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L’instrumentalisation de l’apothéose bachique dans les Dionysiaques

Étape III : Iacchos

Chapitre 2. L’instrumentalisation de l’apothéose bachique dans les Dionysiaques

Dans les Dionysiaques

Le rôle de l’apothéose dionysiaque

Le long chemin vers l’Olympe est pavé d’embûches et d’étapes pour Bacchos qui, progressivement, se rapproche de sa déification selon les conditions posées par son père. Ce long processus occupe une place prépondérante dans l’œuvre puisque l’apothéose de Dionysos fait partie des thèmes principaux et représente un des leitmotive de l’histoire. L’analyse des étapes de l’apothéose de Dionysos a permis de mettre en évidence sa construction progressive, ainsi que son rôle dans la légitimation de Bacchos et dans la réunification de la triade dionysiaque. Après avoir déconstruit et analysé le processus, il convient dès à présent de replacer l’apothéose dans l’œuvre afin de comprendre son rôle et sa signification pour la trame narrative et pour les personnages de l’épopée. Pour ce faire, nous analyserons dans un premier temps le motif de la déification de Dionysos en lien avec la trame narrative pour comprendre le rôle de ce thème dans et pour l’œuvre. Nous verrons sa contribution dans la trame linéaire de l’histoire, mais aussi dans les organisations narratives parallèles à la logique chronologique. Après avoir abordé le rôle de l’apothéose dans la construction narrative de l’épopée, la deuxième partie du chapitre s’intéressera à la valeur « religieuse » de ce processus de déification dans les Dionysiaques. Une brève description des autres formes de survie après la mort dans l’œuvre permettra de contextualiser l’immortalité bachique avec celles des autres personnages. Ensuite, sans entrer dans la question longuement débattue de la sincérité religieuse dans les

Dionysiaques, nous souhaitons, par le biais d’une étude de vocabulaire, mesurer le rôle de

l’apothéose dionysiaque dans le salut des protagonistes ne bénéficiant d’aucune autre forme d’immortalité. Selon les conclusions qui auront été tirées jusque là, il sera ensuite possible de mesurer le degré de sérieux avec lequel Dionysos est dépeint chez Nonnos, et les conséquences que cela amène pour la signification religieuse dans l’épopée de son ascension divine. Finalement, l’œuvre sera contextualisée dans le monde esthétique

contemporain de Nonnos, ce qui permettra de comprendre certaines caractéristiques de la poésie nonnienne, et plus spécifiquement de l’apothéose de Dionysos.

Les Dionysiaques

La structure

La structure des Dionysiaques a longtemps intrigué les savants qui voulurent dans un premier temps trouver un sens au « beau désordre pindarique » de la trame narrative229. Au courant des années 1930, plusieurs études, dans la même veine que les recherches homériques de la même époque, s’efforcèrent de retrouver la genèse du texte dans le but d’expliquer ce non-sens qui ne pouvait qu’être le fruit d’erreurs de copies ou de folios230.

Ce type d’analyse ne tenait malheureusement pas compte des caractéristiques esthétiques de l’Antiquité tardive, ni des particularités du texte nonnien231. C’est pourquoi ces

tendances analytiques ne donnèrent aucun résultat concluant et plus encore, nuirent à l’appréciation du texte qui déconcertait les esprits modernes. Devant l’aporie de leurs analyses, les savants en conclurent que le texte des Dionysiaques avait souffert de la conversion de son auteur au Christianisme, qui de ce fait avait certainement dû bâcler son œuvre en cours d’écriture232.

Pendant les mêmes années, Viktor Stegemann fut le premier à mettre en évidence l’unité de l’épopée, et à y appliquer une grille de lecture suivant certains thèmes

229 W. Scheindler, « Zu Nonnos von Panopolis », WS, 2, 1880, p. 33-46 ; R. Keydell, « Zur Komposition der

Bücher 13-40 der Dionysiaka des Nonnos », p. 393-434 ; « Eine Nonnos-Analyse », p. 175-202 ; « Wortwiederholungen bei Nonnos », BZ, 46, 1953, p. 1-17 ; et plus récemment G. D’Ippolito, Studi

Nonianni.

