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La comédie humaine

Dans le document Esquisses de l’homme (Page 98-101)

14 décembre 1935.

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On parlait de cette étonnante réconciliation des partis, sincère sur le moment, et sans durée. « Quelle mobilité, dit le médecin, et quelle instabilité dans les passions ! L'homme n'est-il pas comme le violon, grinçant ou sublime selon l'archet ? Dix ans à grincer, par une malencontreuse attaque, et soudai-nement sublime comme s'il n'avait jamais grincé ; d'ailleurs toujours content.

Ce qui n'est point miraculeux si l'on a divisé et décrit les fibres musculaires qui font l'assassin et le sauveteur. car ce sont les mêmes. L'enthousiasme de haïr et celui d'aimer font résonner presque de même manière la cage thora-cique ; et dans les deux cas, c'est plénitude de vie, tous conduits ouverts,

aération, lavage, et bonheur. Ne comptez pas sur les bons, ni sur les méchants. »

Ŕ Il n'est pas besoin, dit le Darwinien, de regarder aux fibres ; d'autant qu'on ne les connaît qu'en gros. Observez le comportement, il vous dira tout, si vous avez patience. Il suffit d'observer une mère qui mange de baisers son petit, comme on dit si bien. On connaît des insectes qui dévorent très bien leur conjoint. C'est qu'il n'y a pas deux manières opposées de signifier qu'on aime et qu'on hait. Étreindre et étouffer sont le même geste. Et, au surplus, ce qu'on mange avec bonheur, peut-on dire si on l'aime ou si on le hait ? On l'aime puisqu'on le désire, on le hait puisqu'on le détruit. La poignée de main est aussi une prise de main et un essai de force, et le rire découvre les dents carnassières. L'ambiguïté des passions explique les surprises de l'existence humaine ; et il y a moins de différence entre la lutte et la réconciliation qu'entre se lever pour ces choses ou rester couché. Les changements qui semblent impossibles en imagination sont faciles en fait ; et, comme nous disons le milieu fait tout ; et n'oublions pas qu'il change lui-même par l'hom-me, et bien plus que l'homme. Ma politique est de ne se fier qu'au changement même.

Le politique rêvait : « La bicyclette, dit-il, se tient en équilibre parce qu'elle roule. C'est ainsi que je vois nos habiles naviguer sur l'élément instable ; et la sottise des autres, de nous autres, est peut-être d'attendre qu'on puisse marcher sur l'eau. Il y a bien de la ressource dans les hommes dès qu'on ne les prend plus au sérieux. »

Le poète suivait une autre idée. « Je sais me moquer, dit-il, de ces hommes mécaniques ; toutefois en prose seulement. Le chant fait paraître l'autre moitié de l'homme. J'ai vu les hommes plus rusés que vous ne dites, et plus habiles à jouer de leur propre harpe. Car ils sont tous comme l'acteur, qui sait bien rugir, trembler, pleurer, rougir, pâlir, défaillir et renaître à son propre commandement ; ce qui n'empêche pas qu'il dépasse toujours un peu la limite qu'il a marquée. Toutefois, l'Othello véritable est plus aisément dupe de son propre jeu, jusqu'à vous étrangler tout net par la suite d'une simple menace, comme il pleurera bientôt sur vos malheurs s'il a commencé à feindre le pardon. Je conviens que cela ferait un monde absurde, dont les ivrognes et leurs virements et revirements nous donneraient quelque idée ; oui, s'il n'y avait le théâtre, qui est l'école des princes et des sujets et le seul conservatoire de la raison. Car l'acteur, qui ne va tout de même pas au désespoir, forme le public à n'être jamais tout à fait dupe ; c'est ainsi que l'acteur et le public ensemble apprennent à sentir. On dit qu'il n'y a plus de théâtre, et cela est à regretter ; car il me paraît que 1'art de l'écran ne peut conduire d'une manière aussi efficace cette éducation mutuelle. Nous aurons donc de dangereux tragédiens échappés dans les rues. »

Ŕ À moins, dit le politique, que nous ne venions à estimer au-dessus de tout le flegmatique, comme font les Anglais. Et sans doute y a-t-il plus de théâtre véritable dans leur parlement que dans le nôtre. En tout cas je plains nos journalistes s'ils se mêlent de raisonner. Les coups de théâtre se suivent comme des coups de tonnerre, et leur papier s'effondre sous leur stylo. Sem-blables quelquefois à Javert sauvé par Jean Valjean, ils iraient bien se jeter à l'eau, s'ils n'étaient retenus par un reste d'éducation théâtrale.

Ŕ Vous jouez tous de vos idées, dit le sage, comme des hommes très rusés que vous êtes ; et je crois bien que tous les hommes sont comme vous. Ils se cachent dans un rôle, et, par un trou semblable au trou du rideau de notre enfance, ils observent très bien sans être vus. Avouez que tout compté les ligues ne pourront finir que par un geste noble comme celui qu'elles ont essayé. Car elles voient bien qu'elles n'ont pas le nombre, et que le nombre s'organise par elles, et se trouvera armé quand elles le seront. Même un homme sans imagination peut bien prévoir le retour à la garde nationale cette institution éternelle. Qui de ces Messieurs de la droite n'a compris que, s'ils continuaient, la révolution serait faite par leur propre faute ? D'où ce geste si vite repris, mais plus sincère qu'ils ne voudraient.

Ŕ Dangereux comédiens, dit le politique.

Ŕ Non pas, dit le sage, mais plutôt sincères sans le vouloir. Où j'aperçois observation et calcul d'intérêts, je respire. Je ne me laisse plus troubler trop par le poignard et la coupe empoisonnée, quand je vois que l'acteur pense à son train de minuit quarante. L'homme est un explosif dangereux dont il faudrait attendre des surprises. Heureusement nous pensons en société et nous sommes comme le Chœur de la Comédie Humaine. Nous essayons des opinions, et de préférence en vers, car le vers modère évidemment les réac-tions. C’est après des essais de ce genre que nous savons ce que nous pensons.

Nous sommes des spectateurs formés. Il faut se laisser aller bonnement si l'on veut être du peuple. »

C'est ainsi que le sage faisait la part du poète.

14 décembre 1935.

Esquisses de l’homme (1927), 4e édition, 1938

XXXIII

Dans le document Esquisses de l’homme (Page 98-101)