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1. La sphère de l’indépendance : émergence et construction contre-culturelle

1.1. Indépendance et contre-cultures, une alternative au mainstream ?

1.2.2. Devolver Digital, d’une rhétorique contre-culturelle à l’action néolibérale ?

Par la formation du label indie au sein du monde vidéoludique, les acteurs s’y réclamant ont contribué à nombre de changements et transformations au sein même de l’industrie. De la production d’Indie-AAA (voir 1.2.1.) à l’apparition de nouveaux agents culturels dans la publication de productions vidéoludiques, nous ne pouvons que constater la mise en place de nouvelles structures et stratégies depuis un peu plus d’une décennie. Parmi ces structures, les sociétés d’édition spécialisées dans les productions touchées par le label indie sont les plus considérées et légitimées (Keogh, 2019). De ces sociétés d’édition, Devolver Digital y tient une place prépondérante depuis le début des années 2010 et la sortie de son titre phare, Hotline Miami (2012). John Vanderhoef (2020) porte une analyse critique des logiques économiques et stratégies discursives employées par Devolver Digital, se forgeant un éthos contre-culturel en contradiction avec ses obligations économiques et politiques. « Ces éditeurs spécialisés n'ont pas encore reçu beaucoup d'attention critique de la part de l'industrie des médias et des universitaires spécialisés dans les jeux vidéo. C'est particulièrement troublant étant donné que, malgré

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l'adoption par beaucoup de l'esthétique anti-establishment et de l’attitude devil-may-care de la contre-culture punk rock, ou peut-être même à cause de cette adoption, ces éditeurs ont tendance à perpétuer les mythes culturels du romantisme néolibéral - l'idée de l'artiste ou du génie indépendant réussissant dans la méritocratie du marché libre et en opposition à une étiquette sociétale étouffante [. ...] Dans le contexte indie, le langage entrepreneurial est souvent obscurci et remplacé par le langage de la rébellion, de l'authenticité et de la production culturelle alternative. »61 (2020 : 382-389[Empl.]).

L’approche de Vanderhoef montre la dissonance entre, d’un côté, la rhétorique contre-culturelle portée par Devolver Digital et, de l’autre, ses pratiques réelles. En jouant sur la polysémie des termes (contre-culture, d’indépendance, d’alternatif ou d’underground) décrite auparavant, Devolver Digital axiomatise un ensemble de discours, de valeurs et de représentations construites dans un intérêt décrit comme néolibéral chez Vanderhoef. Si ce dernier exemplifie sa démarche par les discours médiatiques sur les sites spécialisés (The Verge, Gamesindustry, Vice, etc.), cela est tout aussi visible en dehors des seules frontières étasuniennes. En atteste la récente publication de l’ouvrage Les Coulisses de Devolver. Business et Punk Attitude chez l’éditeur français Third Édition (2019). Ouvrage qui, dès sa description62, ne fait que renforcer les critiques et l’analyse faite par le chercheur rattaché à l’Université d'État de Californie (CSU).

Si Devolver Digital permet aux développeurs une forme de liberté créative en ne réclamant aucun droit à la propriété intellectuelle et en n’interférant sur des choix de game

design, offrant l’opportunité à des développeurs indépendants d’intégrer l’indie dans de

bonnes conditions de commercialisation, en demeure les critiques émises. De la romanisation d’un individualisme créatif aux représentations faites dans la majorité des productions publiées (ultra violence avec Hotline Miami (2012), (hyper)masculinité avec

61 [Traduction personnelle] – « These specialist publishers have yet to receive much critical attention from media industry and video game scholars. This is particularly troubling given that, despite many adopting the anti-establishment aesthetics and devil-may-care attitude of the punk rock counterculture, or indeed perhaps because of this adoption, these publishers tend to perpetuate the cultural myths of neoliberal romanticism – the idea of the independent artist or genius succeeding within the meritocracy of the free market and in opposition to stifling societal etiquette [...] In the indie context, entrepreneurial language is often obscured and replaced with the language of rebellion, authenticity, and alternative cultural production. »

62 « Devolver est un nom synonyme de jeux indépendants à l’identité forte, mais aussi d’une communication singulière et marquée. Bien loin de l’attitude souvent policée des grands éditeurs vidéoludiques, Devolver se distingue par un esprit rebelle, punk, qui va de pair avec un sens aigu du business. ».