230 T. Duc, « La question de la cohérence dans les Dionysiaques de Nonnos de Panopolis », RPh, 64, 1990,

p. 181.

231 Nonnos de Panopolis, t. I, texte édité et traduit par F. Vian, introduction p. XXIX.

232 La grille de lecture analytique amena les philologues à exagérer les erreurs de copie et les problèmes

(lacunes, pertes, corrections) de folios. Toutefois, il convient au chercheur de ne pas tomber dans l’excès inverse et ignorer l’histoire du texte qui bien entendu n’a pu arriver jusqu’à nous dans son état d’origine. Les manuscrits et papyrus témoignent de l’incertitude de certains passages ou vers un siècle déjà après sa composition. Sur l’histoire du texte et la tradition manuscrite, cf. Nonnos de Panopolis, t. I, p. LVI-LXVIII.

intrinsèques aux Dionysiaques233. Selon le chercheur, le plan des Dionysiaques suivait le

temps astral et les âges du monde selon lesquels s’organisaient la trame narrative et la vie de Dionysos234. Son analyse, quoique intéressante puisqu’elle avait le mérite de mettre en évidence l’importance des thèmes principaux de l’œuvre dans l’organisation de la trame narrative, allait trop loin ; ces théories ont été en partie révisées depuis. Dans un deuxième temps, Barbara Abel-Wilmanns a essayé à son tour de trouver une logique à la trame des

Dionysiaques235. Dans une même perspective analytique, l’auteur suggérait de considérer la

généalogie comme connecteur logique entre les différents épisodes de l’épopée. Si cette théorie expliquait dès lors la présence dans l’ordre de Cadmos, Sémélé, Dionysos et Iacchos, elle ne permettait pas d’insérer convenablement le personnage de Dionysos dans la trame, et mettait de côté certains épisodes pourtant fondamentaux de l’œuvre, comme la victoire de Bacchos en Inde236. Avec une approche thématique, Wolfgang Fauth a par la

suite mis l’accent sur le rôle de la métamorphose dans les Dionysiaques, tant pour le contenu que pour la forme237. La force de Wolfgang Fauth fut de produire une explication qui alliait la forme et le fond des Dionysiaques dans une approche qui mettait l’accent sur l’importance d’un thème central de l’épopée dans le mode d’organisation de la trame.

Dans le tout récent Companion to Nonnus of Panopolis, la contribution de Fotini Hadjittofi offre, dans la même veine que Wolfgang Fauth, un point de vue thématique sur la structure de l’épopée, mais en élargissant l’étude à trois motifs qui ponctuent le texte238.

Ces thèmes se recoupent en trois grandes familles, dont la première additionne l’apothéose et la sotériologie au thème déjà étudié de la métamorphose239. À travers l’analyse d’extraits et de relevés thématiques, l’auteur met en évidence une logique interne complexe où les

233 Nonnos de Panopolis, t. I, texte édité et traduit par F. Vian, introduction p. LVI-LXVIII ; V. Stegemann,

Astrologie und Universalgeschichte. Studien und Interpretationen zu den Dionysiaka des Nonnos von Panopolis, Leipzig / Berlin, Teubner, 1930.

234 T. Duc, « La question de la cohérence dans les Dionysiaques de Nonnos de Panopolis », p. 181.

235 B. Abel-Wilmanns, Der Erzählaufbau der Dionysiaka des Nonnos, Francfort / Berne / Las Vegas,

Peter Lang, 1977.

236 T. Duc, « La question de la cohérence dans les Dionysiaques de Nonnos de Panopolis », p. 182.

237 W. Fauth, Eidos poikilon. Zur Thematik der Metamorphose und zum Prinzip der Wandlung aus dem

Gegensatz in den Dionysiaka des Nonnos von Panopolis.

