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Partie I : Éthique, économie et épistémologie

Définition 5 : Un quasi ordre est une relation binaire réflexive et transitive.

4.1. L’utilité et les besoins

La relecture du concept d’utilité que proposent Cooter et Rappoport permet de réinterpréter la conception classique de l’évolution épistémologique de l’économie normative. Cette interprétation conteste les « progrès » supposés de la théorie économique qu’aurait permis l’exclusion des jugements de valeur et notamment des comparaisons interpersonnelles. Selon ces auteurs, l’ancienne école, dans son usage des comparaisons d’utilité entre personnes, n’aurait pas conçu l’utilité comme une entité « subjective ». Elle n’aurait alors pas tant

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comparé des satisfactions incommensurables qu’une notion « objective » du bien-être économique, extérieure à l’appréciation par les individus de leurs propres états psychologiques. Selon Cooter er Rappoport, le bien-être économique ainsi déterminé se rapprocherait de la définition que Pareto attribue à l’utilité et qu’il oppose à l’ophélimité72. Le bien-être devient alors une notion « sociologique » qui fait intervenir les autres membres de la société et qui ne s’exprime pas nécessairement sur un marché. Et bien que la définition de l’utilité avancée par Pigou soit subjective, on l’a vu, elle ne correspondrait pas à la stricte satisfaction des désirs individuels. Cooter et Rappoport affirment qu’avant tout, chez Pigou, le bien-être est entendu comme ce qui dérive de la satisfaction de besoins.

Imaginons par exemple, écrit Rappoport, que l’on compare la satisfaction de deux individus, A et B, qui déjeunent. Supposons de plus que les revenus de A sont en dessous du niveau de subsistance tandis que B est plutôt riche :

« Que fait-on maintenant de l’affirmation : « Je tire plus de satisfaction que toi de cette nourriture » ? Si l’on considère la satisfaction d’un gourmand, les choses reposent toujours sur des fondements fragiles. Mais lorsqu’on entend par « satisfaction », la façon dont la nourriture réduit les déficiences causées par la malnutrition, l’affirmation de A apparaît s’éloigner loin du royaume des jugements de valeur et des assertions métaphysiques pour s’ancrer dans le royaume des faits tangibles. » (Rappoport, 1988, p. 87)

Les auteurs interprètent la définition du bien-être de l’ancienne économie du bien-être comme proche d’une conception selon laquelle le bien-être des individus est comparable, parce qu’il provient d’un pouvoir qui émane des biens73:

« [les économistes de l’école matérielles] croyaient que les besoins des individus, et, par

conséquent, le pouvoir de quantité données de biens utiles à satisfaire [ces besoins], pouvaient être comparées. C’est la comparaison des besoins et non la comparaison des

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« Nous emploierons le terme ophélimité, du grec ophelimos, pour exprimer le rapport de convenance qui fait qu’une chose satisfait un besoin ou un désir, légitime ou non. Ce nouveau terme nous est d’autant plus nécessaire que nous aurons besoin d’employer aussi le terme utile dans son acception ordinaire, c'est-à-dire pour désigner la propriété d’une chose d’être favorable au développement et à la prospérité d’un individu, d’une race, ou de toute l’espèce humaine. » (Pareto, 1896, p. 219)

73 Ce raisonnement n’est pas sans rappeler le plaidoyer de Sen en faveur des capabilités. Le concept de

capabilité, on le verra, conçoit le bien-être comme ce qui pourrait être réalisé par l’individu. Il s’éloigne donc largement d’une stricte dimension subjective et intègre la notion de « besoins », cf., infra, II, chap. 7 pour une présentation de la notion de capabilité.

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désirs subjectifs, qui est signifiée par le fait de comparer les utilités de personnes différentes. » (Cooter et Rappoport, 1984, p. 516)

Cette étape est fondamentale. Ce ne sont pas les satisfactions subjectives ou les capacités de satisfaction propres à chacun qui sont comparables mais « le pouvoir » des biens à satisfaire les besoins des individus. Il semble donc que les anciens économistes du bien-être aient été bien loin de la version exclusivement subjective que leurs successeurs donneront à l’utilité.