Third Editions, Les Coulisses de Devolver. Business et Punk Attitude. En ligne :

https://www.thirdeditions.com/sagas/288-les-coulisses-de-devolver-business-et-punk-attitude-9782377841097.html?search_query=Devolver&results=2 | Consulté le 14 juillet 2020.

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Broforce (2015), retro style, etc.), les points avancés suggèrent que, « non seulement la société ne s'oppose pas aux logiques du néolibéralisme qui régissent l'industrie vidéoludique dominante, mais elle reproduit, plutôt que de répudier, les formes toxiques de masculinité présentes dans les cercles dominants des cultures de jeu - bien que cette reproduction se manifeste comme une masculinité alternative ironique. »63 (Ibid. : 691[Empl.]).

Une question s’impose alors : ne montrons-nous pas, par ces exemples, l’illusion d’indépendance par la récupération néolibérale d’une supposée démarche contre-culturelle ? Dans cette perspective, les points dépeints rejoignent d’autres conclusions de recherche concernant la structuration d’écosystème au sein de la sphère de l’indépendance. En développant une rhétorique communicationnelle punk, Devolver Digital s’inscrit intrinsèquement dans une logique DIY associée au genre punk (Caraco, 2017). À cette question, Fabien Hein, dans son étude sur les labels punk rock (2016), offre des éléments de réponse en théorisant ce qu’il nomme comme l’entrepreneuriat punk rock. En analysant la présence des cadres qui bornent leurs activités, Hein montrent que les entrepreneurs punk rock sont animés par une dimension à la fois « affective (l’attachement au punk rock et à sa communauté) » et « cognitive (un sens fixé par la vulgate DIY) ».

« Ce sont précisément ces cadres qui les incitent à entreprendre. Ce sont également ces cadres qui déterminent le sens qu’ils donnent à leurs actions. De même que ce sont ces cadres qui, à des degrés divers, les poussent à préserver coûte que coûte leur indépendance. Il en va de leur authenticité. Au premier abord, la multiplicité des positions, déclarations et jugements tend à brouiller les logiques d’action par un jeu d’opposition binaire relativement conventionnel. Un brouillage renforcé par une dynamique entrepreneuriale n’offrant a priori aucune réelle alternative à l’économie de marché. À ceci près que cette dynamique entrepreneuriale n’est jamais entièrement inféodée à l’économie de marché. De sorte que l’entrepreneuriat punk se trouve précisément structuré par des organisations à taille humaine cherchant à tirer le meilleur parti du marché. Autrement dit, cherchant à placer l’économie au service des êtres

63 [Traduction personnelle] – « That not only does the company not oppose the logics of neoliberalism that undergird the dominant video industry but they also reproduce, rather than repudiate, toxic forms of masculinity present in dominant circles of gaming cultures – albeit this reproduction manifests as an alternative ironic masculinity. »

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humains (et de leurs facultés créatives) et non l’inverse. » (2016 : 197). Or, le label indie

games s’inscrit dans des logiques d’appropriation au profit de ses propres acteurs. Si, par

certains aspects, des axiomes de l’indépendance restent visibles au sein de ce label (Garda et Grabarczyk, 2016) ; la place accordée aux femmes, les logiques commerciales (Devolver Digital) et les figures présentées (Indie Game: The Movie), elles, nous montrent que ces rhétoriques alternatives sont les résultats de jeux de positionnement allant vers l’industrie et ses représentations hégémoniques - et non l’inverse. D’où la nécessité invoquée dans ce travail de recherche de comprendre les indie games comme un label - et non comme terme synonyme d’indépendant. D’où, aussi, la nécessité de s’intéresser aux discours et aux manières de faire et d’agir revendiqués par d’autres acteurs de cette sphère de l’indépendance.

1.3. … à la redéfinition de son périmètre

Si l’indie games est à comprendre comme un phénomène majeur des années 2010 ; des revendications artistiques et alternatives, en confrontation avec ce label, s’inscrivent dans les marges et les lignes de fuite de cette histoire écrite de l’indépendance. Anna Anthropy, précédemment citée, est l’une des premières voix de contestation en rupture avec ce label-phénomène indie. Au point d’être source d’inspiration pour d’autres auteurs, créateurs et développeurs (Manifeste #42). Souligné dans notre introduction, d’autres manifestes, publiés sur Internet au fil des années 2000 et 2010, jalonnent la naissance de la Manifesto Jam – et donc de notre corpus de recherche. En ce sens, ces écrits et leurs auteurs sont au fondement de la communauté discursive analysée, permettant de rapporter les énoncés du corpus à un contexte historique.