• Aucun résultat trouvé

2. Cadre théorique

2.2. L’innovation sociale en tensions

La diversité des approches et des conceptions de l’innovation sociale que nous avons exposées reflète les difficultés à concevoir l’articulation entre les deux mondes que le concept associe : le « social » et « l’innovation » ou la réalisation d’objectifs de changement social par des mécanismes économiques. Cette association renvoie, en effet, à un débat normatif qui traverse tant les recherches sur l’innovation sociale que sur l’entrepreneuriat social.

Pour Montgomery (2016) les enjeux de définition de l’innovation sociale révèlent « un champ de bataille » (p. 1995) entre deux paradigmes, qui a des effets importants en termes de visibilité et de poids accordés à certaines initiatives plutôt que d’autres. En parlant d’« une guerre paradigmatique », il soutient l’existence de deux courants opposés. D’abord, un courant technocrate de l’innovation sociale, synonyme d’« une destruction créatrice des relations sociales » (p. 1992). Cette vision est alignée aux objectifs néolibéraux. Elle promeut un élargissement du domaine marchand par la diffusion de la compétition, la marchandisation du social, l’accent sur l’efficacité, et le gain d’économies pour l’acteur publique (BEPA 2010 ; Murray et al., 2010 ; Mulgan, 2006). Elle offre ainsi une voie pour réimaginer l’action publique et l’Etat Providence (Moulaert et al., 2013), dans le sens d’un désengagement en faveur du marché. L’image de l’entrepreneur social « héroïque » ou « change maker » (Bacq & Janssen, 2011 ; Mulgan, 2006 ; Mulgan et al., 2007) et

de l’entreprise sociale économiquement efficace, de plus inscrite dans une démarche de changement d’échelle, est alignée à ce paradigme. Ayob, Teasdale et Fagan (2016) indiquent que cette vision est issue du management et la caractérisent d’utilitariste, du fait de sa concentration sur la valeur sociale créée par les innovations sociales (Pol & Ville, 2009).

A l’opposé, bien que moins puissant, se trouve un courant démocratique de l’innovation sociale, qui promeut la « transformation créatrice des relations sociales » (Montgomery, 2006, p. 1992). Ce paradigme met l’accent sur le besoin de créer un système économique plus juste et plus participatif envers les populations marginalisées (Moulaert et al., 2005 ; Moulaert & Ailenei, 2005). Il promeut également une approche de la gouvernance par la coopération et la solidarité, à la place des logiques marchandes de la compétition. Afin de résoudre les problèmes sociaux, l’innovation sociale doit aspirer à transformer les relations sociales qui sont à l’origine de ces problèmes (Bouchard, 2012 ; Lévesque, 2002). Ceci peut être accompli par une démarche participative et inclusive des multiples parties prenantes dans le processus d’innovation sociale (Tello-Rozas, 2015). Cette vision de l’innovation sociale correspond à la tradition radicale ou transformatrice identifiée par Ayob, Teasdale et Fagan (2016), qui prend ses origines dans la sociologie. Elle se veut normative et prend en compte les effets du changement sociétal sur les relations de pouvoir en place (Bouchard, 2012 ; Harrisson, 2012).

Si ces différentes perspectives se sont initialement affontées, Ayob et al. (2016) constatent une tendance apparente de dé-contestation de l’innovation sociale, dans laquelle la vision utilitariste prend plus d’ampleur. Nous avons également constaté cette tendance au début de ce travail de recherche, lorsque nous avons essayé de cartographier l’évolution des productions académiques dans lesquelles le concept d’innovation sociale est utilisé au cours du temps (Figure 3 ci-après).

Figure 3 - Evolution du nombre d’articles académiques traitant de l’innovation sociale.

(Source : élaboré par l’auteur, à partir de la base de données ABI Inform, (mai 2015).Les thématiques ont

été créées sur la base d’un codage émergent des résumés de 200 articles sélectionnés selon une recherche par mot clé, qui faisaient référence au concept d’innovation sociale, dans leur titre ou leur résumé.)

