II. Les changements annoncés
6. L’improbable changement
L’évolution du système budgétaire laisse entrevoir très peu de changements, après dix ans de
mise en œuvre de la réforme de 2005. L’impact de celle-ci sur la gestion publique dans son
ensemble reste très limité. L’analyse des différentes pistes d’amélioration attendue ainsi que le
fonctionnement des différentes institutions concernées attestent du « quasi statu quo ».
a) Le non-respect du calendrier budgétaire
La planification budgétaire prévue par le décret organique du 16 février 2005 se déroule suivant
un calendrier bien défini
18. Les différentes étapes de la planification prévu mettent l’accent sur
l’implication des différentes parties et vise clairement à favoriser la transparence.
Malheureusement sur l’ensemble de la période, ce calendrier a été rarement respecté et des
retards ou vice de procédures entachent tout le cycle budgétaire.
La lettre-circulaire par exemple qui émane du Premier Ministre et qui définit les grandes lignes
de la politique budgétaire arrive parfois jusqu’à huit mois après la date fixée par le décret
organique. Ce document pourtant constitue un élément essentiel du processus, sorte de fil
conducteur, il conditionne le travail et le positionnement de tous les ministères et organismes
publics dans le cadre de la préparation de la loi des finances. Le non-respect de la procédure à
ce niveau laisse peu de temps aux ministères sectoriels et aux autres organismes publics pour
préparer leurs propositions qui sont parfois réclamées moins d’une semaine après la réception
de la lettre-circulaire du Premier Ministre. Conséquence : à l’exception des trois dernières
années, les ministères sectoriels ont très peu participé à la planification budgétaire. L’incapacité
de ces institutions à réaliser convenablement leur travail n’encourage pas la sincérité
budgétaire. La transparence prônée par la réforme à ce niveau en pâtit et la poursuite de
certaines autres pratiquent l’attestent.
18Voir le calendrier budgétaire en annexe
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b) Le recours aux comptes spéciaux
Les mauvaises pratiques ne concernent pas uniquement la préparation budgétaire. Elles sont
répertoriées sur toute la chaine et se rencontrent aussi bien au niveau de l’exécution que du
contrôle.
L’un des changements voulus par la réforme de 2005 porte sur la transparence budgétaire et
son corollaire qu’est la lutte contre la corruption. Elle prévoie à cet effet l’instauration du
compte unique du trésor, la fin des comptes spéciaux afin de parvenir à une gestion efficace
des ressources de l’Etat et le renforcement du contrôle à posteriori.
L’instauration du CUT à la fin de 20015 (plus de10 ans après) marque une avancée importante.
Cependant, beaucoup d’éléments contraires à la notion de transparence continuent d’entacher
le processus. Le CUT qui met fin à la multiplicité des comptes ouverts au nom des ministères
n’implique pas la fin automatique des comptes spéciaux. De nombreux comptes échappent
aujourd’hui encore au contrôle du parlement. Le niveau de dépenses extrabudgétaires a même
explosé au cours de ces dernières années avec le programme Petrocaribe
19et celui de la
scolarisation universelle voulu par l’ancien gouvernement et financé par de nouveaux
prélèvements non intégrés au budget.
c) Le recours à l’état d’urgence
Un autre moyen très courant pour contourner le contrôle consiste en l’instauration de l’état
d’urgence. Les deux derniers gouvernements y ont eu recours à plusieurs reprises. Ils trouvent
malheureusement dans les catastrophes qui touchent le pays assez souvent un bon allié pour
justifier de telles mesures. Entre 2012 et 2015, plus de six cent millions de dollars ont été
dépensés en dehors des règles budgétaires, par le simple recours à l’état d’urgence et à chaque
fois pour des résultats jamais au rendez-vous. L’utilisation de ce mécanisme permet de mettre
en veilleuse toutes les procédures de dépenses tracées par les lois et les règlements relatifs aux
19Le Petrocaribe est un accord de coopération énergétique entre le Venezuela et plusieurs pays de la Caraïbes dont Haïti. Mis en place en 2005, Haïti y a été admis en 2007. Suivant les termes de cet accord, le Venezuela vend le pétrole aux pays bénéficiaires au prix du marché. Cependant, 50% du volume livré est payable sous 90 jours et le solde fait l’objet d’un crédit remboursable sur 25 ans, au taux d’intérêt de 1 %.
La part de la facture à payer sous 90 jours et celle différée peuvent être modulées en fonction du cours du pétrole. Plus celui-ci est élevé, plus important est le solde faisant l’objet du crédit et vice versa.
