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L A MARQUE : UNE MENACE POUR LES CRÉATEURS

D. Les limites de la protection

II. L A MARQUE : UNE MENACE POUR LES CRÉATEURS

L’utilisation dans un contexte artistique d’une marque qui appartient à autrui pose la question de la licéité d’un tel usage, ce qui conduit à une question de rang constitutionnel79.

En effet, tout comme en matière de droit d’auteur80, l’invocation d’une violation du droit des marques peut entrer en conflit avec la protection de la liberté de l’art. L’art. 21 de la Constitution fédérale dispose à cet égard que «la liberté de l’art est garantie»81, la liberté de l’art se trouvant ainsi formellement élevée au rang de droit fonda-mental dans l’ordre juridique suisse aux côtés des autres libertés, et particulièrement de la liberté d’opinion et d’information82.

79 Pour une analyse récente sous l’angle des parodies de marques, voir SAKULIN WOLFGANG, Trademark Protection and Freedom of Expression: An Inquiry into the Conflict between Trademark Rights and Freedom of Expression under European Law, Alphen aan den Rijn (Kluwer Law International) 2010; HERTIG RANDALL MAYA, Le regard d’une constitutionnaliste sur la parodie des marques, in: Peter V. Kunz et al.

(éd.), Wirtschaftsrecht in Theorie und Praxis. Festschrift für Roland von Büren, Bâle 2009, p. 415 ss; la question des parodies de marques dans un contexte purement commercial (et pas artistique) ne sera pas analysée ici, étant relevé qu’il sera parfois délicat de délimiter un usage commmercial d’un usage artistique, la prépondérance des éléments commerciaux ou non commerciaux étant déterminante pour apprécier la portée de la protection dont peut bénéficier le discours concerné (HERTIG RANDALL, p. 441; voir aussi ATF 128 I 295, 308, indiquant que la liberté d’opinion et d’information n’est touchée que si le caractère idéal du message — en l’occurrence publicitaire — est prépondérant par rapport à son caractère commer-cial); sur l’utilisation de la marque comme œuvre, voir BOCHER HANS-GEORG, Der Markenartikel als Kunstwerk, Markenartikel 1995 (vol. 57), p. 138 ss.

80 Voir DE WERRA JACQUES, Liberté de l’art et droit d’auteur, Medialex 2001, p. 143 ss;

SCHMIEDER HANS-HEINRICH, Freiheit der Kunst und freie Benutzung urheberrechtlich geschützter Werke, UFITA 1982, p. 63 ss.

81 Pour une présentation récente, voir UHLMANN FELIX / BOGNUDA CRISTINA, Zehn Thesen zu Kunstfreiheit und Kunstförderung, RDS 2008 (127), p. 363 ss; pour une présentation (avant l’art. 21 Cst.), voir HEMPEL HEINRICH, Die Freiheit der Kunst, thèse Zurich 1991.

82 Même si le Tribunal fédéral a récemment constaté que le fait qu’une opinion soit exprimée dans un contexte artistique ne lui confère pas en soi une protection constitutionnelle supérieure (TF, sic! 2011, 455, 456, en se référant à AUER ANDREAS / MALINVERNI GIORGIO /HOTTELIER MICHEL, Droit constitutionnel suisse, 2ème éd., vol. II, Berne 2006, p. 290), on ne peut nier le rôle particulier des artistes dans une société démocratique et ainsi la fonction spécifique de la liberté de l’art. Ce rôle particulier a été reconnu par la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt du 25 janvier 2007 dans l’affaire Vereinigung bildender Künstler c. Autriche (requête n° 68354/01) dans lequel elle a en effet exposé (para. 26) que «[c]eux qui créent, interprètent, diffusent ou exposent une œuvre d’art contribuent à l’échange d’idées et d’opinions indispensable à une société démocratique. D’où l’obligation, pour l’Etat, de ne pas empiéter indûment sur leur liberté d’expression», tout en ajoutant que «l’artiste et ceux qui promeuvent ses œuvres n’échappent pas aux possibilités de limitation que ménage le paragraphe 2 de l’article 10 [CEDH]» en vertu duquel quiconque se prévaut de sa liberté d’expression doit assumer (selon le texte conventionnel) des «devoirs et responsabilités» dont l’«étendue dépend de sa situation et du procédé utilisé». Ce rôle particulier de la liberté artistique a aussi été admis dans l’opinion dissidente des juges Spielmann et Jebens dans cette même affaire qui ont exposé que (para. 6) «la marge d’appréciation des Etats devrait être particulièrement réduite, voire pratiquement inexistante, quand l’ingérence [des Etats] vise la liberté artistique».