Ainsi, la lutte entre les deux paradigmes de l’innovation sociale est fortement enracinée dans des distributions existantes de pouvoir (Montgomery, 2016), qui ont favorisé la diffusion d’une conception entrepreneuriale de l’innovation sociale. Par conséquent, « l’innovation sociale n’est jamais neutre mais toujours politique et socialement construite » (Nicholls & Murdock, 2012, p. 4) et elle devrait être analysée en tant que processus qui incarne ces dimensions politiques inhérentes (Ayob et al., 2016, p. 649). L’innovation sociale résulte alors d’un conflit, et elle peut même avoir un « dark side » (Nicholls & Murdock, 2012, p. 4). De par ses objectifs, elle est située au cœur d’une redéfinition des frontières entre le social et le marchand et incarne « la lutte entre la marchandisation et la ‘dé-marchandisation’ » (Harrisson,

2012). De ce point de vue, les deux paradigmes opposent une vision dépolitisée de l’association

social-marchand (où la mécanique économique peut conduire au changement social sans créer des tensions) versus

une vision politisée qui questionne cette relation et s’attache à mettre en évidence les conflits de pouvoir à l’œuvre.

Au vu de ces tensions, le rôle et l’activité des incubateurs sociaux méritent d’être investigués de manière plus approfondie. La prise en compte des effets politiques et normatifs dans la promotion des innovations sociales et de l’entrepreneuriat social, plus généralement, questionne également le travail des incubateurs. Ceux-ci sont amenés, d’un part, à naviguer et agir dans un champ émergent, sujet à de nombreuses

contestations (Choi & Majumdar, 2014) et d’autre part, à soutenir des organisations complexes du fait des objectifs sociaux et économiques poursuivis.

A l’image de l’incubation conventionnelle, l’incubation sociale est une « fabrique » d’entrepreneurs sociaux, outillée par des pratiques et processus d’accompagnement spécifiques. Sous l’angle de la fonction de support assurée, l’incubation répond ainsi au manque de maîtrise des outils business qui a été mise en évidence au sein des entreprises sociales (Chell, 2007). Néanmoins, si l’approche de l’innovation sociale par le paradigme de l’innovation technologique fait des incubateurs des acteurs légitimes et équipés pour soutenir ce nouveau type d’innovation, la capacité des incubateurs à répondre aux objectifs de transformation sociale inhérents au concept n’a pas encore été analysée (Kieboom, 2014).

Des recherches récentes ont commencé à questionner ces acteurs à plusieurs niveaux. Kieboom (2014) illustre la tendance des incubateurs à s’attacher à la recherche de solutions de manière « hermétique », sans prendre en considération les effets de ces solutions sur les configurations de pouvoir en place. L’incubateur peut agir en tant que « moteur performatif » (Leca, Gond, & Cruz, 2014) et transformer un idéal organisationnel en réalité sociale. Les travaux de Dey et Lehner (2016) et Dey, Schneider et Maier (2016) mettent en évidence la nature idéologique des discours promus par les incubateurs et d’autres organisations de support à l’entrepreneuriat social. Ils montrent que ces discours attirent et façonnent les individus pour qu’ils correspondent à une représentation idéale de l’entrepreneur social. Les pratiques d’accompagnement, telles que les présentations entrepreneuriales et le brainstorming, peuvent également déclencher des actes d’identification et de subjectivation corporelle de la part de porteurs de projet, incités à devenir des entrepreneurs sociaux (Ruebottom & Auster, 2017 ; Mauksch, 2018).

Ces études mettent en lumière le caractère politique des incubateurs sociaux, ainsi que la dimension non-neutre de l’exercice des pratiques d’accompagnement (Germain & Jacquemin, 2017) à l’entrepreneuriat social. Néanmoins, elles ne s’attaquent pas au cœur de la mécanique d’incubation – le processus d’incubation en lui-même, et les interactions qu’il génère avec les projets incubés. La recherche sur le sujet n’a pas encore montré l’influence de ce processus sur la construction des innovations sociales, ni les tensions qu’il peut générer dans la recherche d’un équilibre social-économique au sein des projets incubés. Par conséquent, nous sommes incités, dans cette recherche, à aller au-delà de la fonction support des incubateurs pour analyser la nature politique du travail des incubateurs, au travers des processus, pratiques et outils mobilisés. Nous explorons cette problématique sous trois prismes théoriques, exposés ci-après.

Documents relatifs