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finances publiques. Il implique le contournement de la Commission Nationale des Marchés
Publics ; ce qui donne lieu à des marchés de gré à gré douteux impliquant directement les plus
hauts responsables de l’Etat. De plus, les rapports fournis sur l’utilisation de ces fonds sont au
mieux contestés ou au pire indisponibles. Le contrôle à posteriori exercé par la Cour Supérieure
des Comptes et le Parlement fait souvent défaut dans ces circonstances et les sanctions prévues
jamais appliquées.
d) La faiblesse du contrôle à posteriori
En insistant sur le renforcement du contrôle à posteriori, la réforme budgétaire de 2005 a prévu
explicitement l’amélioration du fonctionnement de la Cour Supérieure des Comptes et du
Contentieux Administratif et la professionnalisation du parlement. La CSCCA, complètement
absente du processus avait l’obligation de se renforcer en vue de réaliser son travail dans de
bonnes conditions et garantir la bonne gestion des finances publiques. Malheureusement depuis
le renforcement autant que l’implication de la CSCCA dans le processus ne sont pas à la hauteur
de sa mission et se font toujours attendre. Le contrôle de la Cour reste anecdotique, porte
d’avantage sur la forme que sur le fond et revêt souvent une couleur politique.
Le travail de l’institution se limite presqu’à l’approbation des contrats signés par les entités
publiques. Soulignons que beaucoup de contrats décriés, signés en période d’urgence ou pas
ont toujours été validés par la Cour. De plus, en dépit des soupçons de corruption très forts qui
pèsent sur certaines administrations, aucune enquête sérieuse n’est conduite sur la gestion de
ces dernières, aucun arrêt de débet ne vient sanctionner les responsables et les
recommandations pour une meilleure orientation de politique publique dans quelque domaine
que ce soit sont inexistantes.
La Cour ne s’est pas dotée de compétence nécessaire pour remplir convenablement sa mission.
Les recommandations souhaitées ne pourraient se faire que sur la base d’enquêtes et d’études
menées en toute transparence en s’appuyant sur les ressources humaines nécessaires à cette fin.
Malheureusement, la capacité technique actuelle de l’institution demeure très limitée, la
volonté d’habiliter la CSCCA à réaliser son travail convenablement n’a pas toujours été une
préoccupation pour les responsables de cette institution même après la réforme. Les signes
d’une implication de la Cour dans le contrôle ne commencent à se manifester que sous sa
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nouvelle présidence élue il y a moins de deux ans. L’autre institution qui exerce le contrôle à
posteriori est le Parlement ; son travail n’en est pas moins controversé.
Le travail du parlement est d’ordre politique mais ne va pas du tout dans le sens de
l’amélioration de la conduite des politiques publiques. La position des deux assemblées sur de
nombreuses questions portant sur les finances de l’Etat n’est pas toujours marquée par la
défense de l’intérêt général. Dans ce contexte, l’exercice de contrôle prend souvent la forme
de règlement de compte vis-à-vis des ministres ou de responsables d’organisme public. Ceci se
traduit souvent par une forme de blocage systématique dans le cadre du vote des lois de finances
multipliant ainsi les retards inopportuns dans l’adoption du budget.
En dehors du vote des lois de finance, le contrôle parlementaire se transforme souvent en source
de nuisance directe contre les ministres. Les parlementaires qui voient en ces derniers des
concurrents directs pour les postes électifs n’hésitent pas à leur barrer la route en les privant de
décharges budgétaires.
e) L’obstacle organisationnel
La question de la participation des acteurs sectoriels dans la préparation du budget cache trois
autres réalités : celles liées à la capacité technique de ces derniers, le manque de coopération
entre les acteurs de l’administration publique et le déficit de transparence. Déficit
organisationnel et absence de préparation/gestion budgétaire sont intimement liés.
Les trois facteurs de blocages mentionnés prouvent que le fonctionnement de l’administration
n’a pas beaucoup changé depuis 2005. La mise en œuvre de cette réforme pourtant est tributaire
d’institutions publiques professionnelles et responsables. La préparation du budget qui s’étend
sur toute une année, devrait se réaliser sur la base de statistiques alimentées par toutes les
parties prenantes. Les ministères sont les premiers concernés par cette question or la faible
capacité technique de la plupart des organismes, liée à l’absence de personnels suffisamment
qualifiés, ne favorise pas ce travail.
