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DES PRATIQUES ARTISTIQUES

TRANSGRESSIVES AU FÉMININ

Autour des œuvres de Sophie Calle et d’Annie Ernaux circule, sans jamais être précisé, un terme contesté : la transgression. Il existe, par exemple, une monographie récente au sujet de la transgression chez Ernaux qui oublie presque totalement l’aspect de la question concernant la différence sexuelle. Intitulé Annie Ernaux, une poétique de la transgression (2009), l’ouvrage d’Élise Hugueny-Léger suit la définition foucaldienne du terme « transgression », c’est-à-dire qu’il le pose comme un questionnement au lieu de le voir comme un dépassement des frontières, frontières que Hugueny-Léger prend pour étant de prime abord discursives ou sociales. Hugueny-Léger s’intéresse à la remise en question par Ernaux des « frontières entre soi et les autres […] entre genres et codes culturels, entre autobiographie et invention, entre espaces publics et privé, entre individuel et collectif, réalité et fiction, émotion et retenue, histoire et Histoire, objectivité et subjectivité40 », mais décide de ne pas explorer celles qui séparent le permis et l’interdit, la pudeur et l’impudeur, ou le bienséant et l’indécent.

Dans son article « Pour une écriture de la transgression : Annie Ernaux et l’esthétique de choc », Sergio Villani s’aventure plus loin vers les terrains de la sexualité. Il offre, pour commencer, une définition générale de la transgression axée sur le défi social, ou vue comme un passage « dans l’immoral, l’irréligieux et l’illégal, tout ce qui est asocial41 », et finit par préciser que la transgression chez Ernaux consiste à adopter, dans une écriture au « je », le discours féminin érotique « encore aujourd’hui tabou42 » afin de choquer les lecteurs et d’« exposer les désir cachés, les comportements défendus, les attitudes maniérées, les fractures

40 Élise Hugueny-Léger, Annie Ernaux, une poétique de la transgression, Oxford, New York, Peter Lang, coll.

« Modern French Identities », 2009, p. 8-9.

41 Sergio Villani, « Pour une écriture de la transgression : Annie Ernaux et l’esthétique de choc », Annie Ernaux :

perspectives critiques, p. 107.

et injustices sociales43 ». Alors que Villani soulève de nombreuses bonnes questions au sujet des tabous levés par l’écrivaine, il cherche également à justifier et à expliquer le geste créateur transgressif ernalien. Il ne permet à l’écrivaine aucun acte violent, obsédé, amoureux ou transgressif gratuit. D’après Villani, Ernaux ne transgresse pas pour le plaisir de le faire, mais uniquement dans le but de transmettre les « réalités dures, incommodes, honteuses44 » de la condition féminine comme de sa classe sociale d’origine.

Les critiques notent souvent aussi la nature transgressive des projets de Calle sans explorer davantage leurs possibilités subversives. Par exemple, Valérie Duponchelle souligne « l’humour féminin, souvent perfide et/ou assassin45 » caractéristique des œuvres de Calle mais néglige d’expliquer comment, à l’aide de cet humour-là, les œuvres font réagir une critique féministe ou dépassent les frontières de ce qui est permis en art. Jérôme Coignard et Béatrice de Rochebouet affirment, sans creuser leur idée, que chez Calle, « on frôle l’obscénité46 ». Chloé Hunzinger le constate simplement : Calle est « toujours à la recherche47 » de la prochaine transgression, de la prochaine occasion pour subvertir les attentes de ses lecteurs et spectateurs. Hunzinger suggère que le désir de transgression pousse en avant la pratique créatrice de l’artiste. Anneleen Masschelein, qui s’intéresse à la mise en scène de la souffrance dans Douleur exquise (2003), une œuvre élaborée autour d’une rupture avec un amant, tente de comprendre l’ambivalence éthique des œuvres de Calle. Elle observe que « ce qui semble être en jeu ici est l’appropriation par l’artiste de la douleur des autres,

43 Ibid., p. 108. 44 Ibid., p. 113.

45 Valérie Duponchelle, « Les malheurs de Sophie s’exposent à la BNF », Le Figaro, (22 mars 2008), p. 27. 46 Jérôme Coignard et Béatrice de Rochebouet, « Sophie Calle, avis de recherche », p. 24.

