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Anthony Atkinson et la mesure des inégalités

Partie I : Éthique, économie et épistémologie

Section 1 : De la dichotomie entre faits et valeurs

2.1. Le programme de recherche de la théorie du choix social

2.1.1. Le pouvoir de la logique

2.2.1.2. Anthony Atkinson et la mesure des inégalités

Les articles de Kolm (1966, 1969, 1976a 1976b) d’Atkinson (1970) et de Sen (1973), fréquemment cités comme fondateurs de l’approche contemporaine des inégalités s’inscrivent dans la même démarche que celle qu’avait amorcée Dalton. On n’étudie ici que l’article d’Atkinson qui permet de présenter de façon simple le fonctionnement et les enjeux de l’approche contemporaine des inégalités. Il convient cependant de rendre hommage aux

62 Par exemple, Dalton conçoit l’inégalité d’une façon plurielle. Dans une remarque qui ne serait certainement

pas pour déplaire à Sen et qui préfigure les travaux contemporains sur les inégalités, voici comment Dalton précise ce point : « Il nous faudra donc considérer non pas seulement une variable mais deux et peut-être plus, entre lesquelles certaines relations fonctionnelles seront supposées exister» (Dalton, 1920, p. 348). Dalton admet donc que les déterminants du bien-être puissent être multiples. En pratique cependant, il ne s’avance pas plus loin sur ce terrain et considère les effets du revenu sur le bien-être définis d’une façon unique. Il faut attendre les écrits de Sen contre le monisme utilitariste (cf., infra, II, chap. 6) et en faveur d’une approche pluraliste du bien- être (cf., infra, II, chap. 7) puis enfin, les années 1980 avec les travaux d’Atkinson et Bourguignon (1982), et 1990 avec ceux de Tsui (1995) ou Maasoumi (1986, 1999) – pour ne citer qu’eux – pour que les inégalités soient définies et mesurées de façon multidimensionnelle.

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travaux de Kolm et de Sen, le premier pour le caractère pionner de son article de 1966 et le second pour les nombreuses propositions suggérées pour améliorer ce cadre théorique commun aux trois auteurs. Kolm est à ainsi à l’origine d’une propriété souvent reprise qui établit des propriétés d’« invariance » des indices d’inégalité – au contraire des indices construits par Dalton – lorsque tous les revenus sont multipliés par le même taux, par exemple. Sen, quant à lui, propose notamment l’axiome faible d’équité63.

Comme l’écrit Kolm :

« Il semble donc essentiel d’apprécier les implications économiques et si nous osons le dire, éthiques des mesures des inégalités ainsi que de construire des mesures exprimant les propriétés qui traduisent notre conception des inégalités. » (Kolm, 1976, p. 416)

Atkinson prend, lui aussi, pour point de départ, l’importance de la dimension normative de toute mesure des inégalités :

« Comme l’a cependant souligné Dalton il y a 50 ans dans son article fondateur, sous chaque mesure se trouve un concept de bien-être social et c’est de ce concept que nous devons nous occuper. » (Atkinson, 1970, p. 244)

Plus loin, il oppose les études pratiques des mesures des inégalités, limitées à l’examen des facilités d’usage qu’elles comportent à une réflexion qui porte sur la conception du bien-être qui leur est sous-jacente:

« La majeure partie de la littérature antérieure se préoccupait en fait de choisir entre diverses mesures agrégées. De telles propriétés étaient débattues sur la base de leur facilité à être estimées et interprétées, sur la gamme de leur variation et sur le fait de savoir si elles requerraient ou non des informations sur la totalité de la distribution. Cependant, ainsi que je l’ai fait remarquer précédemment, le problème central concerne clairement l’hypothèse sous-jacente sur la forme de la fonction de bien-être social qui est implicite dans le choix d’une mesure agrégée particulière. » (Atkinson, 1970, p. 253)

63 L’axiome faible d’équité se définit ainsi : « si une personne i a un niveau de bien-être inférieur à celui de la

personne j quel que soit le niveau de revenu individuel, alors, la solution optimale, lors de la distribution d’un montant total de revenu entre n individus incluant i et j, devrait donner à i un niveau de revenu supérieur à celui de j » (Sen, 1973, p. 18). Le passage d’un niveau de revenu à un niveau de bien-être est donné par la fonction de bien-être. Aucune hypothèse particulière n’est formulée ici quant aux différences individuelles de conversion d’un revenu en bien-être.