238 F. Hadjittofi, « Major Themes and Motifs in the Dionysiaca », p. 125.

thèmes occupent une place prépondérante dans la construction de la trame narrative. Ce système thématique permet la progression de l’histoire de deux façons différentes : la première progression, linéaire, suit la vie de Dionysos à travers le temps, tandis que l’organisation à tiroirs rajoute une seconde logique détachée du contexte temporel.

Linéarité dans la narration

La trame narrative des Dionysiaques progresse selon un premier principe, le plus apparent pour le lecteur moderne, chronologique. Les épisodes s’articulent autour de la vie terrestre de Dionysos, de sa naissance à son apothéose, et évoluent selon un espace temporel entre passé, présent et futur. La linéarité du récit est construite selon les étapes de la vie de Dionysos en partant de sa naissance jusqu’à son ascension divine. Les premiers chants sont chronologiquement antérieurs à la naissance de Bacchos qui arrive seulement au chant VII. Viennent ensuite son enfance, son adolescence, la campagne en Inde, le retour victorieux et l’aboutissement de sa vie terrestre en dernier lieu avec son apothéose, récompense ultime de Dionysos déjà annoncée par Zeus avant sa naissance.

Ce schéma linéaire a son utilité dans la narration : il permet de donner un but au héros, avec des épreuves qui les unes après les autres rapprochent Dionysos de la vie divine. L’évolution linéaire du processus montre une progression à partir de la naissance du dieu. Durant la guerre, sa divinité est tout d’abord questionnée ; la victoire en Inde marque ensuite un tournant puisque la nature divine de Dionysos se développe de manière de plus en plus affirmée. Finalement, sa réconciliation avec Héra, la rencontre avec Héraclès et la naissance d’Iacchos montrent la progression qui se dessine pour finalement aboutir à l’apothéose et sa divinité établie seulement à la toute fin240.

Nous avons déjà exposé dans le précédent chapitre l’évolution du lien entre Dionysos et la sphère divine. Cette progression vers une divinité totale ponctue la trame narrative et participe à la cohérence de l’œuvre. Ainsi, le fil conducteur menant à l’apothéose finale de

Dionysos, constituée par les événements marquants (décrits dans le chapitre un) qui l’amènent à un changement de statut, est un élément fondamental à l’ossature narrative de l’histoire. La déification progressive de Dionysos dans l’histoire montre l’utilisation et l’instrumentalisation que Nonnos fait des thèmes principaux dans l’épopée. Ces thèmes jouent le rôle de moteur narratif, tout en assurant une continuité entre les différents épisodes, au moyen d’une mise en scène mettant en lumière quelques sujets.

Narration à tiroirs et circularité

Rapidement dans l’histoire, Nonnos brise cette ligne droite et insère des narrations parallèles qui détournent la progression des événements241. L’auteur pervertit la narration linéaire de plusieurs façons. Dans un premier temps, le poète reprend le procédé romanesque de la narration à tiroirs, en intercalant au récit d’autres histoires et en enchâssant des mythes similaires qui s’articulent autour de la narration principale242. Par

exemple, durant trois chants, l’histoire d’amour de la bacchante Chalcomédé et de l’Indien Morrheus s’entrecroise avec l’action principale en faisant alterner les épisodes guerriers avec l’histoire romanesque des amoureux (XXXIII-XXXV).

En plus des histoires parallèles, l’auteur utilise un ensemble de procédés permettant de complexifier la narration. Nonnos met en scène des éléments proleptiques, sous forme de présages, rêves prophétiques, consultations astrologiques ou ekphraseis243. Les procédés

mis en œuvre afin de jouer avec la temporalité de l’histoire concernent les événements et thèmes importants de l’épopée, naissances et morts, victoires et défaites. Parmi ces thèmes,

241 Cette composition parallèle a été mise à l’honneur par Pierre Collart, pour qui la structure de l’œuvre était

construite autour d’un schéma annulaire. Si l’interprétation proposée révèle des faiblesses dans le découpage narratif offert par le chercheur, ce schéma met en relief un système de rappels thématiques complexe permettant une lecture des événements qui n’est plus seulement linéaire. Pour une liste des transpositions et des répétitions dans le poème, cf. P. Collart, Nonnos de Panopolis : Étude sur la composition et le texte des Dionysiaques, en particulier p. 40-48.

