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L’INFINI DANS LA NATURE Quelle mesure quantitative, finie ou infinie,

attribuer à l’univers ? L’idée d’un univers infini fut chère à beaucoup d’anciens philosophes93. Un de leurs motifs était le raisonnement suivant, célèbre dans les écoles : Tout ce qui est limité trouve sa limite en quelque chose. Si donc on montre un corps dont on dise : Il est fini, on en connote un autre auquel il se termine ; celui-ci en suppose un autre, et ainsi de suite, à moins qu’on ne s’arrête à

93 In III Phys., lect. VII.

un corps infini, de sorte qu’en tout cas l’infini corporel existe.

Une apparence imaginative venait d’ailleurs donner de la force à ce raisonnement, de soi assez faible. Rien n’arrête les suppositions de l’esprit ; au delà de toute dimension, on peut en supposer une autre ; au delà de tout espace, on conçoit un autre espace, comme au delà de tout nombre, un nombre. De là, à penser que la condition des choses est la même, il n’y a qu’un pas. Or, si au delà du ciel il y a ainsi une grandeur infinie d’espace, comment ne pas croire que des corps s’y rencontrent ? Pourquoi y aurait-il des corps ici plutôt que là, dans l’espace sans bornes ? L’hypothèse de Democrite, qui rêvait de mondes en nombre infini, serait alors raisonnable.

À l’infini ainsi compris, Aristote opposait un veto formel, [52] et ce, pour des raisons a priori comme pour des raisons physiques. Les raisons physiques ne pouvaient avoir une valeur absolue, car nous ne connaissons pas toute la nature, et d’ailleurs, la plupart des hypothèses sur lesquelles se fondait le Stagyrite sont devenues caduques.

Quant aux raisons a priori, saint Thomas, commentant la Physique,94 les trouvait seulement

« probables », comme procédant « de ce qu’on accorde communément », mais qu’on pourrait refuser en l’espèce.

94 In III Phys., lect. VIII, n° 4.

Ces raisons étaient celles-ci : Il ne peut pas y avoir de corps infini ; car tout corps se termine à une surface, et un corps qui se termine aune surface est fini, à savoir par elle. Pas davantage il ne peut y avoir un nombre infini de corps ; car tout nombre et tout ce qui a nombre est numérable, donc pertransible ; or l’infini est intransible.

Mais, observe saint Thomas, celui qui supposerait un corps infini n’accorderait pas que tout corps se termine à une surface, à moins que ce ne soit en puissance ; c’est-à-dire que, dans le corps supposé, on pourrait déterminer des surfaces ; mais qu’aucune, réellement, ne le finirait, et ce, par hypothèse. De même, celui qui parlerait d’une multitude infinie de corps composant l’univers, n’accorderait pas que toute multitude est nombrable, ni, par conséquent, qu’elle soit nombre, ni qu’elle ait nombre. L'idée de multitude, en effet, est plus générale que celle de nombre, et, précisément, le nombre ajoute à la multitude l’idée de mesure, que l’infini écarte. Il restait donc à prouver ces deux propositions : Tout corps se termine par une surface ; toute multitude est définie comme telle par une unité.

C’est à quoi saint Thomas s’efforce dans la Somme95.

95 Ia pars, q. VII, art. 3 et 4. Cf. q. II, De Verit., art. 2, ad 5 ; art. 10 ; Quodl., IX, art. 1 ; XII, art. 2, ad2m.

Au sujet de la grandeur, son argument est celui-ci : Ou la grandeur est envisagée mathématiquement, sans considération de la substance, ou elle est envisagée [53]

physiquement, en tenant compte des principes du corps naturel. À ce dernier point de vue, l’impossibilité d’un corps infini est manifeste ; car tout corps naturel est défini substantiellement par la forme, et celle-ci donne, avec l’espèce, une détermination quantitative qui en découle. Une espèce corporelle ne peut pas subsister sous des dimensions quelconques. On a vu qu’il y a un minimum au-dessous duquel les dispositions matérielles appelées par la forme ne seraient plus réalisables96. Il y a aussi un maximum, comme cela se voit surtout chez les animaux et les plantes ; comme une connaissance plus intime des minéraux nous le ferait reconnaître97. Ce n’est pas à dire qu’il y ait des limites théoriques à l’augmentation de la mer, si l’on y versait toujours de l’eau ; ni à l’augmentation d’un feu, si l’on y jetait toujours du combustible ; mais si une forme individuelle unique réunit toutes les parties de la matière ainsi augmentée, comme dans le vivant, il sera toujours nécessaire de lui attribuer une part définie de la potentialité universelle, à laquelle elle communique l’acte. Si l’on disait qu’il y a là une

96 Cf. supra, t. I, l. I, ch. III, E.

97 Cf. In II, De Anima, lect. VIII, in fine.

multiplicité, l'infini en serait écarté par les considérations qui vont suivre.

Du moins, le corps mathématique peut-il être infini ? Non pas même lui. Car la quantité ainsi abstraite est objet d’imagination, et comment imaginer un corps réel sans lui supposer une surface terminale ? Cela reviendrait à supposer une matière sans forme ; car la forme du corps mathématique, c’est sa figure, et s’il a une figure, il est nécessairement terminé par elle. Quand donc on disait : Il n’est pas nécessaire de supposer que tout corps est terminé à une surface, on équivoquait sur ce qui convient au corps en général et ce qui convient au corps en tant que posé, et nécessairement posé, dans une espèce quantitative. La grandeur et l’infini ne s’opposent pas comme tels ; mais la grandeur en général n’existe point ; dès qu’elle [54] se réalise, c’est pour se ranger dans une espèce, pour être circulaire ou triangulaire, sphérique ou cylindrique, pour avoir deux coudées ou en avoir quatre. Car, comment être dans un genre sans être en nulle espèce de ce genre98 ?

