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L’invasibilité : une propriété émergente des systèmes écologiques

PARTIE I. DECRIRE LE PROCESSUS D'INVASION SELON UNE APPROCHE

A. L’ ECOLOGIE SYSTEMIQUE COMME CADRE THEORIQUE D ’ ANALYSE BIOLOGIQUE

4. Les invasions de plantes, une menace majeure pour la conservation de la biodiversité

4.4. L’invasibilité : une propriété émergente des systèmes écologiques

L’invasibilité d’un milieu peut être définie comme la facilité avec laquelle des organismes introduits par la médiation de l’homme deviennent des membres établis de leurs communautés biotiques d’accueil (Levine et D'Antonio, 1999). Elle peut ainsi être également définie au sein d’un système comme le rapport des espèces exotiques introduites puis naturalisées au nombre d’espèces introduites mais non naturalisées, après mise en en jeu de phénomènes aléatoires (ex : sécheresse), de mauvaise adaptation (ex : espèces tropicales introduites en milieu tempéré), de prédation ou de parasitisme, et enfin de compétition avec la végétation en place (Lonsdale, 1999). L’invasibilité est à distinguer de la vulnérabilité aux invasions avec laquelle est souvent confondue (Levine, 1999), et bien entendu de la pression d’introduction (Beerling, 1995 ; Mooney et Drake, 1989 ; Simberloff, 1989 ) dont elle reste fondamentalement indépendante.

Les inventaires entrepris sur les types de milieux envahis montrent que tous sont susceptibles d’être envahis, certains l’étant davantage que d’autres (Williamson, 1996). De nombreux facteurs de l’environnement, tant abiotiques (climat, sol) que biotiques (plantes compétitrices, herbivores, pathogènes, pollinisateurs, mutualistes, agents de dispersion) interagissent en faveur d’une invasion biologique (Crawley, 1996; Hobbs et Humphries, 1995 ; Richardson et al., 1994 ; Thompson et al., 1995 ). Une facilitation des nouvelles invasions peut s’opérer de la part d’organismes envahissants déjà présents dans le milieu, donnant lieu à l’hypothèse dite de fusion d’invasion (Simberloff et Von Holle, 1999). Cette hypothèse est par exemple illustrée par le cas des invasions de plantes à fruits charnus facilitées par des oiseaux frugivores exotiques (Male et al., 1998 ; Mandon-Dalger et al., 1999; Perrier de la Bâthie, 1928 ; Rejmanek, 1995 ). Cela introduit la notion de fenêtre d’invasion proposée en 1986 par Johstone (cité par Kowarik, 1986) selon laquelle les conditions prédisposant à une invasion se manifestent à un moment particulièrement favorable.

b. Invasibilité et diversité biologique

Contrairement aux appréciations de Elton (1958), la richesse spécifique constitue un indicateur médiocre de l’invasibilité d’un milieu, des corrélations aussi bien négatives (Tilman, 1999) que positives (Levine et D'Antonio, 1999; Wiser et al., 1998 ) pouvant apparaître entre ces deux éléments (Chapin et al., 2000; Higgins et Richardson, 1998 ; Levine et D'Antonio, 1999 ; Wiser et al., 1998 ). A richesse spécifique égale, l’identité des espèces et des groupes fonctionnels en place importent également (Lavorel, 2000 ; Van der Putten et al., 2000). Les espèces exotiques ayant des traits biologiques nouveaux par rapport à la flore indigène disposent ainsi d’avantages fonctionnels par rapport aux autres et se montrent plus compétitives (Ramakrishnan et Vitousek, 1989). Des effets d’échelle, plus haut signalés, interviennent également quant à l’importance de la diversité biologique dans l’invasibilité d’un milieu (Chapin et al., 2000; Parker et al., 1999), mais également dans l’interaction des facteurs d’invasibilité (Prieur-Richard et Lavorel, 2000). De nombreux facteurs d’invasibilité peuvent ainsi être impliqués, dont il importe dès lors de déterminer l’échelle d’implication correspondante (Higgins et al., 1999). Un bon exemple de multiplicité de facteurs d’invasibilité et d’échelles correspondantes est fourni par les bords de rivières dont l’invasibilité est imputable aux perturbations crées par le mouvement de la nappe d’eau, au dépôt d’alluvions après inondation, à la forte richesse spécifique des communautés et au rôle de corridor que joue le cours d’eau dans le transport de propagules (Edwards et al., 1995 ; Planty-Tabacchi, 1997 ; Stromberg et al., 1997).

