

146 Carlo Dolce est un peintre florentin (1616-1686) portraitiste qui a également peint des sujets religieux.

d’autres facettes. Par exemple, cette légende orientale qui revient à la mémoire de Nadia, pendant l’enterrement de son frère. Un homme s’enfuit seul dans le désert, poursuivi par un chameau enragé, il tombe dans un puits et parvient, dans sa chute, à se raccrocher aux branches d’un buisson, il aperçoit alors au fond du puits un crocodile, gueule ouverte, prêt à le dévorer, tandis que tout en haut, au bord du puits, le chameau l'attend pour le mettre en pièces. Mais, tout près de lui, il voit dans les branches du buisson, des fruits merveilleux. Alors, se tenant d’une main, il cueille des fruits avec l’autre. Que se passe-t-il, se demande Nadia pour celui qui ne voit pas ces fruits, ou qui ne les trouve pas à son goût ? Nadia ressent dans certains passages ce goût de la vie, sensuel, partagé, qui n’est lié à aucun idéal formulé. Elle parle par exemple de l’atmosphère qui règne chez les Neradov, la présence de jeunes gens, leurs gestes et leurs voix, se déployant en élans très libres, en surgissements inattendus, non prémédités. Ce qu'elle ressent à ce moment, elle l'appelle « l’amour de la vie » (ljubov’ k žizni) et le caractérise comme « délicieusement enivrant » : Elle ne comprenait pas complètement ses mots, mais elle sentait qu'une force se levait en elle et la portait loin, en avant. Dans cette atmosphère d'élans irréfléchis de jeunesse, il y avait quelque chose d'agréablement enivrant. Она не понимала вполне его слов, но чувствовала, что какая-то сила поднимается в ней и несет её далеко вперед. В этой атмосфере молодых необдуманных порывов было что-то сладко опьяняющее148.

Ce sentiment est proche de celui qu’elle ressent de manière très vive lorsqu’elle monte à cheval :

Cet immense parc l'enchantait par sa beauté majestueuse. [...] Elle galopait sans s'arrêter, allant toujours de l'avant. Son cœur battait plus vite, le sang lui venait aux joues et dans ses yeux brillait le feu de la vie. Elégante et jolie cavalière, elle suivait les mouvements fluides son cheval avec une souplesse inhabituelle. Elle entendit un bruit de sabots derrière elle. [...] L'air siffla à ses oreilles, la tête se mit à lui tourner sous l'effet de la vitesse à laquelle elle filait en avant. Elle savourait son plaisir, enivrée par le galop. Этот громадный парк прельщал ее своей величавой красотой. [...] 148 ZINOV’EVA-ANNIBAL L., Dva berega, op.cit.

Она скакала, не останавливаясь, все вперед. Сердце билось учащенно, кровь заиграла на щеках, а в глазах загорелась жизнь. Стройная, прекрасная наездница, она с необыкновенной ловкостью следовала плавным движениям лошади. Ей послышался топот позади. [...] Воздух зашуршал в ушах, голова закружилась от быстроты, с которой она летела вперед. Она наслаждалась, опьяненная скачкой149.

Et lorsqu’elle évoque à la fin du texte l’idéal de dévouement au peuple opprimé, la raison de vivre qu’elle a enfin trouvée, elle en parle comme d’un élan qu’elle distingue de sa volonté :

[...] comme si elle résistait [...] à ce courant impétueux d'une vie large et nouvelle, qui inondait son âme. Mais ce courant fit irruption en dehors de sa volonté et elle eut presque le souffle coupé par sa force et son impétuosité.

[...] как бы противясь [...] тому бурному потоку новой широкой жизни, наводнившему её душу. Но он врывался помимо её воли, она почти задыхалась от эго силы и стремительности150.