Le conflit entre la protection du droit des marques et la liberté de l’art met ainsi aux prises deux droits fondamentaux: la liberté de l’art et la garantie de la propriété83, cette dernière protégeant le droit de la propriété intellectuelle (notamment le droit à la marque)84. Il conviendra dès lors d’interpréter la législation sur le droit des marques de manière conforme à la Constitution, en prenant en compte le principe de la liberté de l’art, ce afin de préserver la liberté des artistes et des créateurs d’interagir avec les marques d’autrui85.

Ceci étant relevé, il s’agit d’examiner les questions pertinentes relevant du droit des marques, afin de déterminer la portée de la protection dont peut se prévaloir un titulaire qui serait confronté à l’utilisation non autorisée de sa marque dans un contexte artistique.

Comme évoqué, la protection du droit des marques ne pourra pas être invoquée en cas d’usage privé de celle-ci qui serait fait par un artiste ou un créateur86. La protection du titulaire de la marque éten-due aux cas d’importation, exportation ou transit à des fins privées des

«produits de fabrication industrielle» (art. 12 al. 2bis LPM) n’est à cet égard pas pertinente dans le contexte d’un usage créatif et artistique d’une marque, vu que la création artistique ne constitue pas un produit de «fabrication industrielle». Ainsi, le droit des marques ne s’applique qu’en cas d’usage de la marque à des fins commerciales87. L’intention de réaliser un gain n’est toutefois pas déterminante88. Une marque peut ainsi être utilisée de manière illicite par une institution sans but lucratif89. Dans ces circonstances, il n’est pas exclu sur le plan du

83 Consacrée à l’art. 26 Cst.

84 Cf. pour le droit d’auteur, ATF 131 III 480, 490 consid. 3.1, JdT 2005 I 525;

ATF 120 Ia 120, 121.

85 SAKULIN (note 79) p. 347; HERTIG RANDALL (note 79) p. 443 s.; pour un exemple, (en droit allemand), voir LG Düsseldorf, GRUR-RR 2007, p. 201; pour une analyse de cet arrêt, voir RAUE BENJAMIN, Markenabbildungen in Kunstwerken, Kunst und Recht 6/2007, p. 135 ss; voir aussi l'affaire américaine University of Alabama Board of Trustees v. New Life Art Inc., 677 F. Supp. 2d 1238 (N.D. Ala. 2009) (reprise de marques d'une équipe de football américain dans des œuvres artistiques, l'affaire étant en appel).

86 CHERPILLOD IVAN, Le droit suisse des marques, Lausanne 2007, p. 169; MARBACH EUGEN, Schweizerisches Immaterialgüter- und Wettbwerbsrecht, vol. III/1, Marken-recht, 2ème éd., Bâle 2009, N. 1528.

87 «gewerbsmässiger Gebrauch», THOUVENIN FLORENT /DORIGO LARA, in: Stämpflis Handkommentar SHK Markenschutzgesetz (Michael Noth / Gregor Bühler / Florent Thouvenin [éds.]), Berne 2009, n° 10 ad art. 13; on peut rapprocher cette notion de la condition de l’usage de la marque «dans les affaires» (art. 13 al. 2 let. e LPM).

88 Pour le droit allemand, voir RAUE, (note 85) p. 136.

89 THOUVENIN /DORIGO, (note 87) ibid. se référant à l’arrêt de la CREPI, sic! 2007, p. 533.

principe qu’un artiste puisse faire un usage commercial de la marque d’autrui90.

