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PARTIE I. DECRIRE LE PROCESSUS D'INVASION SELON UNE APPROCHE

3. Une île colonisée par l’homme

3.2. L’épopée du géranium

a. La conjonction de trois événements déterminants

Lorsque l’économie de la canne s’effondre dans les années 1880 à la suite d’une convergence de facteurs défavorables (apparition du borer en 1857, cyclones dévastateurs de 1863, concurrence de Cuba et de la betterave sucrière), et que le Gouvernement se détache de l’île pour s’intéresser à la conquête de Madagascar, l’île connaît alors un marasme tel que jusqu’en 1920, les naissances ne combleront pas les décès. La concentration foncière liée à la crise sucrière et les grandes épidémies de paludisme et de choléra encouragent alors une migration vers les Hauts. L’indispensable fixation de ces populations dans les campagnes conduit alors à imaginer des solutions agricoles originales comme l’élevage du ver à soie, la production de fruits ou la plantation de plantes à parfum. C’est dans ce contexte que la conjonction de trois événements va déterminer pendant plus d’un semi-siècle l’avenir des Hauts.

- Le premier élément relève de l’innovation technique. Un grand propriétaire, Boisjoly Pottier, découvre en 1888 un procédé aisé de distillation du géranium, culture parfaitement appropriée au contexte des Hauts puisque fournissant un produit de faible volume, aisément transportable en l’absence même de routes, distillable sur place à proximité d’espaces forestiers fournissant le bois nécessaire à la cuite, et se vendant très cher dans une situation commerciale particulièrement favorable. Pressentant sans doute les risques d’inorganisation du marché et de perte de contrôle de l’écoulement de la marchandise par les grands propriétaires, des tentatives sont rapidement esquissées d’en revenir à des installations de distillation davantage centralisées, mais elles échouent rapidement.

- Le deuxième élément relève de la spécificité du système foncier des Hauts de La Réunion. La main d’œuvre des grands propriétaires se raréfiant dès lors que l’Angleterre bloque en 1882 l’immigration indienne, les grands propriétaires n’ont d’autre alternative pour mettre en valeur leurs propriétés que de promouvoir le système du colonage partiaire, système propre à La Réunion et à son histoire coloniale : le domaine est alors partagé en parcelles correspondant aux capacités moyennes d’une cellule familiale et les lots sont confiés à des colons qui, conservant 1/3 de la production, n’ont cependant et à l’inverse d’un classique métayage, aucune liberté quant au pilotage de l’exploitation.

- Le troisième élément est quant à lui inhérent aux marchés mondiaux. En effet, dès 1880, les écorces de Acacia decurrens (ancien nom de A. mearnsii) sont exportées en Angleterre, puis en Europe centrale à partir d’Afrique du Sud. A partir de 1887, une diminution nette des ressources en tannins en Europe, en relation notamment avec la maladie de l’encre du châtaignier, entraîne une flambée des cours. La Chambre de Commerce et d’Industrie de La Réunion, alors en quête d’alternatives à la canne, fait immédiatement introduire des semences d’Australie. Utilisée à cet effet de manière très marginale, cette plante demeurera néanmoins la seule légumineuse à croissance rapide susceptible de fournir du bois : le moment venu, elle s’imposera comme seul choix possible pour entreprendre l’assolement incontournable du géranium.

b. L’essor du géranium

La forêt des Hauts de Saint-Pierre est alors rapidement défrichée pour développer la culture du géranium dont l’essence est exportée dès 1896. En 1910, La Réunion devient le plus gros producteur mondial d’essence de géranium. Dès lors, les propriétaires de canne de Saint-Paul font appel aux bûcherons du Tampon pour défricher les Hauts de leurs propriétés. Le mouvement se poursuit à l’Entre-Deux, à l’Etang-Salé, au Tévelave, pour atteindre Saint-Leu et Trois-Bassins dès 1919. En 1916, plus de 30 000 ha sont déjà défrichés. Une deuxième vague évolue vers le nord, au Guillaume et à Dos-d’Ane, pour se poursuivre jusqu’aux Hauts de Sainte-Marie, atteignant une altitude maximum vers 1924.