c. Invasibilité et perturbations

L’importance des perturbations dans les phénomènes d’invasion a été très tôt soulignée (Perrier de la Bâthie, 1928). Aujourd’hui, l’importance des perturbations naturelles (vent, feux) ou d’origine humaine dans l’invasibilité des écosystèmes est admise (Duggin et Gentle, 1998; Fox et Fox , 1986 ; Gentle et Duggin, 1997 ; Hobbs et Huenneke, 1992 ; Hobbs, 1989 ) Les zones humides, lieux de perturbations naturelles (inondations, assèchements) ou d’origine humaine (activités de régulation des eaux), apparaissent particulièrement invasibles (Beerling, 1995 ; Braithwaite et al., 1989 ; Edwards et

al., 1995 ; Ferreira et Moreira, 1995). Selon certains auteurs, l’effet de la perturbation est d’autant plus

fort que celle-ci réduit les interactions entre espèces, et donc leur compétitivité (Fox et Fox , 1986; Kruger et al., 1986 ). Plus généralement, on considère que ce sont la nature des ressources limitantes, le régime naturel de perturbations et, plus généralement, la fluctuation des ressources qui vont déterminer quelles sont les perturbations ayant l’effet le plus élevé (Davis et al., 2000; Hobbs, 1989 ).

d. Invasibilité et vulnérabilité des îles aux invasions

A la faveur d’une certaine confusion dans les concepts mobilisés, certains éléments sont habituellement invoqués pour mettre en avant une invasibilité particulière des systèmes insulaires. Le développement qui suit tend à montrer que rien ne confirme cette hypothèse : l’ampleur des invasions que l’on observe sur les îles tiendrait non pas à une invasibilité particulière mais plutôt à des facteurs historiques ou géographiques qui ont favorisé l’exercice d’introduction d’organismes selon une pression particulièrement élevée et dans un contexte de fortes perturbations anthropiques.

Tout d’abord, la pauvreté des îles en espèces peut signifier qu’il y a plus de niches vacantes et moins de compétition de la part des espèces natives. Cette hypothèse en faveur d’une forte invasibilité des îles est plausible, particulièrement dans les habitats perturbés par l’homme, mais elle n’offre qu’une explication partielle (Whittaker, 1998) et des études portant sur le succès de la colonisation des îles par des oiseaux introduits tendent à la réfuter (Moulton et al., 1996; Simberloff, 1992). Il est notamment souvent admis que les espèces insulaires sont moins compétitives que les espèces continentales, du fait de leur long isolement (Chapuis et al., 1995; Loope et Mueller-Dombois, 1989 ). L’exemple de

Myrica faya, d’origine insulaire et devenue envahissante aux îles Hawaii (Vitousek et Walker, 1989),

compétitive à l’égard d’espèces insulaires. L’appartenance à un autre ensemble biogéographique peut ainsi se révéler suffisante (Whittaker, 1998). En revanche, l’évolution de la flore et de la faune en conditions d’isolement, le plus souvent sans adaptation à l’herbivorie, le piétinement ou la prédation par les animaux, a conduit à la perte de mécanismes de défense chez la plupart des espèces endémiques, marquées par exemple par l’absence d’épines ou de substances chimiques caustiques ou toxiques. Aussi l’introduction de grands herbivores (chèvres, moutons, vaches) dans les îles est-elle particulièrement fâcheuse (Coblentz, 1990 ; Keegan et al., 1994 ; Le Corre et Jouventin, 1997). Cela se rapporte plus à la vulnérabilité des îles qu'à leur invasibilité. En outre, les espèces insulaires ne sont pas dépourvues de capacités de compétition car elles évoluent également dans des contextes soumis à de fortes perturbations naturelles comme le volcanisme, les cyclones ou le feu.