Le dernier recensement sur la fonction publique, réalisé en 2014 confirme le statut quo sinon
l’aggravation de la situation. Alors que les partenaires internationaux d’Haïti exigeaient depuis
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plusieurs décennies un dégraissement et une professionnalisation de l’administration, celle-ci
a vu ses effectifs augmenter de 70 %
20en moins de 20 ans. Même si les secteurs concernés
(santé, éducation, justice) justifient cette hausse, le niveau de formation des personnels recrutés
fait défaut. En effet, suivant la même étude, 83 % du personnel effectue des tâches d’exécution
contre 4 % de cadres de direction et 12 % de cadres d’application. La sous-représentation des
cadres au sein de la fonction publique constitue un bon indicateur pour comprendre l’évolution
et la configuration de l’appareil administratif depuis la réforme.
Le mode de recrutement auquel continuent à recourir les responsables doit être mis en cause.
D’un organisme public à un autre, la recommandation prévaut sur le concours. Les différentes
mesures adoptées contre cette pratique n’ont jamais donné les résultats escomptés. Les
recrutements s’effectuent en dehors de tout plan de gestion de ressources humaines mais
répondent de préférence aux vœux d’un ministre ou d’un directeur général. La corrélation entre
instabilité politique et surreprésentation du personnel d’exécution va donc de soi ; l’un et
l’autre vont à l’encontre d’une administration responsable et centrée sur sa mission.
De telles pratiques affaiblissent les institutions au point qu’elles se retrouvent parfois dans
l’incapacité de produire des statistiques idoines pour la préparation budgétaire. Ceci explique
leur manque d’entrain à coopérer. En effet, réaliser des études à l’interne, travailler ensemble
relève d’une certaine culture organisationnelle et suppose la mise en commun de compétences
diverses dont souvent, elles ne disposent pas. Des budgets préparés parfois sans tenir compte
du calendrier, avec une faible participation résultent aussi de cette réalité.
Les interventions intempestives des ministres et hauts responsables dans le recrutement et la
promotion des agents publics influencent négativement les rares managers encore présents au
sein de l’administration. Elles entrainent la démotivation de ces derniers qui se voient imposés
des collaborateurs sur lesquels ils ne peuvent pas compter. De plus, la proximité d’un agent
parachuté avec un dignitaire constitue souvent un facteur déstabilisant pour la hiérarchie dans
la mesure où elle est souvent court-circuitée et ses décisions contestées. Difficile dans ce
cadre-là de parler de management au niveau intermédiaire ou décisionnel.
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Les cadres de directions éprouvent une grande frustration par rapport à ce mode de gestion des
institutions publiques où tout est décidé par les politiques. En plus de n’être pas entendue dans
la définition des politiques, ils ont le sentiment que son implémentation leur échappe. Faute de
compétence et de méthodes de gestion adaptées, l’administration a donc du mal à s’approprier
des décisions stratégiques arrêtées par les responsables politiques qui normalement restent très
peu de temps en poste.
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Conclusion
La réforme budgétaire de 2005 annonce sur le papier une transformation de l’administration
centrale de l’Etat. Parvenir à une gestion saine des finances publiques en effet, ne pourrait faire
l’économie d’une administration efficience tournée vers la modernité et centrée sur ses
missions. L’accent mis sur le renforcement institutionnel par la promotion du renouvellement
des cadres annoncent que les réformateurs avaient peut-être intégré cette problématique au
moins partiellement.
Malheureusement, dix ans après la mise en œuvre de la réforme, l’analyse des différentes pistes
d’amélioration envisagées laissent dubitatif. De tous les changements annoncés à court, à
moyen et à long termes, très peu peuvent être considérés comme des acquis contribuant
véritablement à améliorer la performance de la gestion publique. Sans vouloir passer sous
silence, le déploiement des postes comptables, la mise en place du compte unique du trésor à
la fin de 2015, les mécanismes et/ou les institutions prévus ne fonctionnement pas correctement
ou tout au moins n’empêchent pas certaines dérives au niveau de l’administration.
La réussite de la reforme repose pourtant sur des institutions qui fonctionnent correctement :
Cour des Comptes, Inspection Générale des Finances, Parlement pour le contrôle et des
organismes compétents pour la gestion. Les institutions de contrôle peinent à remplir leur
fonction ; le bilan des dix dernières années de chacune d’entre elles est éloquent à ce sujet. Par
ailleurs, les pratiques ayant cours aujourd’hui encore dans l’administration publique (mode de
recrutement, promotion) et les nombreux scandales financiers qui entachent son
fonctionnement vont à l’encontre des principes fondamentaux de mangement et traduisent
l’absence du changement attendu.