Cette interprétation est vivement critiquée par Pieter Hennipman (1988), qui refuse l’idée d’une utilité non subjective chez Marshall et Pigou :

« Cette interprétation est extrêmement déconcertante et ne repose sur aucune preuve textuelle. Marshall et Pigou ne réduisaient en aucun cas le concept d’utilité aux besoins matériels, et le décrivaient dans des termes indéniablement subjectifs. » (Hennipman, 1988, p. 81-82)

A charge contre Cooter et Rappoport, Hennipman rappelle la définition de l’utilité que propose Marshall comme « corrélative à ce que l’on désire ou à ce que l’on veut » (Marshall, 1920, p. 93, cité par Hennipman, 1988, p. 82) et qui n’autorise aucune interprétation « objectiviste » de l’utilité chez cet auteur. La définition que Pigou attribue à l’utilité, vient aussi appuyer les critiques d’Hennipman :

« Le bien-être d’un homme consiste alors dans sa satisfaction. Mais que signifie le terme de satisfaction ? Pas simplement le bonheur et le plaisir ; car les désirs d’un homme sont liées à d’autres choses qu’eux et doivent être satisfaits. Il semble alors, que lorsque son attitude face au désir est donnée, la satisfaction d’un homme dépende directement de l’étendue avec laquelle ses désirs sont satisfaits. […] Je l’emploierai ici [le terme d’utilité] pour désigner les satisfactions, de sorte que l’on puisse dire que le bien-être économique d’un homme est fait de ses utilités. » (Pigou, 1951, p. 288-289)

Pigou endosse une définition « indéniablement subjective » de l’utilité, fondée sur la satisfaction des désirs. Néanmoins, l’étude de sa défense des comparaisons interpersonnelles révèle quelques nuances qui atténuent la portée de la critique d’Hennipman.

- 85 - 4.2. L’homme moyen et la norme

Pigou conçoit en effet, dans sa réflexion sur le bien-être, la possibilité toute marshallienne de construire un « homme représentatif », c'est-à-dire un individu aux caractéristiques moyennes issu d’une conception sociologique de la personne qui affaiblit la représentation initiale de l’utilité comme subjective et ontologiquement individualiste.

« Si nous prenons maintenant des groupes de personnes au hasard, de la même race (sic) et élevés dans le même pays, nous trouvons qu’en de nombreux points qui sont comparables à l’aide de test objectifs, ils sont, en moyenne, assez semblables ; et, de fait, en ce qui concerne les caractères fondamentaux, il n’est pas nécessaire de nous limiter aux personnes de la même race et du même pays. Sur cette base, nous sommes, il me semble, autorisés à inférer par analogie qu’ils sont probablement similaires aussi en d’autres aspects. Dans tous les cas pratiques, nous agirons selon cette supposition. Nous ne pouvons pas prouver que cela est vrai. Mais nous n’avons pas besoin de le faire. Personne ne peut prouver que quiconque existe en dehors de lui-même et pourtant tout le monde est presque sûr que c’est le cas. […] Sur la base de l’analogie de l’observation et du rapport, les comparaisons interpersonnelles peuvent, je crois, s’effectuer de façon

appropriée et, de plus, à moins que nous n’ayons une raison spéciale de penser le contraire, un montant donné de quelque chose donnera certainement un montant similaire de satisfaction, peut-être pas entre tel homme et tel autre, mais entre des membres représentatifs de groupes d’individus comme les citoyens de Birmingham et les citoyens de Leeds. » (Pigou, 1951, p. 292)74

Pigou n’est pas le seul à introduire des nuances dans la conception subjective de l’utilité qu’il formule. Pareto avant lui, justifie l’usage quotidien des comparaisons interpersonnelles sur

une base similaire à celle de Pigou, fondée sur l’existence d’individus types auxquels on peut associer des niveaux d’ophélimité semblables. On avait vu que Pareto doutait de la possibilité de pouvoir comparer l’utilité d’une fourmi avec celle d’une gazelle ou d’un homme. Voici ce qu’il ajoute :

