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Dans un film autobiographique de JEONG Ji-yeong, Hŏlliudŭ k’idŭ ŭi saengae (헐리우드키드의 생애, La Vie d’un kid d’Hollywood, 1994), nous pouvons remarquer une culture d’amateur du cinéma, avant l’arrivée de celle de la génération Munhwawon. Myŏnggil, le protagoniste du film et ses amis sont nés au début (ou au milieu) des années 1940. Leur adolescence est décrite dans le film de cette manière : « droguée du cinéma comme si elle l’était à l’opium ». Les œuvres cinématographiques qui les ont fascinés sont principalement hollywoodiennes, et dans une moindre mesure, européennes : notamment Le Voleur de bicyclette, Un tramway nommé Désir, À l’est d’Eden, Touchez pas au grisbi et Vacances romaines. Pour ces jeunes suburbains de Séoul, le cinéma coréen est « rustaud » et il ne mérite pas les « kogŭp kwan’gaek » (고급 관객, spectateurs d’une haute classe comme eux. Au lycée, ils ont collectionné d’une manière obsessionnelle des informations sur les films étrangers, notamment les noms des acteurs, ceux des réalisateurs et la vie privée des vedettes. Les jeunes fans du cinéma se sont vantés de savoirs sur le cinéma et Myŏnggil était jaloux de son ami Pyŏngsŏk qui connaissait mieux le cinéma occidental que lui. À l’origine de sa jalousie, se trouvait également une admiration. Les affiches de cinéma de Pyŏngsŏk étaient une ressource tellement précieuse que quand il a perdu ses archives, il a agressé violemment le suspect du vol. Le lieu où ils pouvaient satisfaire leur désir pour le cinéma était principalement les salles de cinéma du quartier. Ils sont allés aussi à celle située dans une base de l’armée états-unienne.

Contrairement à Myŏnggil qui n’a pas apprécié d’y voir le film en raison de l’absence de sous-titre, Pyŏngsŏk l’a adoré. Ce dernier a souligné l’importance de l’esthétique de l’image au sein du 7e art.

Le film de JEONG Ji-yeong montre sans cesse le lien entre le désir pour les États-Unis et la passion pour le cinéma des jeunes amateurs. Les personnages principaux du film,

Myŏnggil et Pyŏngsŏk discutent de nombreux films occidentaux, sans pouvoir les visionner dans leur ensemble malgré leur fanatisme pour la question. Ils n’avaient pas de moyens financiers suffisants pour acheter des billets, et, étant mineurs, la majorité d’entre eux leur étaient interdits. Même s’ils arrivaient à pénétrer dans la salle de cinéma en évitant la surveillance, leurs professeurs ou les policiers venaient les empêcher de regarder le film puis ils étaient sanctionnés. Pour eux, le cinéma occidental se situait une grande partie dans les images et les nouvelles présentées dans les affiches et les revues. Par conséquent, Myŏnggil et Pyŏngsŏk avaient soif d’un objet dont la substance réelle leur était inaccessible. En outre, ils ont créé un groupe avec d’autres fans du cinéma occidental, nommé Hwangya ŭi 7in (황야의 7 , Sept personnes au désert) d’après le titre d’un film western : Les Sept mercenaires.

Néanmoins, leur groupe ne comprenait que cinq membres. Ce décalage entre le nom du groupe et son effectif réel souligne le fossé qui sépare les personnages principaux du film de leur idéal. Ainsi le monde cinématographique qu’ils désiraient était surtout le produit d’un fantasme. Un jour, les cinq adolescents ont tenté d’aller illégalement aux États-Unis afin de rencontrer leurs vedettes. Cependant, leur train s’est arrêté au milieu du trajet, et leur tentative s’est conclue par un échec cuisant. Pendant qu’ils suivaient une quête fantasmée d’un

« ailleurs » cinématographique, la réalité dans laquelle, le pays était plongé et où se passaient des luttes contre le régime autoritaire ne les intéressait pas. Même s’ils vivaient en Corée du Sud, ils ne se sentaient pas appartenir à ce pays, mais à Hollywood. Pyŏngsŏk est resté dans cette illusion jusqu’à la fin de sa vie. En attendant la lettre d’invitation de sa sœur pour un visa aux États-Unis, il refusait de s’intégrer à son pays natal. Lors d’un incendie chez lui, au lieu de sauver son enfant, il est sorti avec ses trésors, c’est-à-dire ses affiches de films. Devenu fou, il se jette devant des voitures en train de rouler. Sa vie fanatique de cinéma prend fin de cette manière brutale.

