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1. La sphère de l’indépendance : émergence et construction contre-culturelle

1.1. Indépendance et contre-cultures, une alternative au mainstream ?

1.1.1. L’indie comme typologie d’un genre

L’indie rock, dans sa typologie, s’inscrit comme un genre renforçant cette projection d’un imaginaire vers des productions culturelles se réclamant – ou non34dudit genre. S’il ne nous revient pas de proposer un regard exhaustif sur l’histoire, les réceptions et les discours autour de l’indie rock, son utilisation dans le cadre de ce mémoire de recherche nous sert à faire émerger différents aspects importants liés aux pratiques discursives, aux réceptions et aux productions dans un contexte d’indépendance et de démarches contre-culturelles. Comme susmentionné, se déclarer indépendant revêt d’une nécessité de confrontation face à un référent culturel. En l’occurrence, un aspect de la culture rock, pour schématiser brièvement, est à considérer en deux temps : celle d’un paroxysme contre-culturel, dans les années 60, où le rock est considéré par ses membres et acteurs comme une subversion et une critique de la société d’après-guerre ; puis, dans un second temps, comme une culture vendue au mainstream zombie35 (être docile, vendu,

participer à l’uniformisation et la désindividualisation ; participer à la perte d’appartenance redoutée par les acteurs contre-culturels) par « ses baby-boomers » – soit certains de ces membres et acteurs mentionnés dans le premier temps explicatif (Newman : 2017). L’indie rock vient, en ce sens, formuler ce besoin chez le public de

32 [Traduction personnelle] – « A mainstream is a formation that brings together large numbers of people from diverse social groups and across large geographical areas in common affiliation to a musical style. »

33 Notez que le terme « subcultures » est employé dans les écrits de Newman. Dans le cadre de ce travail d’étude et de recherche, nous préférons l’utilisation de « contre-culture ». D’une part, le terme « sous-culture » laisse entre une place d’une sous-culture en dessous de la sous-culture. D’autre part, et nous vous renvoyons à l’introduction de l’ouvrage Construire le monde du hardcore signé Alain Müller, « dans l’imaginaire conceptuel qui sous-tend ces recherches [sur les subcultures], toute subculture naît et s’inscrit dans un ‘contexte culturel et social’ aux frontières spatiales – présentant d’ailleurs systématiquement un isomorphisme avec des frontières nationales – clairement identifiables » (2019 : 25). Les formes contre-culturelles, elles, s’apparentant à une subversion de l’intérieur (Lacroix et al., 2015 : 13).

34 Nous entendons par là que, des personnes extérieures à une formation musicale, mais se réclamant de la sous-culture en question (des critiques, des auditeurs, des tourneurs et autres distros), peuvent revendiquer une sonorité liée à l’indie rock sans pour autant que la formation musicale, elle-même, ne s’en revendique et n’affiche une quelconque appartenance audit genre et à ladite scène musicale – et donc à ses acteurs.

35 « La société de masse est une idée zombie qu’aucun discours, quelle que soit la solidité de ses bases logiques ou empires, n’a totalement réussi à abattre. » (Newman, 2017 : 24).

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retrouver une position contre-culturelle affichée par des distinctions, des pratiques, des discours et des revendications d’indépendance. Dans une série d’entretiens avec des groupes suisses d’indie rock, Loïc Riom (2017) met en perspective ces différents discours des acteurs pour offrir une diversité de définitions au genre questionné – montrant que l’indie rock, comme le street punk, l’anarcho-punk ou le hardcore dans la culture punk, n’est qu’une mise en ordre provisoire de l’histoire par révisions faites de ses acteurs36

(Müller, 2016).