Cette réalité ne surprend pas certains observateurs surtout quand on considère la façon dont la
problématique du changement a été envisagée. La réforme budgétaire de 2005, adoptée dans
un contexte de crise très aigue (social, politique et économique) renvoie à un changement
décrété plutôt qu’à un changement géré, et conduit de manière collective. Les acteurs appelés
à implémenter la réforme n’ont pas le sentiment d’être directement concernés ou responsables
d’un programme conçu par un cénacle et qui leur serait imposable. Très peu impliqué dans la
définition de la stratégie, l’administration ne se sent pas d’avantage responsable de son
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application. Cette attitude conduit normalement à ce qui est communément appelé la résistance
au changement.
La mise en œuvre du changement comme processus doit être gérée. Il s’agit d’un travail de
proximité à confier aux managers de direction. Dans la définition de cette réforme, ces derniers
en dépit de leur faible nombre au sein de l’administration ont été presque tenus à l’écart.
Difficile pour eux dans ces conditions de s’investir dans un processus qui n’emporte pas leur
adhésion. Ainsi lorsqu’elle ne suscite pas l’indifférence, cette réforme suscite au moins la
méfiance si bien qu’en pleine application tout le monde se questionne sur son bien-fondé. Au
lieu de conduire la réforme et de convaincre leurs équipes, les managers adoptent une position
au mieux attentiste et attendent de préférence d’être convaincus. L’attitude de ces responsables
explique en partie les résultats mitigés de la réforme budgétaire de 2005.
Un autre facteur à prendre en compte pour comprendre les résultats obtenus est l’aspect
multiforme et multisectoriel de la réforme. Il s’agit en effet d’une initiative qui touche toutes
les dimensions de l’administration (organisationnelle, fonctionnelle). La réussite de la reforme
dans ce cas ne peut pas se concevoir sans une réforme de l’administration elle-même. La liberté
à accorder aux ordonnateurs et managers publics par exemple renvoie à un changement de
culture organisationnelle. Ni les ministres ni les managers de direction ne sont pas préparés à
cela ; en témoignent la perpétuation des anciennes pratiques de recrutement et la configuration
de l’administration elle-même. Autrement dit, l’administration responsable de faire le passage
à une gestion efficiente, basée sur les résultats n’a pas elle-même changé.
Les responsables au plus haut niveau de l’Etat continuent à exercer leurs fonctions de la même
manière qu’avant sans risques de s’inquiéter. Toujours avec très peu de cadres, très peu motivés
dans l’ensemble et un personnel d’exécution pléthorique, le changement au sein de
l’administration apparait insignifiant. Difficile de s’attendre à un quelconque changement de
méthode ou de gouvernance d’une administration qui elle-même n’a guère évolué. Si La
réforme des finances publiques ne peut se dissocier de celle de l’administration, elle ne saurait
la précéder non plus.
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Recommandations
La réforme budgétaire de 2005 prévoit le renforcement ou la mise en place de nouvelles
institutions impliquées dans le processus budgétaire. Même si elles sont nombreuses, le
problème du renforcement n’est posé que pour les seules institutions intervenant directement
dans la chaine et suivant un prisme propre aux finances publiques.
Cette approche est problématique dans la mesure où elle ne pose pas le renforcement de
l’administration pour ce qu’elle représente ni pour la mission qu’elle est appelée à remplir.
Ainsi, au lieu d’envisager un vrai renversement de situation tel que le fonctionnement de
l’administration le réclame, les changements qui arrangent les finances publiques ont constitué
la priorité. Malheureusement la faiblesse des institutions est-elle en Haïti que tout changement
apparait non envisageable sans la réforme de l’administration (dans son ensemble).
La réforme de l’administration publique en Haïti constitue un préalable à toute autre type de
réforme engageant l’Etat. Le changement au niveau du processus budgétaire est indispensable,
celui de l’administration devant l’assurer l’est encore davantage. Autrement, comment
demander à des acteurs incapables de se prendre en charge, de porter le changement ? Le
renouvellement des acteurs doit être la première priorité et non une action à poser dans le cadre
d’une autre réforme. La limitation des ressources impose en tout cas des choix qui ne doivent
pas être uniquement guidés par la conjoncture.
La conduire des réformes et la promotion d’une autre forme de management reposent sur des
personnels réceptifs et bien formés. Sans la reforme préalable de l’administration, il est
carrément impossible de pouvoir compter sur de telles ressources. Cela suppose la définition
de nouveaux plans de carrières, la clarification du statut au sein de l’administration et surtout
un autre mode de recrutement. En refusant de commencer par le commencement, les différentes
tentatives de changements risquent de se transformer en simples actions de déstabilisation des
organisations, de gaspillage de ressources et de caisses de résonnance servant uniquement à
donner des gages aux partenaires internationaux.
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