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L'interdiction des condamnations fondées essentiellement sur le silence

Section 2 : Des garanties à apporter

B) L'interdiction des condamnations fondées essentiellement sur le silence

134 GUERIN, Didier. Flexibilité du droit européen : arrêts Brusco c. France et Gäfgen c. Allemagne . D. 2010, p. 2850 135 CEDH, 21 déc 2000, Quinn c. Irlande. Requête n° 36887/97

136 CEDH, 22 juin 2000, Coëme et autres c. Belgique. Requêtes nos 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et

On peut affirmer que le droit de se taire serait vidé de sa substance si le silence gardé devait être systématiquement considéré comme un aveu implicite de culpabilité, ou interprété en défaveur de la personne mise en cause.

Aussi la Cour européenne des droits de l'homme a-t-elle reconnu par un arrêt Averill c. Royaume- Uni137, qu'« il serait incompatible avec le droit de garder le silence de fonder une condamnation

exclusivement ou essentiellement sur le silence de l'accusé ou sur son refus de répondre à des questions ou de déposer »138.

Le requérant alléguait en l'espèce avoir été privé d'un procès équitable en ce que le juge du fond avait tiré des conclusions défavorables de son silence pendant les interrogatoires de police.

Or la Cour constate que le fait que le requérant ait été averti que l'on pourrait tirer des conclusions défavorables de son silence comporte un certain degré de coercition indirecte. Toutefois, la CEDH souligne qu'il ressort clairement du jugement que le requérant n'a pas été condamné « exclusivement » ou « principalement » en raison de son silence. Par conséquent, elle conclut à l'absence de violation de l'article 6 § 1 de la Convention. Le principe posé par la Cour à cette occasion n'en demeure pas moins essentiel.

On peut justifier ce refus des condamnations fondées essentiellement sur le silence par le fait que ce dernier peut être motivé par bien d'autres motifs que la culpabilité. Constituerait alors un raccourci dangereux le raisonnement selon lequel tout accusé taisant est de ce fait coupable. L'adage in dubio pro reo - le doute doit profiter à l'accusé - conforte cette idée. Le seul silence, douteux par excellence, doit faire échec à une déduction directe de culpabilité, pour renfermer lui- même trop d'incertitude.

A la suite de la Cour européenne, la Cour de cassation a reconnu que le silence de la personne mise en cause ne pouvait à lui seul fonder sa condamnation. On peut citer notamment un arrêt de la Chambre criminelle, en date du 1er octobre 2008139. Cassant partiellement l'arrêt de

la cour d'appel (en ses seules dispositions relatives à la peine), la Cour de cassation décide que « le fait que le prévenu ne reconnaisse pas sa culpabilité ne saurait constituer un motif de nature à justifier le prononcé d'une peine d'emprisonnement sans sursis ». N'est pas tant en cause en l'espèce le principe même de la condamnation que la nature de la peine.

La Chambre criminelle prend le contre-pied des juges du fond, qui considéraient que « la partie ferme de l'emprisonnement est justifiée pour empêcher le renouvellement de l'infraction sérieusement à craindre dès lors que le prévenu ne s'estime pas responsable de l'accident mortel, préférant en attribuer l'origine à la victime défunte ». La Haute juridiction casse, se fondant sur le droit qu'a tout prévenu « de ne pas contribuer à sa propre incrimination ».

Notons que la Chambre criminelle censure au visa des articles 14 § 3 g du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et 6 de la Convention européenne des droits de l'homme.

La Cour de cassation assimile à cette hypothèse l'exercice d'une voie de recours par le prévenu, qui ne peut davantage constituer une preuve de culpabilité.

Dans un arrêt du 24 janvier 2007140, la Chambre criminelle s'est prononcée sur la question de la

motivation d'une peine par référence à l'attitude du prévenu, contestant le verdict.