Chez Riom, cette approche lui permet de dégager « trois aspirations idéales-typiques qui servent de références » – terme soulignant les idéaux revêtis, plus que les réalités applicables et appliquées en tout temps, en tout lieu, à tout instant. Primo, une aspiration esthétique touchée par la pop permettant une structuration des productions musicales au sein du genre. Secundo, une aspiration artistique dans une volonté de différentiation – volonté d’une distinction « face à » autrui. Tertio, une aspiration contre-culturelle portée par des revendications et une volonté de produire, par eux-mêmes, leurs œuvres dans une logique Do It Yourself (DIY) (2017 : 55). Michael Azerrad, dans Our

band could be your life: Scenes from the American indie underground 1981-1991,

caractérise le DIY de la scène indie rock des années 80 comme “une coopération tentaculaire de fanzines37, de stations de radio underground et universitaires, d’émissions locales du câble, de petits disquaires, de distributeurs indépendants et de labels de disques, de fiches de renseignements, de boites de nuits et de lieux alternatifs, de tourneurs, de groupes et de fans. »38 (2001 : 3, cité dans Lipkin, 2012 : 11).

L’indie rock se trouve au croisement entre le refus d’un changement (l’évolution du rock avec la diversification du public, son entrée dans un mainstream zombie (Newman, 2017) avec la signature d’artistes sur des majors, la perte de sonorités ou encore la multiplication de merchandising à l’effigie de certains groupes phares faisant

36 Alain Müller exprime le principe de mise en ordre provisoire de l’histoire en ces termes : « Shifting from linear history to a provisional mise-en-ordre of chaotic history. » (2016 : 22) ; ou encore « the way actors collectively engage in activities that (temporarily) solidify fluidity and stabilize provisory assemblages. This is central, because solidification and stabilization provide preconditions for what most often follows: conflicts of interests, feuds and power struggles, which – and I would like to insist on this point – can only take place secondarily, after the substances and agents that become, respectively, the stakes and agents of struggle have been constituted. » (2016 : 24).

37 Se référer au glossaire.

38 [Traduction personnelle] – « a sprawling cooperative of fanzines, underground and college radio stations, local cable access shows, mom-and-pop record stores, independent distributors and record labels, tip sheets, nightclubs and alternative venues, booking agents, bands, and fans. »

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perdre le sentiment d’appartenance à un groupe social et culturel délimité) et de nouvelles dynamiques sociales (se différencier de, être face à, se construire en opposition de, etc.), pratiques (Do It Yourself, une aspiration contre-culturelle, production de fanzines, etc.), esthétiques (valeur artistique, jouer d’une certaine manière, offrir une sonorité particulière, refuser la compromission technique de nouveaux instruments ou de nouveaux logiciels changeant la sonorité de l’indie rock, etc.) et économiques (autoproduction, regard sur les chaînes de production, lieux alternatifs, diffusion, producteurs et distributeurs indépendants, etc.). « Passant d’une catégorie musicale à un phénomène social, l’indie rock rend visible le déploiement d’une logique d’art noble au sein de la culture populaire elle-même, c’est-à-dire l’émergence d’une culture populaire impopulaire. », informe à cet aspect J. Ryan Hibbett (2017 : 36).

Par cet exemple, nous constatons la nécessité de s’éloigner d’un rapport binaire entre mainstream et indépendance, entre culture de masse et contre-culture. Celle, aussi, de considérer l’inscription de l’indie rock, et sa construction, au sein du même espace que le mainstream. D’appréhender cette relation comme une subversion permettant « à ses amateurs de retirer des profits symboliques de distinction sociale par la production d’identités spécifiques, autant d’opérations qui ne peuvent être réduites au seul plaisir de l’écoute. » (Ibid.). En d’autres mots, l’enjeu de ces opérations est une reconnaissance voulue par un rapport à un dedans (les siens, les membres de l’indie rock) et à un dehors (autrui, se construire face à, dans le regard à, en subversion à).