La cinéphilie que nous trouvons dans le film de JEONG Ji-yeong, est fortement liée à l’admiration pour la culture occidentale, notamment celle des États-Unis. Cet enthousiasme pour le pays occidental n’est pas nouveau en Corée. En évoquant l’identité culturelle d’une

« hwangsaek singmin chi » (황색 식민지, colonie jaune), YU Seon-yeong [YU Sŏnyŏng]

s’appuie sur des contradictions de l’époque coloniale. Selon YU, la poursuite pour la modernité de la Corée coloniale a été concrétisée à travers le désir pour l’américanisation.

Étant donné que son élément de domination majeur était japonais, donc différent d’autres colonisateurs qui étaient « blancs », les Coréens ont pris les États-Unis comme modèle, et

ainsi de ne pas suivre le modèle du Japon356. Le succès mondial du cinéma hollywoodien a renforcé l’attirance pour la modernité américaine chez les Coréens. Ainsi, le cinéma, le divertissement le plus moderne de l’époque, a participé au rêve d’américanisation. Par ailleurs, en réponse au soutien des États-Unis lors de la guerre de Corée, l’image favorable du pays a été accentuée dans la moitié sud de la péninsule coréenne. Selon une étude sur la culture cinématographique des étudiants sud-coréens des années 1960 de MUN Jae-cheol, les étudiants cinéphiles avaient une préférence pour les films étrangers où ils trouvaient un certain gain artistique. Pour MUN, cela les distinguait femmes spectatrices ou des individus issus de la classe ouvrière, qui, au contraire, étaient davantage attirés par les films coréens.

Leur cinéphilie fonctionnait comme un reflet de leur désir pour la modernisation de la Corée du Sud à travers un intérêt pour les films occidentaux, notamment les films américains357.

En outre, la cinéphilie avant l’apparition de la génération Munhwawon était davantage tournée vers la quête d’informations cinématographiques. Malgré l’envie de voir tous les films reconnus dans le monde cinématographique occidental, les lieux de projection des films étaient limités. Il n’y avait aucune cinémathèque dans le pays : le Han'guk p'illŭm pogwanso (한국필름보관소, Archives des films de Corée) a été fondé en 1974, mais il n’avait pas d’espace où le public pouvait voir des films. Il faut attendre les années 1990 pour une projection régulière dans une cinémathèque nationale soit proposée358. Les salles de cinéma, la chaîne de télévision de l’armée américaine, l’AFKN (American Forces Korea Network) et des émissions hebdomadaires de la télévision telles que Chumal ŭi myŏnghwa (주말의 명화, Classique du cinéma du weekend) de MBC et Myŏnghwa kŭkchang (명화극장, Cinéma des films excellents) de KBS 1TV359 étaient les médiums principaux pour voir des films considérés comme « classiques ». Les étudiants de l’époque ont parfois emprunté des pellicules de films des ambassades des pays étrangers, des chaînes de télévision, voire des étrangers résidant en Corée du Sud. Ainsi, il y avait très peu d’occasions d’accéder aux films des autres pays. Par conséquent, même si, d’après MUN, des étudiants cinéphiles des années 1960 ont commencé

356 Voir YU Seon-yeong. « Hwangsaek singminji ŭi munhwa chŏngch’e sŏng : amerik'anaijŭdŭ modŏnit'i (황색식민지의 문화정체성 : 아메리카나이즈드 모더니티, L’identité culturelle d’une colonie jaune : modernité américanisée) ». Ŏllon kwa sahoe, 1997, n°18, p.81-122.