242 Par exemple, au chant XI l’histoire de Carpos et Calamos suit la mort d’Ampélos et la tristesse de

Bacchos. Cf. H. Frangoulis, Du roman à l’épopée, influence du roman grec sur les Dionysiaques de Nonnos

de Panopolis, p. 95-96.

243 Ibid., p. 169-170. Sur les présages et anticipation du schéma narratif, cf. H. Frangoulis, « Annonces et

présages chez Nonnos ou le destin annoncé de Cadmos », in D. Lauritzen et M. Tardieu (éds), Le voyage des

l’apothéose de Dionysos et ses étapes occupent une place centrale dans la perversion de la linéarité du récit. Par exemple, le rêve de Sémélé au chant VII (141-160) illustre l’utilisation que Nonnos fait des rêves pour anticiper et annoncer des événements. Il s’agit d’un rêve prémonitoire dans lequel la déesse voit une plante foudroyée mais dont le fruit, intact, est cousu dans la cuisse de Zeus. Plus que suggestif, ce rêve annonce la mort de Sémélé et la naissance de Dionysos ; de plus, l’emploi des termes θέσφατα et ὀμφή en confirme la valeur prémonitoire244. Ce rêve est doublé d’un présage puisqu’à son réveil,

Sémélé fait un sacrifice sanglant pour conjurer son cauchemar ; des gouttes de sang tombent sur sa tunique, signe de son union avec Zeus et de sa mort prochaine245.

Les scènes de consultations astrologiques au nombre de quatre dans les Dionysiaques représentent un autre exemple d’anticipation sur le récit. La première se retrouve au chant VI (15-103), et met en scène la consultation astrologique de Déméter chez Astraios. Le devin annonce l’union de Perséphone avec Zeus et la naissance de Zagreus le premier Dionysos. La deuxième apparaît juste avant la naissance de Bacchos au chant VII (7-109) avec l’intervention d’Aiôn auprès de Zeus. La troisième est située au début du chant XII (1-117), juste après la mort d’Ampélos et avant sa métamorphose, et contient la consultation des tables (κύρβιες) d’Harmonie. La dernière scène au chant XLI (155-427) montre Aphrodite qui consulte les sept tables (πίνακες) d’Ophion. Mis à part la dernière scène, les trois premiers « préludes cosmiques » annoncent trois événements importants pour Dionysos, c’est-à-dire la naissance de Zagreus, de Bacchos, et de la vigne. Ces scènes font intervenir des forces primordiales comme Aiôn, Harmonie, Phanès, Éros primordial, qui sont présentés dans les Dionysiaques comme les régents du destin. Ils apparaissent avant des moments importants de l’histoire pour en annoncer la venue. Ces événements sont dans les trois premiers cas des naissances246.

244 Cf. VII, 143 et 161.

245 D. Auger, « Le monde des rêves dans les Dionysiaques des Nonnos », in D. Accorinti et P. Chuvin (éds),

Des géants à Dionysos, mélanges de mythologie et de poésie grecques offerts à Francis Vian, Alexandrie,

Edizioni dell’Orzo, 2003, p. 424-427.

246 F. Vian, « Préludes cosmiques dans les Dionysiaques de Nonnos de Panopolis », Prometheus, 19, 1, 1993,

À côté des annonces de l’avenir par des présages, rêves et consultations astrologiques, Nonnos met en scène des épisodes similaires qui se font écho les uns les autres. Les correspondances entre certains épisodes ont été mises en lumière par Pierre Collart, qui a montré que symétriquement certaines aventures se répondaient entre elles et formaient ainsi une composition circulaire parfaite247. En se gardant de parler d’une

circularité parfaite, plusieurs épisodes sont en effet construits symétriquement par rapport à d’autres. Le thème de l’apothéose, de la métamorphose et de la sotériologie sont une fois de plus au cœur de ce système de rappel. Par exemple, l’apothéose elle-même est préfigurée une première fois par celle de Sémélé dans un récit où Nonnos exploite pleinement les parallèles entre la mère et le fils :

[…] et loin de Cadmos sur le sol terrestre, loin d’Autonoé et d’Agavé, elle occupait le trône avec Artémis et parlait avec Athéna. Et elle recevait ainsi en cadeau nuptial le firmament, et partageait une table avec Zeus, Hermès, Arès et Cythérée.