La Cour décide : « L'exercice [du droit de faire examiner par une juridiction supérieure la condamnation] ne saurait constituer un motif d'aggravation de la peine prononcée par les premiers juges. Encourt la censure l'arrêt qui, pour condamner à quatre ans d'emprisonnement une

137 CEDH, 6 juin 2000, Averill c. Royaume-Uni. Requête n° 36408/97 138 § 45 de l'arrêt

139 Crim. 1 oct. 2008, n° 08-81.338, Bull. crim. n° 201

personne déclarée coupable d'agressions sexuelles aggravées, énonce que la gravité des faits est renforcée par l'attitude du prévenu qui a choisi d'imposer aux victimes un second procès non pour discuter de l'ampleur de la sanction mais du principe de sa culpabilité, qu'il sait pourtant indiscutable, et au-delà par le choix de son mode de défense ». La Cour de cassation confirme que le choix d'un système de défense ne peut en aucun cas être un motif d'aggravation d'une peine ferme141.

On peut déduire de ces différents arrêts que le silence ne peut servir qu'à corroborer différents éléments à charge : il ne peut à lui seul permettre de conclure à la culpabilité de la personne en cause142. Autrement dit, il faut apporter la preuve de sa culpabilité sans le concours

du suspect, de plus en plus cantonné dans un rôle de spectateur passif.

La Cour européenne des droits de l'homme a ajouté qu'il incombait au juge professionnel de rappeler aux jurés qu'ils ne doivent pas tirer de conséquences négatives du silence gardé par le requérant lors de son interrogatoire par la police143. En effet, la règle précitée resterait sans effet si,

en présence d'un jury populaire, seul le juge professionnel en avait connaissance. Pire, si les jurés étaient incités à inférer du silence du mis en cause sa culpabilité.

Or, dans l'affaire Condron c. Royaume-Uni, il incombait au jury de décider de tirer ou non du silence des requérants des conclusions en leur défaveur. La Cour indique que, lorsque la juridiction de jugement comprend un jury, il est « plus que souhaitable d'indiquer à ce dernier qu'il peut tirer des conclusions en défaveur de l'accusé seulement s'il a la conviction que l'on peut raisonnablement attribuer le silence de celui-ci lors des interrogatoires de police au fait qu'il n'avait pas de réponse à fournir ou aucune qui résisterait à un contre-interrogatoire »144. Le juge n'ayant

pas indiqué au jury que le silence des intéressés ne pouvait constituer la base « essentielle » de leur condamnation, la Cour conclut que les requérants n'ont pas bénéficié d'un procès équitable au sens de l'article 6 § 1 de la Convention145.

La Chancellerie française a franchi dernièrement une étape supplémentaire quant à l'exclusion des condamnations fondées essentiellement sur le silence. Par deux circulaires, émises les 17 novembre 2009 et 19 février 2010, elle invite les parquets à « asseoir l'accusation, comme c'est déjà le cas dans la très grande majorité des affaires, sur un faisceau de preuves convergentes et non pas uniquement sur les déclarations du mis en cause pendant la garde à vue ».

Non seulement la condamnation ne saurait reposer sur le seul silence conservé par le mis en cause, mais mieux encore, il n'est pas souhaitable qu'elle se fonde uniquement sur les déclarations de ce dernier. On peut y voir une volonté de la Chancellerie de se dégager de tout soupçon d'une coercition exercée en garde à vue, et de rendre les condamnations plus difficilement contestables.

Le droit au silence, fort des implications ci-dessus étudiées, pourrait devenir selon certains

141 La cour d'appel avait doublé la peine d'emprisonnement ferme prononcée par le tribunal

142 SUDRE, Frédéric. Convention européenne des droits de l'homme, Droit à un procès équitable, J.-Cl. Europe, fasc. 6526, n° 158

143 CEDH, 2 mai 2000, Condron c. Royaume-Uni. Requête n° 35718/97 144 § 62 de l'arrêt

145 Cette règle fut reprise dans l'arrêt CEDH, 8 octobre 2002, Beckles c Royaume-Uni. Requête n° 44652/98. Journal

des droits de l'homme, supplément au n° 79 des Annonces de la Seine, 30 décembre 2002, p. 14, note B. Favreau

§ 64 : « Having regard to the fact that it is impossible to ascertain the weight, if any, given by the jury to the applicant’

silence, it was crucial that the jury was properly directed on this matter. It finds that in the instant case the jury’s discretion on this question was not confined in a manner which was compatible with the exercise by the applicant of his right to silence at the police station »

auteurs le nouveau partenaire de la loyauté, dans la recherche des preuves pénales.

