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Les grandes saisons de l'histoire

Dans le document Esquisses de l’homme (Page 165-170)

5 décembre 1921.

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L'astronome dit : « Je connais assez mal ce qui se passe sur la terre, et bien plus mal ce que les hommes ont fait avant nous ; en revanche je connais passablement ce qui se passe dans le ciel et même ce qui s'y est passé aux yeux de nos lointains ancêtres.

Et si vous me dites que Thalès a prédit une éclipse totale de soleil, visible de l'Asie Mineure, je vous dirai sans trop de peine, et sans m'exposer à de graves erreurs, quel jour, en quelle saison et en quelle année cette éclipse a eu lieu ; et c'est à vous, historiens, de régler votre chronologie sur la mienne.

Remontant bien plus haut encore dans le passé, je puis affirmer qu'il y a environ douze mille ans, les saisons étaient arrivées au plus haut degré

d'inégalité que permette le système solaire. En ces régions que nous appelons maintenant tempérées, les glaciers s'étendaient jusque sur les plaines à chaque hiver ; en revanche l'été était brûlant et presque saharien, d'où un printemps torrentiel, des fleuves furieux et chargés de glaçons, des terres balayées et ravinées, que l'ardent soleil transformait bientôt en sables stériles. Certai-nement la vie des hommes était moins facile en France que maintenant ; beaucoup mouraient de faim ou de froid ; beaucoup émigraient vers des régions plus clémentes. J'arrête ici mes suppositions. Quelles mœurs et quelle police d'après cela, je ne sais. Ce que je sais, c'est que treize mille ans environ avant ce difficile passage, les saisons en ces mêmes lieux ressemblaient assez à ce qu'elles sont maintenant, que l'hiver était moins rude et l'été moins brûlant, comme nous voyons, et comme on verra encore mieux dans les siècles qui suivront. D'où, en ce temps qui précède de loin nos histoires, certainement d'autres mœurs et d'autres régimes politiques. Je me risquerais même à remonter encore bien plus loin ; je compterais alors par millions

« Ce n'est pas peu, dit le sociologue. J'en conclus d'abord et en gros que l'humanité dut émigrer du pôle à l'équateur, poursuivant la chaleur conve-nable ; et aussi qu'elle n'a pu remonter de l'équateur vers le pôle qu'après avoir inventé le feu. Mais cette vue est trop sommaire ; car, d'après ce que vous dites, il y a eu de longues oscillations des saisons, qui, même le feu étant inventé, ont certainement modifié beaucoup la migration essentielle. Comme il y a une inégalité violente des saisons qui rend la vie difficile et rare, il y a aussi une constance de l'été qui abrutit. Je conclus que les peuples nombreux et intelligents qui ont fait avancer les mœurs, les lois et les sciences, n'ont pas toujours été établis dans les mêmes régions. Au commencement de certaines périodes la civilisation descendait du nord au midi. En ces temps-là l’Égypte pays heureux, explorant les régions sibérienne, y trouvait les traces d'un régime humain stable et qui se croyait éternel, et les archéologues égyptiens cherchaient les causes d'une décadence difficilement explicable. Mais, dans la période qui suivait, c'était l’Égypte à son tour qui était problème pour les archéologues du Nord. Avec cette différence toutefois, que la décadence du Nord se produisait par destruction et migration, au lieu que la décadence du Sud était torpeur, paresse, esclavage. Mais la tradition de l'âge d'or et des dieux sur la terre se retrouve partout, et bien fondée. »

L'historien poursuivait son monologue intérieur. « J'ai toujours enseigné, se disait-il, que la vraie histoire est 1'histoire des climats ; mais je m'aperçois que je ne découvrais pas cette idée dans toute son étendue. Ce qui est clair maintenant pour moi, c'est que le progrès continu n'a pu avoir lieu ; qu'il y a

eu au contraire des interruptions et des découvertes d'un passé enseveli, en sorte que l'on a toujours repris un état antérieur bien plus civilisé. Le progrès a consisté en une obéissance continuelle à la tradition. Les hommes ont toujours cru que leurs prédécesseurs valaient mieux qu'eux et en cela ils se trompaient ; les uns et les autres s'adaptaient à des climats différents. Le progrès fut adaptation. »

5 décembre 1921.

Esquisses de l’homme (1927), 4e édition, 1938

LVI

Thalès

10 novembre 1921.

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Un peintre doit d'abord apprendre à retenir son pinceau, sans quoi il effacera aussitôt sa première pensée, qu'il vient d'esquisser. Même l'homme habile se donnera le temps de considérer le visage de son œuvre naissante.

Mais toute action entraîne, et détourne d'observer. J'ai connu des peintres novices et intempérants qui s'emportaient à leurs propres gestes, au point de ne plus regarder le modèle, ni même leur tableau. Le sculpteur qui veut écrire sa pensée dans la terre glaise est encore plus mal placé pour savoir ce qu'il fait, et par conséquent ce qu'il veut ; car le moindre mouvement de la main change la forme ; ainsi ce qu'il allait comprendre, souvent il l'efface.

Cette impatience de la main éteint la pensée de deux manières. D'abord par l'action elle fait un autre objet. Mais il se fait aussi dans le corps humain un changement d'attitude, et comme une mimique nouvelle, qui change la prise en même temps que l'objet. C'est pourquoi la légende nous représente bien Thalès immobile.

Il y a bien de la différence entre le peintre agité et l'impatient chimiste qui mélange, agite, transvase, cuit et recuit. Mais il est vrai aussi que le chimiste doit se défier de cette puissance qu'il exerce sur les eaux, les terres et les métaux ; ce genre d'action efface aussi la pensée de deux manières, par l'inconstante mimique, et par le changement de la chose, changement presque toujours irréparable. Cette inquiétude qui gagne les savants et qui les dispose à disputer témérairement des principes, cette inquiétude vient de chimie. Cette fureur d'espérer, que l'on voit grossie dans les anciens alchimistes, tient un peu à cet appareil de fourneaux et de creusets ; méthode guerrière et conquérante ; toujours violente un peu, même chez les plus prudents et les plus retenus ; le succès les punit toujours assez et la puissance les console mal. Toute couronne se pose sur une tête vide.

Ainsi les guerriers, par leur impatience à manier l'homme, sont privés de le connaître. Comment sauraient-ils ce qu'il est puisqu'ils le changent sans égard ni précaution. Cette méthode de frapper l'homme de le rompre, de le cuire et recuire, fait une expérience ambiguë. Le chimiste, en cette chimie, est alchimiste toujours ; son regard seul change déjà la chose. Observez seule-ment un enfant qui joue ; s'il soupçonne que vous l'observez, il n'y a plus de jeu, mais un mélange de timidité et de comédie, indéchiffrable. Du coin de l’œil, et en passant vite, c'est ainsi qu'on surprend quelquefois l'homme vrai.

Je vois Molière à l'affût et immobile, comme Thalès. C'est pourquoi l'esprit, las d'ignorer et de pouvoir, retrouve son salut dans le spectacle du ciel.

Heureusement notre main n'atteint pas jusque-là. L'homme ne peut ici que penser.

10 novembre 1921.

Esquisses de l’homme (1927), 4e édition, 1938

LVII

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