Le droit des marques ne peut toutefois être violé que si la marque est utilisée (sans autorisation) à des fins distinctives91, ce qui est en particulier le cas si celle-ci est utilisée à des fins d’identifier les produits ou les services d’une entreprise92. Or, la reproduction d’une marque dans une œuvre artistique, par exemple un tableau, ne constituera généralement pas une utilisation de la marque à des fins distinctives dès lors qu’elle n’a alors pas de fonction d’identification et sortira ainsi du champ de protection du droit des marques93. La question sera de déterminer si les cercles concernés peuvent raisonnablement estimer que la présence de la marque dans l’œuvre artistique considérée peut être conçue comme une indication quant à l’origine de l’œuvre concernée94. Tel pourrait être le cas lorsque le public peut concevoir qu’il s’agit d’un produit de diversification qui a été commercialisé ou à tout le moins autorisé (merchandising) par le titulaire de la marque95.

Ce n’est que dans l’hypothèse d’une marque de haute renommée que la protection élargie pourra être revendiquée, cette protection permettant alors au titulaire de la marque concernée d’«interdire à des tiers l’usage de cette marque pour tous les produits ou les services pour autant qu’un tel usage menace le caractère distinctif de la marque, exploite sa réputation ou lui porte atteinte» (art. 15 al. 1 LPM), sans être tenus par les limites découlant du principe de la spécialité et du risque de confu-sion. On peut ainsi imaginer des hypothèses dans lesquelles une marque qui serait intégrée dans une œuvre artistique ne serait pas représentée sous un jour favorable, sans que cela ne crée un quelconque risque de confusion même indirect au sein du public pertinent96. Or, il n’est pas

90 Dans ce sens, RAUE, (note 85) p. 136; contra: SCHACK HAIMO, Kunst als Marke – Marke als Kunst, in: Recht im Wandel seines sozialen und technologischen Umfelds, Festschrift für Manfred Rehbinder, Munich/Berne 2002, p. 344 ss, p. 359.

91 CHERPILLOD, (note 86) p. 170; THOUVENIN /DORIGO, (note 87) n° 13 ad art. 13 («kennzeichenmässiger Gebrauch»).

92 THOUVENIN /DORIGO, (note 87) n° 19 ad art. 13.

93 Dans ce sens (en droit allemand), LG Düsseldorf, GRUR-RR 2007, p. 201; moins favorable: CHERPILLOD, (note 86) p. 170 (indiquant que lorsque la marque figure sur un produit, il s’agira en règle générale d’un usage comme signe distinctif).

94 THOUVENIN /DORIGO, (note 87) n° 27 ad art. 13; RAUE, (note 85), p. 136.

95 Pour une application concernant des accessoires de fan d’un club de football, voir l’affaire Arsenal jugée par la CJCE, affaire C-206/01.

96 On peut citer la toute récente action en justice intentée par Louis Vuitton c. Warner Bros visant à faire cesser l’utilisation d’un sac présenté comme un sac original alors qu’il s’agirait d’un faux dans le film «The Hangover: Part 2», voir ERIC FELTEN, Careful, That’s Not a Louis Vuitton, Wall Street Journal, 30 décembre 2011, http://

online.wsj.com/article/SB10001424052970204720204577128601837335404.html (qui doute à juste titre du caractère artistique du film concerné à la différence d’autres usages artistiques de marques de tiers).

inutile de rappeler que le droit des marques ne permet pas au titulaire d’une marque d’assurer que ses produits soient présentés au public exactement de la manière souhaitée97. L’enjeu sera alors de déter-miner si le créateur ayant repris la marque et l’ayant intégrée à sa propre création viole les droits sur la marque de haute renommée conférés par l’art. 15 LPM (particulièrement s’il porte atteinte à la marque), et plus fondamentalement s’il est en mesure de se prévaloir d’intérêts légitimes supérieurs à ceux du titulaire lésé découlant de la liberté de l’art. On peut ainsi concevoir que même si la marque n’est pas présentée de manière favorable, un tel usage ne soit pas critiquable sous l’angle du droit des marques si un tel usage peut se justifier à la lumière de la liberté de l’art.