(VIII, 414-418)248

[…] et après les mortels repas, après l’ancien flot de vin, il but le nectar céleste dans des coupes plus nobles, siégeant avec Apollon, partageant la table avec le fils de Maia.

(XLVIII, 974-978)249

Les deux apothéoses sont mises en lien grâce à une construction similaire et se font écho : les ascensions de Sémélé et de Dionysos se produisent dans les deux cas après la naissance d’un Dionysos, respectivement Bacchos et Iacchos ; les deux partagent une table et un repas divin avec des dieux et finalement accèdent à l’Olympe et y siègent. D’autres exemples en lien avec le processus de déification de Dionysos peuvent être cités : la consommation de nectar et d’ambroisie par le héros, et plus particulièrement au chant XL durant sa rencontre avec Héraclès, rappelle et anticipe l’apothéose finale. Les viols de

247 P. Collart, Nonnos de Panopolis : Étude sur la composition et le texte des Dionysiaques, p. 59.

248 […] καὶ βίον ἄφθιτον ἔσχεν Ὀλύμπιον· ἀντὶ δὲ Κάδμου καὶ χθονίου δαπέδοιο καὶ Αὐτονόης καὶ Ἀγαύης σύνθρονον Ἄρτεμιν εὗρε καὶ ὡμίλησεν Ἀθήνῃ καὶ πόλον ἕδνον ἔδεκτο, μιῆς ψαύουσα τραπέζης Ζηνὶ καὶ Ἑρμάωνι καὶ Ἄρεϊ καὶ Κυθερείῃ. 249 Καὶ θεὸς ἀμπελόεις πατρώιον αἰθέρα βαίνων πατρὶ σὺν εὐώδινι μιῆς ἔψαυσε τραπέζης, καὶ βροτέην μετὰ δαῖτα, μετὰ προτέρην χύσιν οἴνου οὐράνιον πίε νέκταρ ἀρειοτέροισι κυπέλλοις, σύνθρονος Ἀπόλλωνι, συνέστιος υἱέι Μαίης.

Nicaia et Aura par Dionysos se font écho notamment et se complètent, grâce à la naissance de Télété puis d’Iacchos au chant final.

En parallèle, la mise en scène du Temps à travers les forces primordiales et les astres permet à Nonnos de mettre l’accent sur l’aspect cyclique de l’épopée. Parmi ces manifestations cosmiques, la lune avec sa périodicité incarne cette circularité : elle change, mais dans le cadre d’un cycle (ἄστατα κύκλα νόησε παλιννόστοιο Σελήνης)250. Le Temps

lui-même intervient à plusieurs reprises dans la narration, où il incarne l’éternité et le caractère inébranlable de certains phénomènes251. Il est personnifié par Aiôn et par Chronos, deux figures primordiales semblables chez Nonnos252 : tous deux sont des vieillards, qualifiés par l’adjectif ἀέναος qui peut signifier selon la situation « éternel », « qui coule toujours », et sont associés à l’image du char céleste, allégorie du temps qui passe253. Les deux entités sont semblables, mais elles n’en sont pas pour autant identiques : « Chronos a l’impassibilité froide de l’horloge », il est le père de l’Année (XL, 372), grand-père des Saisons (VII, 16 ; XI, 486) et père des douze Heures et des douze mois (XII, 19 et 65)254. Ce Chronos passif s’oppose à la figure d’Aiôn, qui intervient quant à lui (neuf fois) directement dans l’histoire ; par exemple, il supplie Zeus au chant VII de réconforter la race humaine après le déluge et de lui envoyer le réconfort du vin255. Juste avant qu’il

s’adresse à Zeus, Nonnos présente le dieu primordial en l’appelant « Aiôn aux formes changeantes, qui détient la clé de la génération […], le vieillard, berger de la vie éternelle […] »256. Dans un autre passage, le temps cyclique est mis en relation directe avec la vie