De là, nous trouvons des acteurs dans un positionnement à « la périphérie du monde de l’indie rock. [S’]ils n’y sont pas moins totalement connectés[,] leur inscription ne passe pas tant par les coopérations qu’ils mobilisent pour produire leur musique que par l’ensemble des réseaux qu’ils tissent à travers leurs pratiques : choix esthétiques, écoute de musique, usages d’instruments, techniques d’enregistrement, etc. Ces flux d’objets et conventions permettent aux individus de construire et de maintenir leur inscription dans ce monde musical (Ma, 2002). Il ne faut donc pas uniquement prêter attention aux coopérations entre individus, mais également prendre en compte le rôle des objets (Zimmermann, 2015) et les médiations qu’ils induisent (Hennion, 1993) dans la circulation des formes culturelles. Cette perspective permet d’insister sur le niveau individuel et de montrer que les phénomènes de circulation de musique ne peuvent être compris en dehors de la description fine des pratiques des acteurs qui la mettent en mouvement. » (Riom, 2017 : 56). Soit la construction, l’appropriation et l’incorporation

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de caractéristiques sociales (le capital social39) chez un individu (l’habitus40) pour reprendre le vocabulaire analytique bourdieusien. Cette pensée révèle comment ces individus, en fonction d’un contexte de production, trouvent un positionnement au sein de l’indie rock, mais aussi au-delà de ce seul champ41 avec des volontés artistiques affichées par certains membres.

Loin d’être solution à tous les maux, la revendication contre-culturelle peut également reproduire des fonctionnements, des pratiques ou des représentations présentes – et critiquées – dans le mainstream. Dans le cas de l’indie rock, Matthew Bannister montre en 2006, dans sa publication 'Loaded': Indie Guitar Rock, Canonism, White

Masculinities, comment ce qu’il nomme l’indie guitar rock propose des représentations

principalement blanches et masculines, pour des publics principalement blancs et masculins (2006 : 77). Celui-ci observe comment certaines pratiques revêtissent de considérations genrées stéréotypées, en particulier les activités consuméristes jugées comme « féminines ». Bannister exemplifie cela par une étude sur la pratique de collectionner des disques. Pour contrer cette étiquette féminine, l’auteur souligne que les collectionneurs de disques masculins adoptent souvent une position anti-commerciale tournée vers la valorisation de productions culturelles dites obscures, de niche et

39 « Le capital social est l'ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d'un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d'interconnaissance et d'interreconnaissance ; ou, en d'autres termes, à l'appartenance à un groupe, comme ensemble d'agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes (susceptibles d’être perçues par l’observateur, par les autres ou par eux-mêmes), mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles. [...] Le volume du capital social que possède un agent particulier dépend donc de l'étendue du réseau des liaisons qu'il peut effectivement mobiliser et du volume du capital (économique, culturel ou symbolique) possédé en propre par chacun de ceux auxquels il est lié [...] Les profits que procure l'appartenance à un groupe sont au fondement de la solidarité qui les rend possibles. [...] L'existence d'un réseau de liaisons n'est pas un donné naturel, ni même un « donné social » [...], mais le produit du travail d'instauration et d'entretien qui est nécessaire pour produire et reproduire des liaisons durables et utiles, propres à procurer des profits matériels et symboliques [...] Le réseau de liaisons est le produit de stratégies d'investissement social consciemment ou inconsciemment orientées vers l'institution ou la reproduction de relations sociales directement utilisables, à court ou à long terme. » (Bourdieu, 1980a : 2).

40 « Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, […] c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée conscience de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement ‘réglées’ et ‘régulières’ sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre. » (Bourdieu, 1980b : 88).

41 « Les champs de production culturelle proposent à ceux qui y sont engagés un espace des possibles qui tend à orienter leur recherche en définissant l’univers des problèmes, des références, des repères intellectuels […], des concepts en –isme, bref, tout un système de coordonnées qu’il faut avoir en tête […] Cet espace des possibles est ce qui fait que les producteurs d’une époque sont à la fois situés et datés relativement autonomes par rapport aux déterminations directes de l’environnement économique et social. » (Bourdieu, 1994 : 61).

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transgressives ; mettant en place leurs propres canons et grilles de lecture. (Ibid. : 85). Dès lors, considérer l’indie comme une alternative totale, sociale et vertueuse en opposition au mainstream (et à ses représentations, discours et pratiques) devient caduc. Un constat également fait pour la bande dessinée alternative américaine.

1.1.2. De l’émergence de la bande dessinée alternative aux représentations