Est illustrative à cet égard l’affaire dans laquelle la société titulaire de la marque «Barbie» avait tenté de s’opposer à l’utilisation de ce terme comme titre d’œuvres photographiques créées par un photo-graphe américain mettant en scène les poupées homonymes dans des situations étranges (p.ex. dans un plat placé dans un four). Dans ce litige, le tribunal américain saisi n’a pas jugé que de telles utilisations violaient le droit à la marque, un tel usage ne risquant pas de créer un risque de confusion au sein du public et pouvant au demeurant être justifié par le principe constitutionnel de la liberté d’expression, ce dès lors que la marque concernée avait «transcendé sa fonction d’identification» des produits ou services d’une entreprise et était entrée dans le vocabulaire commun98. Une certaine doctrine plaide plus généralement pour une libre utilisation des marques dans un contexte artistique particulièrement lorsque celles-ci sont devenues des icônes de la société de consommation99.

Cette impuissance relative du droit des marques face à la réutilisa-tion artistique de marques ne doit pas nécessairement faire croire à l’impunité totale des artistes: en effet dans certaines circonstances, on peut considérer que le droit de la concurrence déloyale ou le droit de la personnalité pourront s’appliquer afin de s’opposer à des utilisations

97 RAUE (note 85), p. 139.

98 Mattel v. Walking Mountain Productions, 353 F.3d 792 (9th Cir. 2003), 807: «As we recently recognized in MCA, however, «when marks ‘transcend their identifying purpose’ and ‘enter public discourse and become an integral part of our vocabulary,’

they ‘assume[ ] a role outside the bounds of trademark law’. Where a mark assumes such cultural significance, First Amendment protections come into play. In these situations, ‘the trademark owner does not have the right to control public discourse whenever the public imbues his mark with a meaning beyond its source-identifying function»; l’affaire MCA à laquelle il est fait référence dans cet arrêt est l’affaire Mattel, Inc. v. MCA Records, Inc., 296 F.3d 894, 898 (9th Cir. 2002), cert. denied, 123 S. Ct. 993 (2003) (concernant une utilisation du terme «Barbie» dans une chanson parodique intitulée «Barbie Girl»), cf. www.ncac.org/art-law/op-mattel.cfm.

99 SCHACK, (note 90) p. 359.

qui seraient dénigrantes ou dégradantes100, ceci sous réserve égale-ment du respect de la protection de la liberté de l’art101.

Dans ce contexte, on doit signaler une affaire hollandaise récente qui vient démontrer que la protection du droit de la propriété intellectuelle ne permet pas d’interdire de manière absolue l’utilisation de biens intellectuels protégés (en l’occurrence un design) dans un contexte artistique, même si un tel usage ne présente pas le design ni le titulaire des droits sur ce dernier sous un jour favorable. Le groupe Louis Vuitton avait ainsi tenté de faire interdire par voie de mesures superprovisionnelles devant les tribunaux hollandais la reproduction d’un design communautaire dont il était titulaire102 dans un tableau de l’artiste Nadia Plesner103 intitulé «Darfurnica» sur lequel le design était reproduit sur un sac Louis Vuitton tenu par un enfant du Darfour104. Après avoir interdit l’utilisation du design protégé dans le cadre des mesures superprovisionnelles105, les tribunaux hollandais ont tranché en faveur de l’artiste sur le fondement de la liberté d’expression jugée prépondérante par rapport aux intérêts de Louis Vuitton106. Dans ces circonstances, force est de conclure que l’utilisation d’une marque dans un contexte artistique peut échapper à tout reproche de violation du droit des marques.

100 Voir GILLIÉRON, (note 53) p. 63.

101 La jurisprudence démontrant toutefois que la liberté de l’art ne permet pas de justifier toutes les atteintes au droit de la personnalité se produisant dans un contexte créatif, ATF 135 III 145, ATF 120 II 225.

102 N° 000084223-0001.

103 http://www.nadiaplesner.com/.

104 Voir la présentation de l’affaire par HOOPER CAROLINE, 1-0 for Artistic Freedom v. Louis Vuitton, accessible en ligne à: http://ehoganlovells.com/ve/ZZh81tz9261L9582kTt/VT

=0/page=27; voir aussi GUIBAULT LUCIE, The Netherlands: Darfurnica, Miffy and the right to parody, Journal of Intellectual Property, Information Technology and E-Commerce Law (JIPITEC), 2011, p. 236 ss.

105 Arrêt du Tribunal de la Haye du 27 janvier 2011.

106 Arrêt du Tribunal de la Haye du 4 mai 2011, N° KG Z A 11-294.

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