357 Voir MUN Jae-cheol. « Yŏnghwa chŏk kyŏnghŏm pangsik… op. cit., p.113-138.

358 Bien que des projections régulières aient été organisées depuis son emménagement à Yesul ŭi chŏndang (예술의 전당, Centre des arts de Séoul) en 1990, le programme n’a pas reçu de réponse favorable du public. En 1991, l’établissement s’est donné un autre nom, le Hang'uk yŏngsang charyowŏn (한국영상자료원, Archives coréennes du cinéma) que l’État a commencé à subventionner. Dorénavant sont arrivés le service du Han'guk yŏnghwa teit'ŏ peisŭ (한국영화데이터베이스, Base de données du cinéma coréen) en 2006 et celui de la médiathèque en 2007. La cinémathèque de l’établissement reçoit les spectateurs dès l’année 2008.

359 Ces émissions ont commencé à se diffuser à la fin des années 1960.

à appuyer sur la valeur artistique du cinéma et sur l’esthétique des images, ils n’ont pas pu développer leur propre discours cinématographique. De simples connaissances sur des films considérés comme « classiques » pouvaient avoir une importance, comme nous pouvons le voir dans le film de JEONG Ji-yeong. En outre, hormis l’organisation des projections des certaines œuvres cinématographiques dans les campus, les cinéphiles avant la génération Munhwawon n’ont pas exercés des activités collectives.

Djuna [Tyuna]360, un(e) critique de cinéma anonyme distingue les générations des amateurs de cinéma. Selon lui/elle, il y avait en premier lieu les « ch'uŏk ŭi yŏnghwa p'aen » (추억의 영화 팬, fans du cinéma des souvenirs) qui ont grandi en incorporant des informations sur les films hollywoodiens dans les années 1950 et 1960. Dans les années 2000, on trouve des cinéphiles ayant passé leur jeunesse en lisant Screen ou Roadshow361, des revues de la génération Munhwawon. Nous pouvons donc situer la MHSD à un niveau intermédiaire, entre

« les fans » et « les cinéphiles ». En ce sens, la cinéphilie de la génération des centres culturels a joué un rôle de transition au sein de l’évolution de la culture cinématographique de la Corée du Sud.

II — C

OMMENT PARLER DE LA CINEPHILIE DE LA GENERATION

M

UNHWAWON

 ?

Notre ambition est de comprendre comment la génération Munhwawon a rendu possibles l’apparition de la Korean New Wave et la dénomination d’art pour le cinéma coréen.

Ce dernier a longtemps été estimé comme de la pornographie ou comme un pur divertissement. Des changements bouleversants, notamment les modifications de la loi sur le cinéma, l’intervention des chaebŏl dans l’industrie du cinéma et un intérêt croissant envers le cinéma chez le public et les intellectuels, sont des facteurs externes que nous avons étudiés

360 Djuna (듀나, ?). Écrivain(e) de science-fiction et critique de cinéma sud-coréen. Il (Elle) a commencé sa carrière au début des années 1990. Il (Elle) reste anonyme tout au long de son activité, aucune information privée le (la) concernant n'est révélée.

361 Djuna. « Chakka, kamdok i tŭllyŏ chunŭn chintcha ‘hŏlliudŭ k'idŭ ŭi saeng'ae’ (작가, 감독이 들려주는 진짜

‘헐리우드 키드의 생애’, La vie d’un véritable kid d’Hollywood racontée par un écrivain et un réalisateur) ».

Cine21, 20 juin 2005. Disponible : http://www.cine21.com/news/view/?mag_id=31480 [consulté le 19 juillet 2019]

précédemment. Des facteurs internes, propres au parcours des individus appartenant à la MHSD, sont donc notre objet d’attention à présent. Afin de réaliser cet objectif, une méthodologie par étude de cas, la prosopographie, est privilégiée. Il s’agit d’un « instrument fécond qui donne à voir des trajectoires individuelles dans toute leur complexité et leurs interactions362 ». La prosopographie est considérée comme un synonyme des études de trajectoires, des biographies collectives ou de l’élaboration d’une série de biographies. Elle permet de tester des hypothèses sur une population donnée en tenant à la fois des propos sur ses tendances générales, ses normes sociales et sur l’exceptionnalité de certains parcours.

Cependant, afin de renoncer à l’utopie du « tout décrire, seulement décrire », il faut la mener avec rigueur, mais surtout sans en perdre de vue les buts, toujours pour dire quelque chose de pertinent sur l’histoire d’un groupe363.