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L’art de transgresser

CHAPITRE 2 L’OBSERVATION DANGEREUSE.

L’OBJECTIVITÉ COMME UN ALIBI CHEZ

SOPHIE CALLE ET ANNIE ERNAUX,

FLÂNEUSES

La première fois qu’elle sortit ce fut de nuit, seule et sans prévenir.

Marguerite DURAS, Le ravissement de Lol V. Stein, 1964

Les gens la regardent. Il y en a même qui se retournent. Et d’autres se permettent des gros plans, impunément, ses jambes, son cul, ses seins, sa bouche, certains lui font des sourires, ou des petits bruits pour l’attirer, sifflements. Elle voudrait arracher ça, les autres autour, elle ne peut qu’avancer à petits pas mesurés et faire semblant de ne rien remarquer.

Virginie DESPENTES, Les jolies choses, 1998

Elle marche sans jamais se retourner. Elle va son chemin. Mais nul ne saurait dire où mène son chemin, ce qui rythme sa marche, ce qui la pousse ainsi. Elle passe, comme les chiens errants, les vagabonds, les feuilles mortes emportées par le vent.

Sylvie GERMAIN, La pleurante des rues de Prague, 1992

La femme qui marche seule, surtout la nuit, est suspecte. Non seulement elle s’expose aux dangers du monde extérieur, au mal tapi sournoisement dans la noirceur, mais, d’après certains, par le fait d’être là, dehors, seule, elle provoque. Sa présence dans les rues, pensée à la fois presque obscène – oui, obscène – et vulnérable, semble autoriser l’interpellation, les regards. Telle une pleurante, l’apparition inquiétante qu’évoque en exergue Silvie Germain, elle est pour certains un mystère ambulant à résoudre. Telle Claudine-Pauline, la créature en

talons hauts imaginée par Virginie Despentes, elle est pour d’autres une cible tentante qui invite les caresses indiscrètes, les palpations, les pelotages, une cible sur laquelle on est prêt à tirer. Quoi qu’il en soit, elle n’est pas à sa place. Certains galants soutiennent qu’il faut la recueillir, venir à sa rescousse, la raccompagner chez elle, voire l’épouser – comme l’a fait Jean Bedford, le supposé « sauveteur » de Lol, l’héroïne pathétique et éthérée de Marguerite Duras235. D’après d’autres, comme l’auteur de l’« attouchement lourd236 » le long des reins et sur les fesses subit par la protagoniste des Jolies choses, il convient plutôt de se la taper, car, suivant la logique des plus misogynes, c’est bel et bien pour se faire remarquer qu’elle se trouve sur son trajet solitaire extérieur. (D’ailleurs, par le biais d’un commentaire regrettable et d’un conseil mal pensé – notamment, que pour éviter d’être agressée toute femme doit se garder de s’habiller « comme une pute » –, l’officier de police torontois Michael Sanguinetti a récemment confirmé la malheureuse actualité de cette dernière idée préconçue et, par conséquent, a conduit à la montée en 2011 du mouvement international SlutWalk237.)

Or, aux marcheuses de Duras, Despentes et Germain, s’ajoutent d’autres héroïnes féminines « en mouvement238 » représentées dans la littérature contemporaine : les errantes étudiées par Karin Schwerdtner239 – la mendiante du cycle indien de Duras, l’aventurière Naja Naja de Voyages de l’autre côté (1975) de J.M.G. Le Clézio, Anne, la criminelle de

L’astragale (1965) d’Albertine Sarrasin et la migrante de Desirada (1997) de Maryse

235 Dans Le ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras, Lol, qui a été le témoin du moment précis où son

fiancé est tombé amoureux d’une autre femme, se marie avec un homme qui l’a suivie une nuit alors qu’elle se

236 Virginie Despentes, Les jolies choses, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, 1998, p. 91.

237 Le mouvement international SlutWalk a été lancé en avril 2011 à Toronto en réponse au sentiment misogyne

exprimé par l’officier de police Michael Sanguinetti. Dans le cadre des manifestations, certaines participantes s’habillent de façon provocatrice et portent des bannières sur lesquelles est marqué le mot « salope ».

238 Voir le numéro « Women in Motion, Femmes en Mouvement » de la revue Studies in Canadian Literature,

29.1 (2004), sous la direction de Karin Schwerdtner et Karen Bramford.

