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2. Cadre théorique et méthodologie de la recherche

2.1 Champs théoriques et connaissances préliminaires

2.1.5 L’incommunication, élément constitutif de la communication

Cette recherche aborde la scénographie de la Maison de la Nouvelle-Calédonie comme porteuse d’un message et d’une dimension interculturelle. Elle est donc emprunte de questions afférentes à la communication et au rapport à l’altérité. Selon la terminologie de Dominique Wolton, la communication doit être pensée dans ses trois dimensions. Dans son idéal, la communication est la « volonté d’échanger ». Elle se heurte à l’incommunication, « la découverte de l’altérité ». Chercher un terrain d’entente, laisser une porte ouverte, « négocier l’incommunication », est le défi de la communication. Si l’on échoue, c’est l’acommunication, la

47. Ibid. p.192

48. Marion Bertin. « Archives délaissées, archives retrouvées, archives explorées : les fonds calédoniens pour l’étude du patrimoine dispersé », Les cahiers du Louvre, 2019 n°14

rupture, et avec elle le risque de guerre et de non-respect de l’autre49. La notion d’incommunication est particulièrement intéressante au regard de sa fécondité :

Les incommunications humaines s’avèrent structurantes aussi bien pour l’individu que pour la société : elles sont constitutives de la communication.[…] [Elles sont] autant de points d’appui pour la communication, la négociation, la cohabitation, la compréhension entre chacun tout autant qu’entre les cultures. (Renucci, Paquot, 2019, p.9)50

Elle semble de ce fait être un élément clé pour aborder ce qui a trait à l’interculturalité dans la scénographie de la Maison de la Nouvelle-Calédonie, qui convoque l’identité plurielle de la culture calédonienne et les schèmes de pensée kanak. D’autant que ces derniers semblent intégrer l’incommunication de façon constitutive. En effet, le secret, l’usage de préserver une part de mystère, paraît imprégner la culture kanak, comme nous l’avons déjà mentionné concernant la sculpture51. On retiendra les propos de l’artiste Paula Boi52 concernant son mari, alors conservateur adjoint au Musée de Nouméa, qui contrairement à elle a grandit en tribu :

De par sa place dans la structure sociale, il est dépositaire, comme tant d’autres, d’une certaine connaissance. Mais comme tout le monde, il en donne très peu. (...) Tu vis l’événement et tu essayes de comprendre. Si tu poses des questions, il te donne juste un bout d’explication : peut-être qu’il trouve logique que je comprenne tout ça simplement parce que je suis kanak. (Paula Boi, 1992, p.92)

La suite de son discours sur ses sources d’inspiration est lui aussi très révélateur de ce fait, et de ce qui peut-être s’exprime dans l’art kanak qui ne peut être énoncé ailleurs :

En plus, comme pour tous les autres artistes, il y a des choses qu’on voit en rêve et qu’on transcrit dans un dessin ou une sculpture. Parfois, en représentant mes rêves, je dévoile des choses dont il ne faut pas parler et les gens me regardent de travers. Il y a tellement de choses qu’on ne dit pas : c’est peut-être le fait de ne pas les dire qui nous donne la force de l’inspiration. (Paula Boi, 1992, p.92)

49. Dominique Wolton. « Communication, incommunication et acommunication », Hermès, La revue, C.N.R.S. Éditions, 2019/2 n° 84, p.200-205.

50. « Introduction générale : incommunications et autres acommunications », Hermès, La revue, C.N.R.S. Éditions, 2019/2 n° 84, p.9-12

51. Cf. Propos de G.Kaoua, p.42.

L’incommunication est en effet constituante de l’incommunicabilité liée au ressenti comme au sacré, à ce qui ne doit pas ou ce qui peine à être transmis par le langage. Ce point est évoqué par Céline Bryon-Portet dans un article sur l’incommunication dans la franc-maçonnerie53. Elle est non seulement présente dans l’exigence de secret, caractéristique de l’organisation franc- maçonnique, mais elle concerne également « la nature ésotérique du parcours initiatique »54 et une « impuissance langagière » à exprimer dans sa totalité la réalité et l’expérience de l’individu. L’apprenti franc-maçon doit également garder le silence « pour favoriser l’introspection autant que l’écoute attentive de l’autre » (Byron-Portet, 2019, p.61). L’incommunication est donc ici en partie liée à l’impossibilité de communiquer avec justesse par le langage, ce qui ne peut être offert à la compréhension que par le vécu et la réceptivité. Ces mots du sculpteur Dick Bone, cités dans Ko i nevâ, peuvent faire écho à cette réalité dans son appréhension de la culture kanak :

Quand on m’envoie à l’étranger, je préfère regarder, sentir les autres artistes avant, car je sens que je représente la culture kanak, qui est pour moi quelque chose de très concret. On parle beaucoup de la culture kanak, mais c’est un « discours de blanc ». Pour nous c’est davantage un discours qu’il faut vivre : c’est vivre quelque chose qui évolue tout en regardant ce qui disparaît. (Dick Bone, 1992, p.77)

L’acceptation de cette incommunication constitutive apparaît ainsi comme une condition nécessaire au maintien de l’échange entre les cultures. Cette incommunication inhérente est accentuée par la nature symbolique et donc polysémique (Byron-Portet, 2019, p.62) du système de représentations kanak puisqu’elle génère une pluralité d’interprétations possibles. Précisons également que l’oralité caractérisant la tradition kanak, le terme « parole » (voir annexe 4.4) y recouvre une densité de sens ainsi qu’une sacralité, qu’on ne retrouve pas d’ordinaire dans son acception occidentale. Le silence protège alors aussi d’interprétations potentiellement erronées, de « paroles fausses ». Il préserve ainsi le respect de la culture.

53. « Une incommunication fondatrice et ambivalente : le cas de la franc-maçonnerie » Hermès, La revue, C.N.R.S. Éditions, 2019/2 n° 84, p. 57-63.

54. On trouve ici aussi un écho aux propos des sculpteurs kanak notamment celui de André Wassaumie Passa sur la nécessité pour le sculpteur d’avoir compris le circuit de la coutume. cf. p .31.