éphémère des humains : en III, 248-256257, Nonnos met à profit Homère pour décrire les générations d’humains en les comparant à des feuilles d’arbres, qui meurent et renaissent le

250 IV, 280.

251 IV, 212 ; VII, 30 ; XXXVI, 425.

252 F. Vian, « Préludes cosmiques dans les Dionysiaques de Nonnos de Panopolis », p. 46. 253 VII, 73 ; XXVI, 298 ; XXXV, 77 ; XLI, 431.

254 F. Vian, « Préludes cosmiques dans les Dionysiaques de Nonnos de Panopolis », p. 46. 255 Ibid., p. 47-48. 256 VII, 23 et 28 : Αἰὼν ποικιλόμορφος, ἔχων κληῖδα γενέθλης […] ἀενάου βιότοιο γέρων ἐφθέγξατο ποιμήν. 257 III, 248-256 : τί με τόσσον ἀνείρεαι αἷμα γενέθλης ; ὠκυμόρων μερόπων γενεὴν φύλλοισιν ἐίσκω· φύλλα τὰ μὲν κατέχευαν ἐπὶ χθονὶ θυιάδες αὖραι ὥρης ἱσταμένης φθινοπωρίδος, ἄλλα δὲ καρπῷ εἰαρινῷ κομέουσι τεθηλότα δενδράδες ὗλαι· ὣς βροτέη γενεὴ μινυώριος ἡ μὲν ὀλέθρῳ δάμναται ἱππεύσασα βίου δρόμον, ἡ δ’ ἐπιθάλλει, ἄλλῃ ὅπως εἴξειεν· ἐπεὶ παλινάγρετος ἕρπων εἰς νέον ἐκ πολιοῖο ῥέει μορφούμενος αἰών.

printemps venu, « car le Temps (Aiôn) rampe, toujours renouvelé, il coule en se changeant de gris à jeune ». Comme le remarque très justement Pierre Chuvin, « la venue du second Dionysos est placée sous le signe de l’éternité, incarnée par Aiôn », et l’annonce de sa naissance est aussi saluée par les Saisons, les Moires, alors que le premier, Zagreus, « n’a pas eu le temps, χρόνος, avec lui (VI, 169) »258.

En conclusion, les manifestations d’un retour constant et du temps cyclique se retrouvent aussi dans le vocabulaire qui porte la marque d’un réel souci de refléter la circularité du monde et de contrebalancer le rythme linéaire de la composition259. Les extraits traduits et commentés dans le premier chapitre ont permis de constater l’importance du champ lexical lié au cercle et au mouvement : Les termes dérivés de κύκλος pour qualifier le mouvement ou le champ lexical du renouveau et du retour (νεο-, παλιν-, περι) sont exploités abondamment par Nonnos260. En parallèle, le serpent, symbole du cercle et du mouvement perpétuel, occupe une place centrale dans l’épopée, lors de la métamorphose de Zagreus, de Zeus et comme attribut usuel de Bacchos261. Les dérivés de δρακον-, ainsi que les termes associés au mouvement onduleux du serpent sont autant de rappels métaphoriques du mouvement circulaire à travers le choix des mots chez Nonnos. Il convient de noter que malgré les liens évidents entre le serpent et le monde chtonien et l’Orphisme, Nonnos n’exploite jamais ces liens avec la sphère religieuse, mais utilise plutôt le serpent comme ornementation dans le récit et afin de décrire la circularité du monde à travers les mots262.

258 Nonnos de Panopolis, t. III, texte édité et traduit par P. Chuvin, notice p. 67.

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