La forêt est repoussée jusqu’à 1400 m, parfois davantage comme à la Chaloupe Saint-Leu où cette limite atteint 1700 m, alors que l’optimum écologique du géranium se situe à 1000 m où le rendement est le meilleur. La production globale reste donc faible et la limite supérieure de la culture fluctue avec le cours de l’essence, causant ainsi l’abandon régulier des parcelles défrichées sur le front de défrichement. En 1925, le cours étant très favorable, 10.000 ha sont cultivés en géranium pour une production de 125 t qui ne sera plus jamais atteinte par la suite. La ville du Tampon se détache la même année de Saint-Pierre dont elle n’était alors qu’une extension.

c. Crises du géranium et récession de l’agriculture : un contexte favorable à l’émergence de nombreuses friches agricoles

Commence alors une série de crises qui vont bouleverser les dynamiques d’occupation agricole des Hauts. Une première récession se manifeste entre 1925 et 1935, en liaison avec la reprise de la canne,

la crise de 1929, le cyclone de 1932 et sans doute l’assèchement des sources qui chassent la population nombreuse installée dans les Hauts de Saint-Paul et de Saint-Leu. La seconde guerre mondiale, puis l’inorganisation de la production déclenchent de nouvelles séries de crises. En 1950, année où l’exportation n’atteint pas 45 t, les cultures de géranium abandonnées à la friche avoisinent 1000 ha. En septembre, les prix flambent et les surfaces en géranium passent alors de 6000 ha à près de 20 000 ha en 1951, faisant vivre près de 50 000 personnes sur l’île, pour redescendre quelques années plus tard à environ 5000 ha. Après une reprise passagère puis un nouveau record en 1961 générant immédiatement une surproduction, avec 158 t exportées la même année1, la production chute à nouveau brutalement pour, malgré une reprise en 1968, ne cesser ensuite de diminuer.

Des tentatives d’organisation de la profession sont entreprises, avec la création de deux coopératives et deux syndicats de producteurs en 1961 et 1962, dont seule la Coopérative Agricole des Huiles Essentielles de Bourbon (CAHEB) survivra. Dès 1962, on parle de 3000 ha à reconvertir. En 1965, le stock d’invendus atteint encore 300 t. Une prime à l’arrachage et à la reconversion est financée par les services publics et des quotas sont fixés. Les surfaces sont replantées en canne dans les parties basses et le géranium ne dépasse plus guère la ligne des 900-1000 m. Dans les Hauts de Trois Bassins, les terres abandonnées en altitude sont peu à peu récupérées par l’élevage. Parallèlement, la canne reprend de l’ampleur puisqu’elle représente 80 % des emplois agricoles en 1967 pour 55 % en 1961.

En 1968, une certaine relance est opérée par la CAHEB qui vient de réduire son stock de 283 t à 38 t. Mais en 1973, une nouvelle récession s’engage et en l’espace de trois ans, 1500 ha de géranium sont abandonnés. Après une brève relance en 1977 (1000 ha replantés), puis en 1984 (1285 ha replantés), la culture du géranium décroît au cours des années 1980, passant de 2700 ha en 1981 à 1150 ha en 1988, pour atteindre moins de 800 ha en 1998. Les 6000 planteurs de 1962 ne sont plus que 1400 en 1988, et moins de 500 en 1999. La production agricole devient marginale en valeur monétaire par rapport aux autres secteurs de l’économie, mais reste stratégique pour le maintien d’un statut et de certains avantages en nature.

Mais la suppression des critères d’activité pour l’obtention des allocations familiales puis l’instauration du RMI en 1989 amènent alors une main d’œuvre peu qualifiée et louée à bas prix par les grandes exploitations à se détourner du secteur agricole. L’agriculture, qui occupait la moitié des actifs en 1950, 30 % en 1976, n’en occupe plus qu’à peine 8 % aujourd’hui, au profit des activités tertiaires qui occupent en 1999 les trois quarts de la population active. De 1981 à 1999, 47 % des exploitations agricoles disparaissent et dans la même période, la partie de la surface agricole utilisée (SAU) placée en colonage passe de 25 % en 1981 à 6 % en 1997. Parallèlement, La Réunion reste la région française enregistrant le taux de chômage le plus élevé, en forte augmentation depuis 1982 et atteignant 37.7 % début 1998 : 58 % des jeunes de moins de 25 ans sont au chômage cette même année. Le RMI, qui s’étend au quart de la population active réunionnaise, met de fait en évidence les niveaux trop faibles de rémunération du travail agricole. Ces trente dernières années, la part de l’agriculture dans l’emploi est passée de 30 % à moins de 8 %.

