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Au-delà de l’usage, ou de la productivité philosophique de la fiction

Dans le document Philosophie morale et mondes fictionnels (Page 121-124)

2. Des usages philosophiques de la fiction

2.3. Au-delà de l’usage, ou de la productivité philosophique de la fiction

Ce que se propose de considérer Philippe Sabot, c’est donc l’idée d’envisager, en lieu et place d’un rapport d’extériorité mutuelle de la philosophie et de la fiction,

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l’hypothèse de leur « intrication concrète » ou encore de leur « implication mutuelle ». 252 A cet effet, il considère le travail de Vincent Descombes sur la

Recherche, dont l’approche contraste avec celle des auteurs que nous avons pu voir

auparavant dans la mesure où son geste initial est d’abord critique vis-à-vis de son propre projet, qui consiste à approcher philosophiquement une œuvre d’un point de

vue externe. Ce qui va le conduire d’entrée de jeu à poser une question occultée par ces auteurs, celle que préconisent d’une certaine façon Martha Nussbaum par son emphase sur l’importance du style et le lien entre forme et contenu ; ainsi que Stanley Cavell, lorsqu’il nous conseille de laisser à une œuvre le soin de nous apprendre à la saisir ; puisqu’il va se demander tout au long de son essai : « Quelle

sorte de philosophie Proust a bien pu faire avec – ou dans – son roman, qu’il n’aurait

sans doute jamais pu faire autrement. » 253

Selon Descombes, le projet de lecture qui oriente généralement les approches

critiques de l’œuvre proustienne est définie par une « distribution hiérarchisée » du

théorique et du romanesque chez Proust, ses commentateurs ayant eu tendance à vouloir lire le romancier à l’aune du théoricien qui s’exprimait dans l’essai Contre

Saint-Beuve. Contrairement d’ailleurs, nous l’avons vu, à ce que ce dernier y

suggérait quant à l’irréductibilité de la philosophie instanciée dans son écriture

romanesque au discours conceptuel propre à cet essai. Ainsi ils ont été enclins à

procéder à une herméneutique de la Recherche, en tachant d’en dévoiler la manne

philosophique, pensée brute dont la venue au monde comme véritable philosophie réclamait l’intervention du philosophe herméneute. Ou comme Deleuze, à les lire à l’aune de considérations théoriques externes, en pensant deviner dans l’œuvre du

252 P. SABOT, Philosophie et littérature, op. cit., p. 81. 253 Ibid., p. 82.

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romancier les pensées du théoricien, alors que bien souvent, ce n’était que les leurs qu’ils tendaient à y projeter. 254 Ce que conteste justement V. Descombes, après

tout, comme il le demande :

Pourquoi ne pas considérer que le roman est philosophiquement plus avancé que l’essai ? Pourquoi ne pas chercher la pensée la plus instructive dans le récit ? Renversant l’ordre habituel, j’ai essayé de tenir le roman pour un éclaircissement, et non pour une simple transposition de l’essai. 255

Son hypothèse étant ici que la philosophie du roman n’est ni à trouver dans les considérations philosophiques qu’on viendrait lui appliquer d’un point de vue externe, ou celles qu’on penserait devoir découvrir et dévoiler depuis une position interne, laquelle serait, malgré son immanence, non moins extérieure au travail effectif de l’œuvre puisque le principe générateur de sa philosophie serait encore une fois étranger à celle-ci. Il s’agit plutôt d’envisager la possibilité que si philosophie du roman il y a, ce n’est rien d’autre que celle qu’il produit lui-même.256

Pour Descombes :

La Recherche est un livre philosophiquement instructif par les concepts que le romancier met en œuvre pour penser en romancier, pour bâtir son histoire. Je cite en vrac : le prestige, le malentendu, la distinction, l’élection et l’exclusion, le charme personnel, la morgue, les devoirs et les obligations, l’ennui et l’exaltation, la conversation, le chez soi, la valeur mondaine, l’art des distances, etc. Tout cela compose la philosophie proustienne du roman.257

Pour Phillipe Sabot, afin de comprendre l’hypothèse formulée et étudiée par Descombes, donc celle que sous-entend ce qu’il appelle le schème productif, la

254 Ibid., p. 84.

255 Ibid., p. 85 ; V. DESCOMBES, Proust: philosophie du roman, Paris, les Éd. de Minuit, 1987, p. 15.

256 P. SABOT, Philosophie et littérature, op. cit., p. 86. 257 V. DESCOMBES, Proust, op. cit., p. 18.

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distinction qu’il effectue ci-dessus est importante. Ceci dans la mesure où elle nous montre la différence qui sépare une entreprise de recomposition d’un supposé « livre de philosophie » dont la Recherche serait l’illustration, son discours imagé

venant enrober les propositions instructives que ce livre fantasmé par ses

commentateur contiendrait si l’on décidait de le débarrasser de ses habits

romanesques ; et la tentative consistant à s’interroger sur la philosophie réellement mise en œuvre par Proust, celle de son roman, telle qu’il la produite lorsqu’il l’écrivit. 258 Ainsi le schème productif dont le travail de Descombes est ici

représentatif, nous indique que lire philosophiquement une œuvre littéraire ; et à notre sens cela vaut pour la lecture d’une œuvre cinématographique, ce n’est pas « la hausser jusqu’à cette philosophie extérieure dont elle serait l’expression ou le

décalque » sur le mode du schème didactique, ni « la réduire à un contenu spéculatif qu’elle retiendrait en elle et qu’il faudrait recueillir par le biais d’une interprétation » selon celui du schème herméneutique ; mais « c’est au contraire se

mettre soi-même à la hauteur du texte » 259 que l’on étudie. Du texte, du film, de la

série télévisée, ou encore de la pièce de théâtre dont il est question ; sachant qu’il

faut alors laisser l’œuvre nous guider dans sa compréhension. S’il s’agit par exemple d’un bon film « il devrait m’aider, si je veux bien me laisser faire, à apprendre à réfléchir au rapport que j’entretiens avec lui ».260

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