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L’unité dans la multitude

Une réalité spirituelle

Chapitre 2 : L’union spirituelle

1. L’unité dans la multitude

Division et rassemblement

Voici les choses qui jadis ont obtenu l'Unité. Le ciel est pur parce qu'il a obtenu l'Unité.

La terre est en repos parce qu'elle a obtenu l'Unité.

Les esprits sont doués d'une intelligence divine parce qu'ils ont obtenu l'Unité. Les vallées se remplissent parce qu'elles ont obtenu l'Unité.

Les dix mille êtres naissent parce qu'ils ont obtenu l'Unité.

Les princes et rois sont les modèles du monde parce qu'ils ont obtenu l'Unité. Voilà ce que l'Unité a produit. 201

Cette unité du monde revendiquée dans la tradition taoïste peut être comparée à une monade,202 ou unité première, principe créateur, termes dans lesquels on reconnaît aisément la nature du Tao. Le passé composé présent dans la traduction du chapitre du ​Tao-Te-King cité ci-dessus ne doit pas induire en erreur : il ne s’agit pas d’un fait révolu, mais plutôt du fait d’obtenir l’Unité sans cesse actualisé. La traduction de Stephen Mitchell annule l'ambiguïté en précisant que les êtres (tous comme le ciel et la terre) sont « sans cesse renouvelés » 203par une connexion « en harmonie avec le Tao » qui leur permet de « se multipli[er] sans cesse. » Ainsi, la prolifération des multiples êtres se fait par la connexion à l’Unité, c'est-à-dire au Tao et par extension aux êtres rassemblés entre eux au sein de cette Unité.

De plus, au-delà de rassembler les êtres dans une dimension spirituelle, l’union se fait également dans la matière :

Si (l'homme) cultive le Tao au dedans de lui-même, sa vertu deviendra sincère. S'il le cultive dans sa famille, sa vertu deviendra surabondante.

S'il le cultive dans le village, sa vertu deviendra étendue. S'il le cultive dans le royaume, sa vertu deviendra florissante. S'il le cultive dans l'empire, sa vertu deviendra universelle. 204

L’Unité cultivée au sein de chaque être grandit exponentiellement et s’étend du plus petit au plus grand, comme le montre la gradation qui part de l’homme, passant à sa famille, au village, au royaume et enfin à l’empire. La multitude des êtres naît donc de l’Unité

201​Lao-Tseu,​ ibid​., chapitre ​XXXIX, p. 42.

202​C’est une vision que l’on retrouve chez d’autres penseurs comme Pythagore ou encore Leibniz, tous deux se

servant des nombres pour expliquer leur conception théologique du monde se résumant à une monade.

203​Lao-Tseu, ​op. cit.​, traduction de Stephen Mitchell, chapitre XXXIX, p. 67. 204 Lao-Tseu, ​op. cit.​, chapitre ​LIV, p. 49.

primordiale, de la Mère de tous les êtres, du Tao. Mais du fourmillement de ces êtres peut aussi naître l’Unité, qui s’étend à l’infini pour que créateur et créatures s’épousent dans un flux de vie ininterrompu.

Un seul et même corps : celui de Jésus-Christ

«​L’unité et la multitude [...] erreur à exclure l’un des deux… » écrit Pascal, qui peut 205 être complété par le chiasme antithétique ​« ​Tout est un, tout est divers », soutenant ce que206 nous venons de voir à propos de l’Unité primordiale taoïste. Pour se répéter, il y aurait donc aussi une Unité primordiale chrétienne - Dieu sans conteste - ou plutôt, en jouant avec la prose oxymorique de Pascal : une Unité diverse.

Là où la pensée pascalienne s’éloigne du taoïsme, c’est dans la réception de cette Unité par les humains : pour Pascal, ils ne la ressentent pas, en écho à la punition divine projetant chaque être dans un corps, enfermé dans une individualité trompeuse. Mais il y a plus compliqué, car « Dieu ayant fait le ciel et la terre, qui ne sentent point le bonheur de leur être » écrit Pascal, « il a voulu faire des êtres qui le connussent et qui composassent un corps de membres pensants. »207 Ce corps à supporter ne doit pas être considéré comme une punition seule, mais comme une expérimentation de Dieu sur les Hommes, et Pascal poursuit:

Car nos membres ne sentent point le bonheur de leur union, de leur admirable intelligence, du soin que la nature a d’y influer les esprits et de les faire croître et durer. Qu’ils seraient heureux s’ils le sentaient, s’ils le voyaient ! Mais il faudrait pour cela qu’ils eussent intelligence pour le connaître, et bonne volonté pour consentir à celle de l’âme universelle. Que si, ayant reçu l’intelligence, ils s’en servaient à retenir en eux‑mêmes la nourriture, sans la laisser passer aux autres membres, ils seraient non seulement injustes mais encore misérables, et se haïraient plutôt que de s’aimer, leur béatitude aussi bien que leur devoir consistant à consentir à la conduite de l’âme entière à qui ils appartiennent, qui les aime mieux qu’ils ne s’aiment eux‑mêmes. 208

Voilà donc une autre facette de la grandeur et de la misère humaine : grandeur de se reconnaître en tant qu’individus, misère de s’ignorer en tant que membres. L’Homme a conscience de ses propres membres, mais ne se doute pas qu’il est lui même un membre au sein de ce grand corps qui est l’humanité : le corps de Jésus-Christ. « Un homme est un

205​Pascal, Blaise, ​op. cit.​, fragment 473, p. 332. 206​Ibid.​, fragment 162, p. 113.

207​Ibid.​, fragment 392, p. 249. 208​Idem.

suppôt » , mais il pense à tort qu’il est sa propre fin ; et pour se guérir de cette vision209 égotique limitante, il doit prendre conscience de l’Unité dont il n’est qu’un petit morceau. Il n’y a évidemment rien de réducteur dans le fait d’être une toute petite partie d’un grand tout, car c’est justement en sachant la nécessité de chaque infime partie de la machine universelle, que chaque membre comprend qu’il est à la fois un élément indispensable de l’Unité et l’Unité en elle-même.

Diversité.

La théologie est une science, mais en même temps combien est‑ce de sciences ? Un homme est un suppôt, mais si on l’anatomise, que sera‑ce ? la tête, le cœur, l’estomac, les veines, chaque veine, chaque portion de veine, le sang, chaque humeur du sang ?

Une ville, une campagne, de loin c’est une ville et une campagne, mais à mesure qu’on s’approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis, des jambes de fourmis, à l’infini. Tout cela s’enveloppe sous le nom de campagne.

210

Le texte « anatomise » l’Homme, comparé dans sa diversité unifiée à une campagne, qui au à fur et à mesure que l’oeil s’approche, se définit sous l’apparence de formes particulières, et n’est plus cette couleur uniforme que l’on range derrière le nom de «campagne », d’Homme, ou d’humanité. Donc, « on aime Jésus-Christ parce qu’il est le corps dont on est membre » , Jésus-Christ étant la synthèse de l’humanité et de la Divinité, la211 brèche laissant entrer Dieu en l’Homme ; ainsi il est légitime d’affirmer que « tout est un » , 212 et logiquement, que l’Un est Tout.

Finalement, l’Unité dans la multitude est un phénomène commun à Lao-Tseu comme à Pascal, même si le rapport de l’Homme à la source créatrice est directe dans la vision taoïste, et passe par le médiateur Jésus-Christ dans la pensée pascalienne.

209​Ibid.​, fragment 99, p. 86. 210​Idem.

211​Ibid.​, fragment 404, pp. 252-253. 212​Idem.