d. L’utilisation de A. mearnsii dans le cycle de culture du géranium : de la jachère au début de l’invasion

Les services agronomiques de l’île ont très tôt préconisé des assolements recourant à des légumineuses herbacées, face à la chute de fertilité rapidement constatée (Miège, 1916). Introduit comme plante à tannins, Acacia mearnsii n’est guère planté avant les années 1930. On remarque par exemple que J. Goffard, envoyé à La Réunion en novembre 1920 par le Gouvernement Français pour envisager les potentialités de développer sur l’île une production de tannins, ne mentionne pas dans son rapport une quelconque production d’écorces d’acacias sur place (Goffard, 1923). Sur l’annonce de vente de plants du Jardin Botanique Colonial de 1923, aucun acacia n’est davantage mentionné (Anonyme, 1923). De

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Cette valeur correspond au tonnage exporté en recourant aux stocks et non à la seule production annuelle, qui reste bien inférieure aux 125 tonnes de 1925, comme mentionné plus haut.

même, lorsqu’en 1934, des plants sont tenus à disposition des agriculteurs par la Chambre d’Agriculture de la Réunion, beaucoup d’espèces sont présentées (pins, eucalyptus, fruitiers), mais aucun acacia ne figure sur la liste (Anonyme, 1934). La consultation d’archives et les précisions d’anciens grands propriétaires conduisent à penser que c’est très certainement l’agronome Kopp, basé dans le sud à Saint-Pierre, qui est à l’origine de l’assolement avec A. mearnsii. En 1934, Kopp s’est en effet déjà intéressé à cette espèce, y voyant la possibilité d’obtenir « un profit venant du bois, du tanin

et des produits que l’on en retirerait de plantations forestières d’acacias » (Kopp, 1934). La loi

forestière de 1941 réglementant les défrichements, et dont il est plausible qu’elle ait généré une pénurie de bois pour les producteurs de géranium, constitue probablement un facteur déclenchant de la plantation d’A. mearnsii en assolement à la culture du géranium. Parallèlement, pendant la guerre, alors que l’île doit compter sur ses propres ressources, des tanneries se développent, fournissant un nouveau débouché à l’acacia. D’après les témoignages que nous avons recueillis, il en subsistait au moins quatre à la fin des années 1940 : une à Saint-Denis, deux à la Rivière Saint-Louis et une quatrième à Saint-Pierre.

C’est probablement sur la base de ce nouveau marché qu’en 1947, Kopp conseille le recours à la jachère arborée en acacias (Defos du Rau, 1960). Sans doute ce recours a-t-il été déjà expérimenté par de grands propriétaires. J. Lougnon, grand propriétaire des Hauts de Saint-Paul rapporte qu’il a ainsi fait planter 400.000 arbres sur sa propriété entre la guerre et 1960, entre 800 et 1200 m d’altitude (Lougnon, 1977). En 1950, un rapport de la Direction des Services Agricoles précise qu’aucun assolement n’est pratiqué « sauf sur le territoire de la commune du Tampon et çà et là chez quelques

propriétaires » (Anonyme, 1950). C’est effectivement à partir de cette année que l’assolement en A. mearnsii est mentionné dans des rapports (Hibon, 1953; Mariotti, 1951 ). A cette même période, les

Services des Eaux et Forêts plantent également des acacias, notamment sur les pitons, sur les sites où la régénération du Tamarin a échoué, ou dans le but d’améliorer les sols avant la plantation de Cryptomérias. C’est avec leur aide que les plants sont produits, un courrier daté du 26 mai 1959 de l’Ingénieur Forestier du Tampon attestant que des propriétaires ont effectué des plantations d’A.

mearnsii cette même année au Tévelave, à Piton Rouge et à la Chaloupe Saint-Leu. Des plantations

sont également entreprises par les propriétaires qui sèment des semences dans des sillons qu’ils recouvrent de paille avant d’y mettre le feu.