Si le droit au silence est incontestablement un droit fondamental, il n'en est pas moins, à bien des égards, fragile. Ce serait ainsi pur artifice que d’affirmer qu’aucune conséquence ne saurait jamais être tirée du silence gardé par le mis en cause.

Chapitre 2 : Un droit conservant néanmoins des contours flous

A l'image de nombreux droits consacrés par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, tel le droit à la liberté d'expression ou de réunion, le droit au silence ne saurait être absolu. Cette restriction est directement issue de l'équilibre que doit établir la procédure pénale, en tentant de concilier l'inconciliable : sécurité et liberté.

La première restriction au droit de garder le silence a trait à son champ d'application. Si ce dernier concerne assez largement la matière pénale, il se limite à celle-ci. Dès lors, il a par exemple été reconnu qu'en matière de circulation routière, l'obligation sanctionnée pénalement faite au détenteur de l'immatriculation d'un véhicule de donner aux autorités l'identité du conducteur ne méconnaît pas son droit au silence, puisqu'il ne fait lui-même l'objet d'aucune accusation en matière pénale146.

La fragilité du droit au silence s'exprime ensuite par le caractère facultatif de sa notification, selon la CEDH. On peut s'étonner que le juge européen des droits de l'homme ne considère pas le droit d'être informé de son droit de garder le silence comme, lui aussi, une garantie du procès équitable. D'autant que l'obligation de notification n'est plus aujourd'hui l'apanage des pays de Common law147 et peut apparaître comme une exigence quasi-naturelle du droit à un procès équitable.

En tout état de cause, les restrictions apportées au droit au silence ne sont pas toujours clairement établies et contribuent à maintenir flous les contours d'un droit pourtant fondamental. L'analyse des deux éléments développés précédemment, à savoir l'usage de moyens de coercition (Section 1) et la possibilité de tirer des conséquences du silence (Section 2), montre que ceux-ci peuvent être admis, sous certaines conditions.

Section 1: L'admission conditionnelle de l'usage de moyens de coercition

Les limites au droit de ne pas s'auto-incriminer, bien que rarement évoquées par les textes, sont établies de manière constante en jurisprudence. Deux situations semblent singulièrement justifier l'usage de la « force » : lorsque l'intéressé dissimule, par son silence, des données existant en dehors de sa volonté (I) ou qu'on lui interdit de garder secrètes (II).

I- Des données existant en dehors de la volonté du suspect

146 CEDH, 8 avril 2004, Weh c. Autriche. J.T.dr.eur., 2004, p.158 : la personne contre laquelle une procédure pénale n'est pas engagée, ni même simplement envisagée par les autorités, ne peut revendiquer à son bénéfice le droit au silence garanti par l'art. 6 Conv.EDH.

CEDH, 24 mars 2005, Gerda Rieg c. Autriche. Requête n° 63207/00

§ 54 : « There is nothing to show that the applicant was “substantially affected” so as to consider him being “charged”

with the offence of speeding within the autonomous meaning of Article 6 § 1. It was merely in his capacity as the registered car owner that he was required to give information. Moreover, he was only required to state a simple fact - namely who had been the driver of his car - which is not in itself incriminating »

Étrange expression que celle de « données existant en dehors de la volonté du suspect », qui justifie à l'échelle européenne de recourir à la coercition (A), et à l'échelle nationale, d'appliquer le délit d'obstacle à fonctions (B).