Condé –, la narratrice cycliste de Catherine Cusset240, l’écrivaine en constant déplacement et aux promenades à travers Montréal, New York et Paris arrosées de vin de Régine Robin241, Mélanie et Maude, les voyageuses du désert arizonien de Nicole Brossard242, et, entre autres, les exilées d’Assia Djebar et de Linda Lê. Qu’elles soient à pied, en voiture ou à vélo, toutes ces femmes mobiles affrontent volontiers le danger pour se frayer un chemin mouvant à travers la vie243. Ce faisant, elle choisissent la voie de la liberté, s’élèvent contre la tradition « d’immobilisme féminin244 » et exposent les connotations péjoratives dont est toujours revêtue la femme qui marche, connotations qu’elles travaillent à déjouer. À travers ces héroïnes littéraires ambulantes, imaginées, contemporaines se dessine une nouvelle figure féminine affranchie.

Compte tenu pour les femmes des problématiques littéraires et sociales prégnantes suscitées par le fait singulier de marcher, il n’est pas surprenant que la promenade soit un élément vital de certaines œuvres de Sophie Calle et d’Annie Ernaux. Cependant, au lieu de représenter des femmes, avatars d’elles-mêmes, en mouvement, Calle et Ernaux se servent de l’acte physique de la marche comme d’une prise de position créatrice très particulière. En fait, une partie de leur corpus respectif est consacrée aux explorations concrètes de l’extérieur. Dans une série de projets au sujet de la filature, Calle descend littéralement dans la rue soit pour suivre les autres, soit pour se faire suivre elle-même. Chaque geste qu’elle surprend ou

240 Catherine Cusset, New York, journal d’un cycle, Paris, Mercure de France, 2009.

241 Régine Robin, La Québécoite, Montréal, XYZ, 1993 et L’immense fatigue des pierres, Montréal, XYZ, 1996. 242 Nicole Brossard, Désert mauve, Montréal, L’Hexagone, 1987.

243 D’après Karin Schwerdtner, les femmes mobiles sont le plus souvent dépeintes en femme ou fille déchue (La

femme errante, p. 156).

244 Karin Schwerdtner, ibid., p. 157. À la fin de son étude La femme errante, Karin Schwerdtner suggère qu’un

jour on pourra « parler d’une tradition littéraire de l’errance féminine » (p. 160). Il me semble qu’on peut déjà voir se dessiner les contours d’une certaine tradition féminine non pas nécessairement d’errance (terme qui ne peut pas se départir de ses connotations négatives), mais de mouvement et de mobilité.

qu’elle est vue faire est photographié et noté dans un rapport-itinéraire qui emprunte à l’esthétique détective. Quant à Ernaux, dans Journal du dehors (1993) et La vie extérieure (2000), ses journaux dits « extimes245 », elle documente soigneusement les scènes de vie dont elle est le témoin pendant ses trajets journaliers de la banlieue en ville. En se donnant la mission d’enregistrer leurs expériences extérieures, Calle et Ernaux s’inscrivent toutes les deux dans une lignée d’artistes conceptuels – c’est-à-dire d’artistes qui adoptent des règles de conduite spécifiques établies au préalable pour réaliser leurs œuvres – et font appel à la tradition baudelairienne et benjaminienne, donc masculine, du flâneur. Assurément, elles déambulent dans les rues de Paris pour réinvestir et réimaginer au féminin l’espace du dehors, mais elles le font aussi et surtout pour se permettre une liberté créatrice, à la fois poétique et critique, a priori réservée à l’observateur de la vie quotidienne lui-même.

245 Comme l’explique Robin Tierney dans son article « “Lived experience at the level of the body” : Annie

Ernaux’s journaux extimes », la critique ernalienne emploie souvent l’expression « journal extime » formulée par Michel Tournier pour décrire Journal du dehors et La vie extérieure (SubStance 111, 35.3 (2006), p. 113). Il est vrai qu’Ernaux subvertit la forme du journal intime par le biais de ces textes-là, puisque ce sont des journaux écrits sans « je » et dont la focalisation est vers l’extérieur et non pas vers l’intérieur, vers l’âme. Toutefois, comme le remarquent la plupart des critiques, une certaine vérité personnelle finit par se révéler à travers les explorations de l’extérieur de l’écrivaine. D’ailleurs, Ernaux en donne un indice elle-même en portant en épigraphe la citation suivante de Jean-Jacques Rousseau, « Notre vrai moi n’est pas tout entier en nous ». C’est en tenant compte des débats qui l’entourent et avec une certaine distance critique que je me servirai désormais de l’expression « journal extime » pour décrire Journal du dehors et La vie extérieure.