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Marshall avant lui, tenait la même position : « Il ne serait pas sain de dire que deux hommes, dotés du même revenu, dérivent des bénéfices égaux de son usage ; ou qu’ils souffriraient la même peine, s’il diminuait également pour chacun. […] Néanmoins, s’il y a mille personnes vivant à Sheffield, et un autre millier vivant à Leeds, chacun avec à peu près 100 £ par an, et si une taxe de 1£ est perçue sur chacun d’eux, nous pouvons être sûrs que les pertes de plaisir et autres dommages causés par la taxe à Sheffield seront d’égale importance avec celles causées à Leeds. » (Marshall, 1890, p. 18-19, cité par Cooter et Rappoport, 1984, p. 518)

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« Pourtant si l’on s’abstient, en général, de ces dernières comparaisons, on compare journellement les sensations d’hommes d’une même société, et parfois de sociétés différentes. […] Nous voyons maintenant qu’il n’y a nulle contradiction entre la proposition selon laquelle on ne peut comparer les ophélimités dont jouissent deux êtres vivants distincts, et les comparaisons journalières que l’on fait entre le bien-être de certains hommes et celui de certains autres. La première comparaison a en vue des individus déterminés ; la seconde, des individus ne s’écartant pas trop d’un certain type moyen. […] Les considérations que nous venons de développer, nous font voir dans quelles limites les comparaisons que l’on fait dans le cas [où deux êtres vivants sont distincts] sont valables. Elles seront d’autant plus sûres que les hommes comparés s’écarteront moins d’un certain type moyen ; d’autant plus incertaines qu’ils s’en écarteront plus. » (Pareto, 1907, p. 49)

Plus loin Pareto, se rapproche encore un peu plus de l’interprétation que proposent Cooter et Rappoport, lorsqu’il défend la possibilité de comparer les « utilités » (au sens particulier que donne Pareto à ce terme) individuelles :

« Cette comparaison est beaucoup plus facile que celle des ophélimités, au moins si l’on tombe d’accord sur le sens à donner au terme : utilité. Si l’on admet, comme cela a lieu

assez généralement, que l’utilité, pour un peuple, se confond avec la prospérité matérielle

et le développement moral et intellectuel, on a un criterium pour établir des

comparaisons entre des peuples différents. » (op.cit., p. 51)

L’utilité n’est pas ici, définie par les besoins qui sont satisfaits par les biens, mais comme un élément plus général, observable mais non attaché au sujet, et qui peut être comparé entre les « peuples ». De sorte que, s’il semble que Cooter et Rappoport aient conçu trop étroitement leur interprétation de l’ancienne économie du bien-être et qu’il soit malaisé de contester une certaine dimension subjective de l’utilité dans les thèses de Pigou ou de Marshall, leur position offre cependant la possibilité de s’éloigner d’une perspective centrée uniquement sur l’individu. Chez Pigou, comme chez Pareto, les individus ont des caractéristiques communes qui permettent de décrire les « ingrédients » d’une satisfaction moyenne au sein d’un groupe reconnu comme homogène. La définition strictement subjective de l’utilité, comme un état mental, qui ne peut être comprise qu’individuellement, ne recouvre ainsi qu’un aspect de la réflexion de Pareto ou de Pigou sur le sujet. Sen on le verra, reprend une ligne argumentative similaire lorsqu’il défend la notion de capabilité, qui comprend de nombreux éléments autres que la seule satisfaction subjective des préférences.

