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Au travers de cette étude de cas, nous avons mis en évidence les transformations permanentes induites par les participants sur leurs formes d’engagement dans l’interaction et sur les formes d’organisation locales qui résultent de ces engage-ments. Loin de se stabiliser dans une configuration de participation unique, l’organisation de l’interaction prend d’abord la forme d’une procédure de travail réalisée par une stagiaire, avec l’aide d’une autre stagiaire (3.1.). Elle se transforme

ensuite, par l’arrivée de la tutrice, en une mise au travail « observée », puis

« évaluée » (3.2.). Enfin, l’organisation de l’interaction prend progressivement la forme d’un dialogue d’étayage, dans lequel les enjeux de transmission de savoirs occupent l’avant-scène (3.3.). Aux différentes étapes de ce processus en perpé-tuelle transformation, les participants endossent des rôles distincts, ou plutôt rendent visibles les diverses facettes qui composent leur identité située. Ainsi, la tutrice peut par exemple endosser un rôle d’observatrice avant de dispenser son savoir ; la stagiaire en charge de la prise d’image peut conduire la procédure de positionnement et de réglage avant d’endosser un rôle de destinataire d’une

« leçon » ; la stagiaire observatrice peut ponctuellement endosser une fonction de guidage à l’intention de sa collègue ; et le patient peut contribuer activement à la réalisation du positionnement de sa cheville, avant de servir d’objet à l’étayage d’un savoir à destination des stagiaires. On assiste ici à un cas emblématique de plasticité des interactions tutorales, c’est-à-dire leur capacité à façonner selon des modalités variables les relations qu’entretiennent les participants, en fonction des contingences locales qui émergent en situation.

Pourtant, il importe de le relever, ces transformations et ces ajustements permanents ne constituent pas seulement des adaptations formelles. Au-delà des changements repérables dans les formules d’adresse, dans les volumes de la voix, dans les thèmes ou contenus verbalisés, dans les positions de participation endossées, ce sont de manière plus profonde des transformations des rapports des participants à la situation d’action qui se trouvent accomplies. Ces transfor-mations des propriétés de surface des processus interactionnels rendent visible la manière dont les participants s’orientent dans les situations qu’ils rencontrent localement et les enjeux qu’ils reconnaissant à ces situations. Pour reprendre la formule de John Gumperz (1982), ces transformations agissent comme des « indices de contextualisation », qui sont utilisés par les participants pour construire une interprétation partagée de ce qu’ils réalisent conjointement.

Reconnaître le caractère « contextualisant » des formes d’engagement dans l’interaction, c’est faire nous semble-t-il un lien pertinent avec la théorie goffma-nienne du « cadrage de l’expérience ». Dans sa théorie du cadrage de l’expérience, Goffman (1991) montre par exemple que la manière dont les individus font l’expérience des réalités qu’ils rencontrent dans la vie quotidienne n’est pas immédiate et univoque mais médiatisée, filtrée, par ce qu’il appelle des cadres (frames). Ces cadres désignent un ensemble de savoirs et de savoir-faire (des

« prémisses organisationnelles » dit Goffman), culturellement construits, qui permettent d’interpréter les expériences à la fois naturelles et sociales comme

relevant d’un type particulier, et de répondre à la question « qu’est-ce qui se passe ici ? ». C’est notamment en mobilisant ces cadres naturels et sociaux que les individus parviennent à interpréter la signification des situations qu’ils rencontrent et d’y ajuster leurs propres comportements. Si ces cadres jouissent, sur le plan sociétal, d’une forme de réalité partagée par les membres d’une communauté, leur convocation en situation constitue une opération à chaque fois nouvelle et le produit d’un travail d’interprétation incessant. C’est en ceci que réside, pour Goffman, le caractère « vulnérable » et nécessairement incertain du cadrage de l’expérience. Les individus peuvent se tromper sur la signification de ce qu’ils font. Ils peuvent être amenés à reconsidérer rétrospectivement la manière d’interpréter une expérience vécue. Ou encore, ils peuvent détourner ou renégocier les attentes sociales qui régissent l’activité en cours. Ici aussi, la dynamique propre aux interactions verbales constitue une des ressources par lesquelles des contextes locaux d’activité peuvent être collectivement établis et interprétés.