Il est également courant de présenter les îles comme particulièrement invasibles dans la mesure où les espèces y sont généralement introduites sans leur cortège naturel d’insectes ravageurs et de pathogènes, ce qui leur procure un avantage sur les espèces indigènes (Cronk et Fuller, 1995). Pour autant, il faut observer que ce point ne relève pas d’une spécificité insulaire (Whittaker, 1998). D’autre part, on explique volontiers que les îles ont constitué les premiers points d’étape ou les premières colonies des Européens, d’où résultent une longue histoire de perturbations anthropiques favorables aux invasions (Cronk et Fuller, 1995). Mais ceci ne permet pas d’expliquer le niveau d’impact très élevé de certaines invasions dans des milieux apparemment peu perturbés, comme par exemple celle de Miconia calvescens (Meyer et Florence, 1996) à Tahiti ou de Ligustrum robustum à La Réunion (Lavergne et al., 1999).

D’autres éléments d’explication apparaissent davantage pertinents. En premier lieu, en tant que carrefour sur les routes de navigation internationale, particulièrement au temps de la marine à voile, les îles ont constitué depuis longtemps des points d’approvisionnement en eau et vivres, et des points d’étape pour le commerce. Soumises en outre à plusieurs tutelles successives, elles ont ainsi bénéficié d’importants régimes d’introduction explorant des champs biogéographiques larges et variés (Whittaker, 1998). En second lieu, la faible taille des îles fait que leur histoire est concentrée en une aire réduite, au sein de laquelle se sont articulé exploitation, perturbations et introductions (Whittaker, 1998). Cependant, dans les îles jeunes, la relative pauvreté en groupes fonctionnels des communautés indigènes pourrait constituer un des facteurs explicatifs intrinsèques de leur invasibilité par des plantes exotiques (Rameau, comm. pers.).

e. Conséquences sur la lutte contre les plantes envahissantes

Les pratiques de lutte en vigueur à La Réunion portent le plus souvent sur le contrôle du développement de la plante incriminée selon l’approche classique de la malherbologie. Or, lutter contre une plante envahissante sans s’intéresser aux facteurs du milieu prédisposants à l’égard de cette invasion revient à ne s’intéresser qu’à un fragment du processus global d’invasion. Au-delà de l’indispensable contrôle des introductions (MacDonald, 1989), il apparaît théoriquement indispensable d’intervenir le plus en amont possible, par la détection précoce (Reichard et Hamilton, 1997), mais aussi par la modification des activités humaines perturbatrices du milieu (Hobbs et Humphries, 1995 ; Luken et al., 1997). Mais sans doute faut-il rester prudent sur ce point car on relève que l’implication des pratiques de mise en valeur du milieu dans la prévention des invasions est le plus souvent citée a

contrario, comme par exemple l’impact positif du déroctage sur l’extension de Schinus terebenthifolius en Arizona (Jones et Doren, 1997).

Au demeurant, la théorie de l’invasion en cascade (invasional meltdown) (Simberloff et Von Holle, 1999) présentée plus bas, laisse entendre que la réversibilité des changements induits par l’invasion d’une plante reste probablement faible.

Tableau 1.3. Classement d’études (N = 61) analysant l’impact d’organismes envahissants sur la diversité biologique, selon les attributs et les niveaux d’organisation de la diversité biologique.