- 87 - Conclusion

Ce chapitre a tout d’abord montré comment l’exigence de scientificité qui traverse l’économie du bien-être a conduit la discipline à radicaliser son discours sur les comparaisons interpersonnelles d’utilité. Si la première génération d’économiste du bien-être effectuait des comparaisons interpersonnelles d’utilité dans le but ambitieux de promouvoir le bonheur de l’humanité grâce à l’accroissement de la richesse matérielle, la seconde génération impose l’abandon de ces comparaisons, et cela à partir de considérations épistémologiques, qui masquent mal, dans le cas de Robbins en tout cas, une sensibilité politique hostile aux transferts de revenus. Ce chapitre a également étudié comment Sen réintroduit les comparaisons interpersonnelles d’utilité en raison de la portée pratique qu’elles comportent, et comment il défend la possibilité de les effectuer sur un socle analytique valide. Les comparaisons de bien-être ou d’utilité entre individus sont acceptables et raisonnables dès lors qu’elles ne sont pas conçues trop étroitement et qu’elles n’impliquent pas des hypothèses inutilement radicales sur les degrés de correspondance entre les caractéristiques psychologiques des individus. Le cadre qu’il construit fournit une première illustration des possibilités offertes aux économistes pour élaborer une théorie contenant des jugements de valeur. En effet, s’il devient possible de proposer des remèdes aux inégalités de bien-être, en vertu d’un certain « bon sens » philosophique, et au sein d’un cadre théorique valide, la théorie économique aurait tord de se priver d’une réflexion qui interroge sa dimension redistributive. Le dernier chapitre de cette partie complète cette analyse et revient sur les arguments épistémologiques de Sen, qui permettent de bâtir un argumentaire plus général en faveur de la réintroduction d’éléments normatifs en économie.

Ce chapitre a aussi été l’occasion de présenter un « personnage » théorique important pour notre étude : le théorème d’Arrow, qui initie un programme de recherche, la théorie du choix social, auquel Sen contribue largement. Les concepts de la théorie du choix social arrovienne jouent un rôle essentiel dans la construction de l’approche par les capabilités. Qu’il s’agissent des préférences ou de l’évaluation conçue comme un exercice de classement, la conception alternative du bien-être développée par Sen au cours des années 1980 emprunte beaucoup, ainsi que les chapitres sept et huit de la thèse le montreront, à la théorie du choix social. Il était donc nécessaire de les présenter, et le faire maintenant permettait de ne pas les dissocier de la théorie à laquelle ils appartiennent.

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Troisièmement, ce chapitre a permis de lever une ambiguïté à propos de la position de Robbins parfois qualifiée de positiviste en raison de ses arguments formulés contre les comparaisons interpersonnelles d’utilité. Il ressort de cette analyse que Robbins mobilise, lorsqu’il s’agit des comparaisons interindividuelles, une thèse différente de l’apriorisme qu’il promeut dans le cadre plus général de sa méthodologie.

Enfin, ce chapitre a proposé une réflexion autour de la conception du bien-être qu’adopte l’économie du bien-être. Là où le paternalisme de toute définition qui s’éloignerait d’une conception subjective du bien-être est dénoncé par Pareto, mais condamne toute comparaison des niveaux de bien-être entre individus, une solution possible consiste à interpréter le bien- être au-delà de son seul caractère subjectif. Le bien-être peut se composer d’éléments communs à différents individus, qui proviendraient des biens, ainsi que le suggèrent Cooter et Rappoport, et non de la psychologie de l’individu. Si le bien-être, selon Sen, ne se réduit pas à un ensemble de besoins qui seraient assouvis par la consommation de certains biens, ce dernier s’engage résolument sur la voie d’une conception plus « objective » du bien-être, qui dépasse la seule satisfaction des préférences individuelles75. Loin d’une perspective pour laquelle chaque subjectivité resterait un mystère pour les autres, Sen, avec Marshall, Pigou, ou Little (1950) avant lui, défend l’idée que les individus ou groupes d’individus peuvent être considérés comme comparables en certains aspects, surtout lorsqu’il s’agit de penser les questions d’inégalités et de répartitions de ressources.

Après avoir examiné les débats que suscitent les comparaisons interpersonnelles d’utilité au sein de l’économie du bien-être, le chapitre suivant se propose d’élargir le cadre de la réflexion et de revenir sur les arguments philosophiques sur lesquels reposent – directement ou non – une part importante des thèses qui visent à exclure la réflexion normative du champ de la théorie économique. L’hypothèse qui sous-tend cette analyse est la suivante : explicitement ou non, les économistes qui choisissent de ne tenir compte que de la dimension positive de leur discipline, ont été influencés, dans leur méthodologie, par les évolutions de la philosophie analytique de la première moitié du XXe siècle, et avant cela, par la célèbre dichotomie entre les faits et les valeurs théorisée par Hume.

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