En 1961, la naturalisation de l’acacia est déjà assurée puisque un procès verbal dressé par les Eaux et Forêts décrit une parcelle bordant la Ravine Laforge entre 850 et 1200 m d’altitude, qui présente « quelques taches d’acacia semés naturellement ». Au-delà de cette dispersion dans l’espace, les semences très longévives (Sherry, 1971) de cet acacia restent alors dans le sol, donnant lieu à l’émergence de peuplements très denses dès que la régénération n’est plus contrôlée par le sarclage.

e. Dynamique des friches agricoles à partir de 1965

Jusqu’en 1965, les grandes exploitations augmentent encore leurs surfaces et les placent en colonat. La crise du géranium et la loi sur les cumuls modifient alors le comportement des propriétaires fonciers qui vont libérer une partie de leurs terres exploitées en colonat. Le colon ne tourne plus sur l’exploitation et lors de son changement de statut en fermier ou petit propriétaire, les surfaces disponibles, trop petites, ne permettent plus la rotation avec l’acacia. On entre alors dans une logique où grandes propriétés en friches se côtoient avec un nombre élevé de petites propriétés en quête de terres. Ainsi, en 1997, la SAU de 70 à 75 % des exploitations réunionnaises se situe entre 5 et 7 ha, tandis que 10 à 15 % restent en dessous de la norme de 5 ha, principalement dans la zone de l’ex-géranium. Dans les Hauts de l’ouest notamment, 41 % des exploitations ont moins de 1 ha en 1989. C’est dans ce contexte que de 1966 à 1996 à la faveur de la réforme foncière, la SAFER rétrocède plus 30 500 ha auprès d’environ 3400 agriculteurs.

Le géranium n’en reste pas moins associé au colonage puisqu’en 1981, 60 % des terres cultivées en géranium sont placées sous ce régime foncier. A partir de 1985 est alors appliquée la procédure de « mise en valeur des terres incultes, laissées à l’abandon et insuffisamment exploitées », conduisant à

la remise en valeur par leurs propriétaires (en faire valoir direct ou en fermage), ou bien à la conclusion de baux emphytéotiques avec la SAFER.

Au fil de la crise, la production du géranium se déplace vers l’ouest qui fournit 58.2 % de la production en 1975, puis 81.8 % en 1983, et 87.5 % en 1990. Cette régression de la culture du géranium dans le sud est liée à l’urbanisation, aux maladies (anthracnose), mais surtout au développement de l’élevage et du maraîchage dans un milieu où l’eau ne fait pas défaut, à la faveur du Plan d’Aménagement des Hauts. Face au déséquilibre dangereux représenté par une société meurtrie par la crise du géranium, en proie à l’exode rural et observant avec amertume le développement des Bas avec la départementalisation de 1946, et dans le but particulier de faire face à l’enfrichement des terres, un Programme Prioritaire d’Initiative Régionale (1976), puis un Programme d’Aménagement des Hauts (1978) sont mis en place. Les friches sont alors en partie converties en pâtures qui couvrent 3400 ha en 1981, 4200 ha en 1986, 9000 ha en 1992, puis 9800 en 1998. Ce processus se réalise au profit d’une réussite technique indéniable de la production de viande bovine et de lait, de la satisfaction du marché local et de l’amélioration de l’image de marque des éleveurs, éléments qui laissent néanmoins amers les producteurs de géranium.

Aujourd’hui, de nombreux points opposent les Hauts de l’Ouest à ceux du Sud. La région occidentale est marquée par le manque d’eau, des pentes fortes, des ravines qui structurent le paysage en lanières et isolent les villages les uns des autres. Depuis la crise du géranium, c’est une région demeurée en difficulté. Les structures foncières sont marquées par l’importance du colonat : en 1987, 67 % des exploitants de l’ouest sont restés des colons partiaires. Le revenu agricole moyen y est inférieur au SMIC. La région du Sud est plus équilibrée et mieux dotée. L’essentiel du relief est constitué d’un vaste plan incliné cultivable. La diversification des cultures y est largement pratiquée. Cette région est en tête des résultats agro-économiques, le revenu agricole moyen dépassant 1,5 fois le SMIC.

3.3. Une histoire donnant lieu à une forte pression d’introduction de plantes