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Au moment de construire une fonction de bien-être social, Atkinson reprend les conditions posées par Dalton. La fonction doit être symétrique et additivement séparable, c'est-à-dire, selon l’interprétation d’Atkinson, insensible à l’identité des individus qui possèdent un revenu64. D’autre part, elle dépend des fonctions de bien-être individuel, (fonction U(.))

qu’Atkinson se garde bien d’appeler fonction d’utilité, ainsi que le fait remarquer Sen65. Celle-ci a néanmoins le même rôle qu’une fonction d’utilité et permet d’évaluer le bien-être d’un individu doté d’un revenu quelconque. Cette fonction est supposée concave et décroissante. Ces hypothèses, permettent alors à Atkinson d’utiliser les résultats théoriques de Rothschild et Stiglitz (1969) sur les choix dans l’incertain et d’écrire que le bien-être associé à une distribution est :

0 ( ) ( )

y

W =

U y f y dy, avec y le revenu moyen

Cette équation est similaire à celle qui permet de calculer l’utilité espérée associée à une loterie. « L’hypothèse selon laquelle U(.) est concave est équivalente à celle selon laquelle

une personne est averse au risque » (Atkinson, 1970, p. 245)66. D’autre part, f(y) est interprété

comme la part de la population qui perçoit au plus y (densité de probabilité) et donc comme la « probabilité de jouir de U(y) ».

La première étape de la démarche d’Atkinson utilise les résultats qui permettent de classer deux distributions grâce à la dominance stochastique d’ordre un et deux, appliqués au contexte de la mesure des inégalités. En n’imposant aux fonctions U(.) que des restrictions

minimales (les fonctions doivent être croissantes et concaves) il est possible de classer deux à deux un ensemble de distributions de revenu. Si cette méthode présente l’inconvénient de ne pouvoir classer toutes les distributions de revenu en raison de la forme très peu spécifiée de la fonction U(.), elle a précisément pour avantage, aux yeux de certains, de n’imposer qu’un

petit nombre de restrictions aux fonctions U(.). Dans un cadre ou chaque hypothèse formule

un jugement de valeur qui peut être contesté, mesurer l’inégalité à l’aide de fonctions U(.) peu

spécifiées présente, par exemple, l’avantage de pouvoir supposer que ces fonctions sont

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La condition de symétrie interdit que la fonction de bien-être se modifie si l’on permute l’identité des individus.

65 (Sen, 1997, p. 39). Atkinson tente probablement ainsi d’éviter toutes les critiques qui s’adressent aux fonctions

d’utilité, notamment au sujet des comparaisons interpersonnelles d’utilité.

66Certains ajouteront, qu’appliquée à la mesure des inégalités, la concavité de la fonction U(.) mesure

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identiques pour tous. Moins U(.) est spécifiée, plus une telle hypothèse gagne en plausibilité

(car à un certain niveau de généralité, les comportements des individus peuvent être supposés plus ou moins identiques).

Atkinson se propose ensuite de discuter les hypothèses supplémentaires qui peuvent être imposées aux fonctions de bien-être social afin de pallier les insuffisances des mesures par dominance. En spécifiant plus avant les propriétés de la fonction de bien-être, il devient possible d’obtenir des ordres complets de distributions de revenu. L’auteur étudie par exemple une mesure dérivée de celle proposée par Dalton, à laquelle il ajoute cependant la condition d’indépendance proposée par Kolm (1969). La mesure des inégalités ainsi élaborée compare le revenu moyen actuel au revenu également distribué, associé au même niveau de bien-être. En d’autres termes, il s’agit de déterminer le niveau de bien-être associé à la répartition actuelle du revenu, puis de calculer quel serait, pour ce niveau de bien-être, le montant du revenu s’il était également distribué au sein de la population. Le rapport entre ce revenu et le revenu moyen, permet de mesurer le degré d’inégalité associé à une distribution du revenu donnée67. Atkinson s’intéresse ensuite au coefficient de Gini ; celui-ci accorde plus d’importance aux transferts de revenu affectant la classe moyenne. De sorte qu’en utilisant une mesure de l’inégalité fondée sur le coefficient de Gini, les transferts en faveur des revenus moyens conduisent à considérer la distribution ainsi obtenue comme plus égale que la distribution avant transfert. Or, comme le souligne Atkinson, c’est un choix normatif qui peut ne pas correspondre à celui de la société, si cette dernière devait s’exprimer sur le sujet. Tout comme le revendiquait Dalton, il convient d’étudier les normes et les conceptions de l’inégalité qui sous-tendent les mesures proposées :