Selon Goffman, il existe deux manières distinctes par lesquelles une réalité donnée, déjà pourvue de sens selon un cadre primaire, peut être transformée en une autre activité : la fabrication et la modalisation. Les fabrications consistent en des « efforts délibérés, individuels ou collectifs, destinés à désorienter l’activité d’un individu ou d’un ensemble d’individus et qui vont jusqu’à fausser leurs convictions sur le cours des choses » (Goffman, 1991, p. 93). C’est le cas par exemple d’un canular, qui vise à « dénaturer partiellement l’ordre du monde » tel qu’il est interprété par un sous-ensemble des participants à l’interaction. La seconde forme de transformation de l’expérience de la réalité relève de ce que Goffman désigne comme la modalisation. Par modalisation, Goffman entend

« un ensemble de conventions par lequel une activité donnée, déjà pourvue d’un sens par l’application d’un cadre primaire, se transforme en une autre activité qui prend la première pour modèle mais que les participants considèrent comme sensiblement différente. » (Goffman, 1991, p. 52). C’est le cas par exemple des mises en scènes théâtrales, des répétitions de gestes techniques à des fins d’apprentissage ou des pratiques de simulations, dans lesquelles une activité ciblée fait l’objet d’altérations reconnues par l’ensemble des participants.

Si la problématique de la modalisation des cadres de l’expérience retient toute notre attention, c’est parce que les interactions tutorales en situation de travail nous semblent en relever dans une large mesure. En effet, comme permet de le souligner notre étude de cas, la présence des stagiaires dans les environnements de travail et l’émergence d’une « fonction tutorale » endossée par les travailleurs

opèrent des transformations significatives des conditions d’effectuation du

« travail ». Sous l’effet médiateur des tuteurs, les expériences du travail se trouvent modalisées dans des activités d’une autre nature, qui prennent le travail pour cible, mais qui en transposent les conditions habituelles de réalisation. Il ne s’agit plus seulement pour les stagiaires de « faire une radiographie d’une cheville », mais « d’apprendre à le faire », dans des circonstances aménagées à cette fin.

En d’autres termes, la théorie goffmanienne du cadrage de l’expérience permet de porter un regard renouvelé sur l’activité des tuteurs, un regard selon lequel leur travail peut être conceptualisé comme une modalisation du cadre de l’expérience des stagiaires. Dans le cas étudié ici, ce travail de « modali-sation » trouve des formes d’expressions multiples. Il se manifeste d’abord par des aménagements et des transformations des systèmes de positionnement dans lesquels sont placés les stagiaires, selon qu’ils sont invités à réaliser le travail, à l’observer ou à le commenter. Ce travail de « modalisation » se manifeste ensuite par les degrés variables de visibilité et d’explicitation attribués aux savoirs en jeu dans les situations rencontrées. Tantôt tacites et incorporés dans des gestes praxiques, ces savoirs sont parfois mis en visibilité lorsqu’ils permettent de réinterroger, d’évaluer ou de transformer les conditions d’effectuation du travail. Enfin, ce travail de « modalisation » est rendu particulièrement saillant lorsque les contingences temporelles et séquentielles de l’accomplissement du travail se trouvent temporairement suspendues pour permettre à des pratiques de « transmission » de se déployer. On le voit, penser les rapports entre travail et formation, dans le cas de la relation tutorale, ne se réduit pas simplement à reconnaître à toute activité de travail une dimension à la fois « constructive » et « productive ». Cela revient à considérer que les participants à l’interaction tutorale s’engagent dans un travail permanent de contextualisation, dans lequel ils apportent des degrés de visibilité et de priorité variables aux expériences de travail et de formation qui configurent leurs rencontres.

C’est là que réside, à notre avis, la contribution des tuteurs à des activités de conception. Certes, les tuteurs héritent d’environnements « pré-conçus » et parfois aménagés de manière structurelle pour faciliter les apprentissages en situation de travail. La « salle école » étudiée ici en est une illustration. Mais ces environnements sont inertes en l’absence des formes de participation qui s’y trouvent accomplies. C’est en effet dans et par l’accomplissement d’un travail de cadrage de l’expérience que les tuteurs actualisent les potentialités des environ-nements de travail à des fins de formation. C’est à ce titre qu’ils s’engagent dans ce qu’on pourrait considérer comme un travail situé de conception : la

conception-en-acte. Ce travail de conception située ne suit pas les principes d’une ingénierie de la formation. Elle ne procède ni d’une analyse de besoins, ni d’un accomplissement de séquences didactiques explicites. Ce travail de conception est d’une autre nature : il implique de façonner pour les apprenants des espaces de participation spécifiques, dans lesquels se mêlent à la fois les exigences de l’effectuation du travail et la promesse d’assurer la mise en œuvre des savoirs permettant de les réaliser de manière conforme. Les interactions langagières ne sont pas absentes de ce travail de conception-en-acte. Elles en sont à la fois la trace visible et la principale ressource de mise en œuvre.

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The tutors’ activity of conception as a working

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