47 Chloé Hunzinger, « Une fée victorieuse : autour de Sophie Calle », La Revue des Ressources, (30 novembre

geste que l’on ressent, d’une certaine manière, comme une transgression48 ». Le « d’une certaine manière » de Masschelein est révélateur de la nature ambiguë de la transgression chez Calle : la transgression est toujours repérable, mais, curieusement, difficile à décrire ou à expliquer.

Dans son article « Voyeuristic Monomania : Sophie Calle’s Rituals », Marina Van Zuylen s’y essaie, et ceci de manière convaincante, en soutenant que la transgression chez Calle relève de la pathologie : « En élaborant ses œuvres autour des tabous et des transgressions, elle a piétiné joyeusement certaines d’entre nos idées préconçues les plus fondamentales afin de pouvoir mener à sa toute fin sa propre obsession du jour49. » Autrement dit, pour Van Zuylen, l’artiste pensée obsessionnelle ne peut pas faire autrement que de transgresser impunément les règles de la société afin d’arriver au bout de ses manies artistiques : elle est, catégoriquement, une névrosée. Stephen Bayley va jusqu’à affirmer que l’artiste a des problèmes psychologiques. Il se permet même de mettre en doute la qualité esthétique de ses œuvres, déclarant qu’elles se rangent « probablement plus dans le domaine du trouble mental que de l’art50 ». Pour Michel Guerrin, Calle elle-même est dangereuse, voire transgressive ; il la compare à une « mante religieuse aux cheveux et au regard noir51 ».

Dans la réception des œuvres de Calle et d’Ernaux, il existe bien évidemment quelques flous et quelques zones d’incertitude. La critique ne semble pas pouvoir se décider sur la

48 Anneleen Masschelien, « Can Pain Be Exquisite ? Autofictional Staging of Douleur Exquise by Sophie Calle,

Forced Entertainement and Frank Gehry and Edwin Chan », Image & Narrative e-journal, 19 (novembre 2007),

< http://www.imageandnarrative.be/autofiction/masschelein.htm >, consulté le 22 septembre 2011.

Je traduis librement :« What seems to be at stake here is an appropriation of the pain of others, which somehow feels like transgression. »

49 Marina Van Zuylen, « Voyeuristic Monomania : Sophie Calle’s Rituals », Monomania : The Flight from

Everyday Life in Literature and Art, Ithaca, New York, Cornell University Press, 2005, p. 180. Je traduis

librement : « Often building her installations around taboos and transgressions, she has gleefully trampled on some of our most basic preconceptions to take her current obsession to its bitter end. »

50 Cité par Daphne Merkin dans son article « I Think, Therefore I’m Art », The New York Times, (19 octobre

2008), p. M2 98. Je traduis librement : « probably more in the territory of mental disorder than art. »

nature précise de la transgression que les artistes opèrent, mais, en même temps, elle n’hésite pas à souligner le caractère sexuel, presque criminel, de leurs œuvres. Qui plus est, celui ou celle qui accuse l’une ou l’autre d’avoir transgressé une règle artistique, une loi morale, un code éthique, risque non seulement de condamner celle-ci pour un méfait, mais risque aussi de trahir, voire de préconiser, sa propre méthode d’analyse, sa propre conception du monde, son propre jugement. Accuser, c’est exposer ses propres idées préconçues et ses préjugés. Assurément, il existe un lien direct entre le contenu dit provocateur des œuvres de Calle et d’Ernaux et leur réception compliquée. L’artiste et l’écrivaine touchent à quelque chose de fondamental chez le lecteur, elles le déconcertent, elles le font se questionner, et cela ressemble à une transgression. Comment l’expliquer ?

Avant de pouvoir opérer une distinction entre les présomptions de la critique et les subversions innovatrices de Sophie Calle et d’Annie Ernaux, il sera nécessaire d’étudier la représentation littéraire et artistique de la femme criminelle au fil des siècles. Faire l’histoire des crimes dits féminins est un moyen de cerner le champ d’étude dans lequel Calle et Ernaux situent leurs pratiques créatrices controversées. En identifiant précisément quels tabous elles décident d’aborder et de briser, et en passant en revue tous les reproches qui leur sont faits, tous les crimes dont elles sont accusées, il sera possible de mieux définir ce qui constitue aujourd’hui une pratique artistique transgressive au féminin.