Relativement à l’infini de multitude, la conclusion est la même. Il est bien vrai que l’idée de multitude est plus générale que l’idée de nombre ; la preuve, c’est que la première appartient aux transcendantaux, la seconde à la

98 Ia pars, q. VII, art. 3, ad 2m.

seule catégorie de quantité99. Mais les espèces de l’une et de l’autre se correspondent ; car si les espèces du nombre s’établissent par division du continu100, celles de la multitude transcendantale s’établissent par dégradation de l’être, c’est-à-dire par des oppositions successives d’affirmation et de négation, dont la loi est la même. Or nulle espèce de nombre n’est infinie, puisque, dans le nombre, c’est la dernière unité qui donne l’espèce.

Si donc il n’est pas possible d’entrer dans un genre autrement que parla porte d’une espèce, il n’y a pas de nombre infini, ni non plus de multitude infinie. Les philosophes qui ont posé l’infini en acte ont donc ignoré ce qu’ils disaient

« propriam vocem ignoraverunt101 ».

Il est intéressant de noter que sur la question de possibilité de l’infini en acte, la pensée de saint Thomas ne semble pas s’être fixée sans hésitations. Le commentaire cité de la Physique le donnait à entendre ; d’autres indices en subsistent ; par exemple, dans la question II, De Veritate (art. 10), le refus de solutionner cette question, parce que, dit-il, elle n’a été posée qu’incidemment, et que, vu sa difficulté, il convient de s’en tenir à un pur et simple exposé d’opinions. Mieux encore, dans l’opuscule De Æternitate mundi, contra murmurantes, poussé à vrai

99 Cf. supra, t. I, ch. II, A.

100 Cf, supra, t. I, l. I, ch. III, F.

101 Quodl., t. I, q. I, art. 1.

dire par des objections un peu irritantes, saint Thomas écrit : « Après tout, il n’a pas encore été démontré que Dieu ne puisse pas faire une multitude [55] actuelle infinie. » Ce jugement se rapporte évidemment aux démonstrations fournies par d’autres, ainsi que le fait remarquer l’opuscule apocryphe De Concordantiis : il ne peut donc infirmer la valeur d’une affirmation absolue telle que celle qui se trouve dans la Somme.

Toujours est-il que le sentiment de la difficulté est manifeste. On pourrait le retrouver ailleurs. On a même pensé lire l’affirmation opposée dans cette phrase du Quodlibet, XII (art. 2) : « L’infini en acte ne répugne pas à la puissance absolue de Dieu, car il n’implique pas contradiction. » Mais il y a là, ce me semble, une confusion. Ce qui n’est pas contradictoire, aux yeux de saint Thomas, ce n’est point cette composition : l’infini en acte, et le fait d’être objet de la puissance de Dieu ; mais celle-ci : l’infini en acte, et l’extension active de la puissance de Dieu.

Ce commentaire me parait trouver un appui solide en cette autre phrase : « Bien que la créature ne se prête point, en ce qui la concerne, à ce que soit réalisé l’infini en acte, il ne s’ensuit pas qu’on puisse dire : Dieu ne peut pas faire l’infini en acte » ; car, malgré que l’action créatrice se résolve, à l’analyse, en une passivité de la créature, les relations de nous à Dieu étant montantes et non pas descendantes, pourtant, la création est

signifiée activement, et quant à cette façon de parler, qui engage Dieu et le qualifie, ce n’est, d’une certaine manière, pas la même chose de dire : Dieu peut, et de dire, en se plaçant du côté de la créature : Il est possible102.

Quoi qu’il en soit, la décision finale est acquise. Il n’y a pas d’infini en acte. L’univers n’est donc pas infini en étendue, et les corps qui le composent ne sont pas infinis en nombre.

Nous ne pouvons sans doute nous imaginer une fin de tout ; invinciblement notre esprit court, au delà, dans des espaces imaginaires. Mais ni ces espaces n’existent103, ni, par suite, il n’y a lieu d’y supposer quelque chose, ainsi [56] qu’on l’assurait. La difficulté touchée ici correspond à celle qu’implique un commencement du temps ; la solution sera parallèle, avec cette différence que le temps n'étant pas donné comme tout, mais s’écoulant sans cesse, pourrait être infini104, tandis que les dimensions du monde sont données, actuelles, par suite déterminées à une espèce de quantité et finies par elle. Mais le cas est pareil en ce que les commencements absolus et les fins absolues nous sont partout inaccessibles. Le relatif nous enveloppe et conditionne la connaissance ; mais ce n’est pas une raison,

102 Q. II, De Verit., art. 10, ad 2m in contrarium.

103 Cf. supra, B. a.

104 Cf. supra, t. I, l. III, ch. I ; Ia pars, q. VII, art. 3, ad 4m.

voulant fuir l’inimaginable, voire l’inintelligible ou l’inconnaissable, pour tomber dans l’absurde.

CHAPITRE III. LA CONTINGENCE DANS

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