« L’étude des fonction de bien-être social qui sont implicites aux mesures conventionnelles des inégalités montre qu’en de nombreux cas, elles ont des propriétés qui ont peu de chance d’être acceptées, et qu’en général, il n’y a aucune raison de croire qu’elles soient en accord avec les valeurs sociales. Pour ces raisons, j’espère que ces mesures traditionnelles seront rejetées au profit de considérations directes sur les propriétés que nous souhaitons qu’une fonction de bien-être social satisfasse. » (Atkinson, 1970, p. 262) 68

67 La mesure des inégalités d’Atkinson s’écrit en fait : I 1 yEDE

µ

= − avec yEDE le revenu également distribué (« equally distributed equivalent income ») et µ le revenu moyen (Atkinson, 1970, p. 250).

68 Cependant, l’analyse d’Atkinson se limite aux hypothèses posées sur la fonction de bien-être social et ne

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Atkinson énonce, dans ces derniers mots, le programme de recherche de ce qui deviendra la mesure axiomatique des inégalités, et qui propose de déduire, d’axiomes posés sur la fonction de bien-être, des mesures ou des classes de mesure des inégalités qui satisfont ces axiomes, à l’instar des travaux de Bourguignon (1979), Blackorby et Donaldson (1978) ou Shorrocks (1980). Le cadre d’analyse s’étend encore dans les années 1980 puisqu’il intègre des analyses sur les mesures multidimensionnelles de l’inégalité comme dans les recherches d’Atkinson et Bourguignon (1982), initiateurs de ce type de démarche, de Tsui (1995) ou encore de Maasoumi (1999).

En conclusion, les mesures axiomatiques des inégalités revendiquent une approche normative du phénomène de l’inégalité mais proposent de limiter les jugements de valeurs qu’elles formulent, aux axiomes posées sur les fonctions de bien-être social ou les fonctions de bien- être individuel. A l’instar de la théorie du choix social, ces mesures « contiennent » les jugements de valeurs que la théorie doit formuler dans le sens où ces derniers sont parfaitement explicités et ne doivent apparaître qu’au niveau des axiomes posés au départ.

Ce détour par la mesure des inégalités nous a permis de montrer comment l’apparition de nouveaux outils méthodologiques, ici l’axiomatique, permet d’apporter certaines réponses aux problèmes posés par le contenu normatif des théories économiques, grâce à l’effort de transparence qu’elle impose. Dans le paragraphe qui suit, on se tourne à nouveau vers la théorie du choix social, afin de conclure l’analyse du rapport qu’elle entretient aux valeurs en nuançant la conclusion qui vient d’être avancée pour la mesure des inégalités et que l’on pourrait généraliser à la théorie du choix social. Le contenu normatif de cette dernière ne se limite pas, contrairement à ce qui est parfois avancé par certains théoriciens de la discipline (Hylland (1986) par exemple) aux jugements de valeurs exprimés par les axiomes posés sur les fonctions de bien-être social. D’autres éléments, tels que le contexte politique ou idéologique dans lequel évolue le théoricien, par exemple, peuvent amener ce dernier à formuler des jugements de valeur qua économiste69. Le théoricien affirme alors un contenu supposées être « assez acceptables » (op. cit., p. 245). Sen analysera plus tard (1973, 1977) les inconvénients majeurs liés aux mesures des inégalités fondées sur des fonctions U(.), qui reposent sur le fait que la concavité de la fonction puisse varier sans que la distribution initiale n’ait changé. Sen interprète l’indice d’Atkinson comme une mesure du « degré de nocivité » de l’inégalité des revenus (Sen, 1992, p. 145). D’autres auteurs s’interrogent sur les différentes formes de concavité de la fonction (quasi-concave, s-concave etc.), Blackorby et Donaldson (1978), Shorrocks (1980), Sen (1997) ou encore Maasoumi (1999).

69 Le lien qui unit ici idéologie et jugement de valeur tient en ce que l’idéologie d’un auteur peut influer sur la

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normatif plus important que ne le suppose l’idée selon laquelle il étudie, de façon neutre, les normes proposées pour la fonction de bien-être social et exprimées au travers des axiomes.