Niveau d’organisation Composition Structure Fonctions

Echelle génétique (Macdonald et al., 1989)

Espèce (Fogarty et Facelli, 1999)

Communauté -Ecosystème (Austin, 1978; Braithwaite et al., 1989; Carcaillet, 1993; Chevennement, 1990; Figier et Soulères, 1991; Fleichmann, 1997; Florens et al., 1998; Forys et Allen, 1999; Franklin, 1999; Gargominy et al., 1996; Gobbi et al., 1995; Lavergne et al., 1999; Lavergne, 1978; Lawesson, 1990; Lodge et al., 1998; Macdonald et al., 1991; Meyer et Florence, 1996; Shimizu et Tabata, 1985; Simberloff, 1990; Strasberg, 1995; Walker et Smith, 1997; Woods, 1997)

(Allen, 1998; Bruce et al., 1997; Coblentz, 1990; Griffin et al., 1989; Henderson et Musil, 1984; Herman, 1997; Holmes et Cowling, 1997; Holmes et Cowling, 1997; Hughes, 1994; Mauchamp, 1997; Pickart et al., 1998; Scowcroft, 1997; Van Wilgen et Richardson, 1985; Wester et Wood, 1977; Westman, 1990; Williamson, 1998; Wyckoff et Webb, 1996)

(De Pietri, 1992; Horvitz et al., 1998; Ley et D'Antonio, 1998; Mac Carter et Gaynor, 1980; Macdonald et al., 1989; Mack et D'Antonio, 1998; Nemoto et al., 1997; Ramakrishnan et Vitousek, 1989; Scowcroft, 1997; Simberloff et Von Holle, 1999; Stromayer et Warnell, 1998; Van Wilgen et Richardson, 1985; Versfeld et Van Wilgen, 1986; Vitousek et Walker, 1989; Walker et Smith, 1997; Westman, 1990; Witkowski, 1991)

Paysages (Cronk, 1989; Cuddihy et

Stone, 1990; Fensham et Cowie, 1997; Franklin, 1999; Kowarik, 1995; Rose et Fairweather, 1997) (Austin, 1978; Coblentz, 1990; Huston, 1994; Pickart et al., 1998) (Allen, 1998; Austin, 1978; Boucher et Stirton, 1980; Dye et Poulter, 1995; Macdonald et al., 1989; Mack et D'Antonio, 1998; Witkowski, 1991)

Tableau 1.4. Eléments d’invasibilité selon la structure du paysage

Eléments de structure Références Commentaires

Taches (taille, changements, forme) (Forman et Godron, 1986; Kowarik, 1995)

Rôle des taches de perturbation dans les dynamiques de population (Meyer et Florence, 1996; Vitousek

et Walker, 1989)

Ouverture de la canopée (suite ou non à des perturbations)

(Strasberg, 1995) Résistance aux cyclones

Corridors (ex : routes, réseaux hydrographiques, ravines)

(Brock et Farkas, 1997; Brown et Carter, 1998; Lonsdale, 1993; Strasberg, 1994)

Rôle en tant que couloir de dispersion

(Planty-Tabacchi, 1997) Rôle en tant que structure soumise à

des fluctuations

(Kowarik, 1995) Rôle de connexion entre milieux

naturels et milieux urbains

Hétérogénéité (Glyphis et al., 1981; Vitousek et

Walker, 1989)

Rôle des arbres-perchoirs (Hobbs et Humphries, 1995;

Huenneke, 1997)

Fragmentation et multiplication des écotones

Des effets pervers peuvent se manifester à la suite d’actions de lutte. La suppression d’une espèce envahissante peut en effet constituer en soi une nouvelle perturbation pouvant être favorable à de nouvelles invasions (Hobbs et Humphries, 1995 ; Luken et al., 1997), un contrôle par taches étant sans doute préférable (Devine, 1977).

Enfin, le coût des opérations de lutte nécessiterait en soi une hiérarchisation des plantes envahissantes, du point de vue de leur impact (Hiebert et Stubbendieck, 1993), ce type de travail n’ayant été que récemment entrepris à La Réunion (Cazanove, 1999). Il est vrai que l’évaluation de l’impact d’une plante envahissante est une opération qui recouvre de nombreuses difficultés, comme nous allons maintenant l’examiner.

4.5. Vers une trame méthodologique commune pour mesurer les effets des