Dans la deuxième nouvelle, cette fois publiée, Un Mal inévitable, Zinovieva-Annibal raconte un épisode très concret, montrant l’oppression des paysans, jusqu’à la mort, par l’aristocratie terrienne. De riches propriétaires achètent les services d’une jeune paysanne, comme nourrice de leur enfant qui vient de naître, et lui interdisent de prendre son propre nourrisson avec elle. Ce dernier, confié à sa grand’ mère au village, meurt de malnutrition.

En arrière-plan de la violente dualité des univers sociaux et de leurs modes de vie, Zinovieva-Annibal rend sensibles les états de conscience aux tonalités opposées qui constituent la vie d’Avdotia, la jeune mère paysanne. Les élans d’affection, de joie de vivre qu’elle partage, à la campagne, avec son nourrisson, sont violemment anéantis par la séparation imposée, puis la mort violente qui va lui être annoncée. Zinovieva-Annibal focalise l’attention du lecteur sur les pesanteurs sociales, l’étouffement de l’individu par les modèles collectifs et le rôle des gardiens de l’ordre, mère, mari, vieille entremetteuse, qui exercent une constante pression pour qu’Avdotia laisse son enfant et assure la prospérité de sa famille. Elena, la jeune barinya, bien qu’avec des enjeux très

149 ZINOV’EVA-ANNIBAL L., ibidem.

différents, subit elle aussi cette pression qui pousse à étouffer ses sentiments. Son entourage ne tolère pas qu’elle ressente une proximité, de l’affection pour la future nourrice, et qu’elle se demande s’il est bon de la séparer de son nouveau-né. La soumission des deux jeunes femmes aux normes de leur milieu est fortement soulignée, suggérant la révolte impossible, qu’on souhaiterait voir arriver. Un mal inévitable, déclare le titre. Un mal métaphysique, relevant de l’ordre de la création et donc irrémédiable ? ou bien une construction humaine qui n’a que l’apparence d’une nécessité ?

Cette difficulté à distinguer l’ordre de la nature et celui du monde construit par les hommes est d’ailleurs également mise en avant dans Les deux Rives, la géographie du fleuve épousant le clivage entre les mondes sociaux :

Sur la rive droite de l’Arno, se trouvait un hôtel élégant, aux côtés d'autres. De part et d’autre de celui-ci s’étendait le quai et ses bâtiments tout aussi raffinés. [...] Toute cette partie du quai où se trouvait l’hôtel, paraissait toujours apprêtée, mobilisée dans l’attente d’invités. Elle ne vivait pas sa propre vie, n’était pas seulement une partie de Florence, elle était un havre de paix pour toutes les nations européennes possibles. [...] D’autant plus froide et sombre se détachait au loin la rive gauche de l’Arno. Les eaux jaunes du fleuve, par endroits, baignaient jusqu’aux murs des maisons, les contaminant avec leur humidité et leurs exhalaisons nocives. A certains endroits, se dressaient les cheminées noires de suie des usines, une brise légère apportait par moments jusqu’à la rive droite une odeur de fumées, de pourriture, de logement humain crasseux... На правом берегу Арно стоял в ряду с другими элегантный отель. По обе стороны от него тянулась набережная, застроенная такими же нарядными домами. […] Вся часть набережной, где стоял отель, казалась всегда принаряженной и настороже в ожидании гостей. Она не жила своей жизнью, не была просто частью Флоренции, она была пристанищем всевозможных европейских наций. [...] Тем холоднее и мрачнее выступал вдали левый берег Арно. Желтые воды реки местами омывали самые стены домов, заражая их сыростью и вредными испарениями. Кое-где возвышались закоптелые фабричные трубы, легкий ветерок порою доносил до правого берега запах гари, гнили, грязного людского жилья...151

Ces premières nouvelles de Zinovieva-Annibal sont tout à fait symptomatiques du malaise de la jeunesse russe de la fin du XIXe siècle, pour

laquelle les repères auparavant stables ont perdu leur évidence et qui se pose de manière obsédante la question du sens de la vie.