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DEFINITION THEORIQUE DE L’INTENSIFICATION L’intensification n’est pas une conséquence ou un effet des comportements des formes

166 7.3 Danse en apesanteur : le mouvement terrestre confondu avec le

7.4 L’impossible rencontre

Lorsque Parzival exprime sa volonté de la rencontrer dans le ‘‘ monde réel ’’, la caméra se concentre sur Art3mis, que le flux d’énergie de plasma rouge encercle comme pour la rapprocher du champ de vision, lequel est clairement devenu le point de vue du garçon.

En considérant l’ensemble des gestes dansés, l’intensification trouve sa réalisation dans l’entremêlement de deux dynamiques contraires : l’absorption du corps de Parzival dans celui d’Art3mis (la disparation du premier pour la mise en valeur de l’autre) et la rencontre impossible. En effet, l’extrême fluidité de la danse permise par la lévitation active accentue paradoxalement l’incapacité des corps à matérialiser leur désir. Et ce n’est pas seulement dû à la démonstration

(Fig. 149, Ready Player One, Parzival disparait peu à peu du champ de vision, la caméra virtuelle devient son point de vue)

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énergétique de ce désir comme nous l’avons démontré au début de ce chapitre. C’est aussi la conséquence de l’échange constant entre mouvement du corps (terrestre) et mouvement entre les corps (aquatique), qui empêche la rencontre parce qu’elle noue sans arrêt trois accélérations distinctes : celle des corps individuels (1), celle des corps reliés entre eux (2) et celle de la caméra (3). Ces trois accélérations sont toujours confondues et emmêlées les unes dans les autres. Elles s’empêchent les unes les autres d’achever leur destinée énergétique : lorsqu’Art3mis accélère une rotation, elle semble s’arracher de la scène dansante, mais y est immédiatement réinscrite par la rotation du couple, justement lancée par la première accélération (celle d’un corps individuel). La rotation du couple tend à son tour à s’arracher de la scène, mais elle est aussi immédiatement réinsérée dans le champ de vision par la rotation de la caméra. Les trois accélérations semblent à la fois s’autonomiser, et à la fois se fusionner les unes dans les autres. Une mécanique qui se retourne contre elle-même, puisque les forces tangibles (les corps) sont embarquées par des forces superfluides (la danse et les rotations dans un espace vide sans friction), et sont-elles même surprise par l’énergie des forces tangibles.

On pourrait penser à l’énergie d’un cartoon, comme lorsque Térésa Faucon évoque un épisode de Tom & Jerry où la souris « fausse la mécanique et retourne la machine contre son inventeur : l’ultime pièce de l’assemblage, un coffre-fort, tombe à quelques centimètres de Jerry pour assommer Tom. On y retrouve la circularité réinterrogeant la vectorisation et la causalité 208. »

Cette dernière idée est clairement évoquée par la confusion des trois accélérations, où ce qui engendre les rotations est immédiatement absorbé par la rotation suivante. La danse d’Art3mis et de Parzival est une mécanique troublée, tournant sur elle-même sans voir d’où provient sa propre énergie. Mais puisque plus rien ne compte autour d’eux, pas même la provenance et la direction de leurs énergies, pourquoi le baiser n’about-il pas, pourquoi la rencontre n’a-t-elle jamais lieu ? On se souvient de Ginger Rogers et de Fred Astaire dansant sur Cheek to Cheek dans Top Hat (Mark Sandrich, 1935), incapables, selon Dick Tomasovic, de concrétiser une rencontre palpable du fait du prolongement de leurs gestes dans l’espace par les traces vaporeuses de leurs tenues, dont les limites sont difficilement identifiables :

« Et l’on comprend que la beauté éthérée de la scène ne provient pas de la parfaite synchronisation de deux danseurs, d’un effet d’unisson, de leur présence ou d’une incarnation du sentiment amoureux dans un parfait pas de deux, mais au contraire d’une impression d’absence, d’évanescence, de rencontre impossible. […] Fondamentalement, la danse tourne à vide, sans empathie, dans une forme d’abstraction plastique et graphique209. ».

208 Térésa FAUCON, Théorie du Montage : Energie, forces et fluides, Op. Cité, p. 140. 209 Dick Tomasovic, Op. Cité, p. 91.

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Mais dans la danse aérienne de Ready Player One, l’évaporation n’a pas de sens puisqu’il n’y aucun espace tangible depuis lequel se désintégrer. A lumière de l’exemple de Top Hat, nous pouvons désormais comprendre la phase d’intensification en cours dans son entièreté. Si la rencontre est impossible, c’est parce que l’énergie du désir refuse de s’accomplir en s’asphyxiant, parce le corps d’Art3mis tend à s’évaporer dans son énergie mais que cette énergie sustente en même temps ce corps, parce que les mouvements se troublent les uns les autres (l’entremêlement des trois accélérations qui remet en cause la causalité et la destination de l’énergie), et c’est donc, en synthétisant ces trois principales idées, la prouesse de deux formes numériques (les deux danseurs) qui passent leur temps à se leurrer et à leurrer le spectateur : elles leurrent en refusant d’exprimer leurs limites et donc leur tangibilité (leurs rotations ne prennent jamais le temps de s’arrêter, leur désir n’est qu’une démonstration de l’énergie de ce désir, la robe d’Art3mis n’a aucune finition et englobe le couple de danseur dans un espace d’énergie abstraite, le privant lui aussi de finition). Les formes numériques leurrent en profitant de la lévitation active pour s’entremêler, mais ne remettent jamais en cause leur superfluidité, empêchant toute rencontre palpable entre les deux danseurs. Tel Fred Astaire dans Royal Wedding (Stanley Donen, 1953), l’absence de pesanteur les a finalement conduits à approfondir l’imagerie mentale de leur danse plutôt que d’en concrétiser le potentiel d’action, d’images-actions :

« Toutefois, ce n’est pas tant à l’apesanteur que tend Astaire mais bien plutôt à une forme d’immatérialité, une visée presque incorporelle, un état de retrait, suspendu, de l’espace-temps. Pour y parvenir, […], Fred Astaire module le déroulement du mouvement prévu, diffère dans le temps la conduite prévisible du geste, modifie la perception des forces requises, varie en cours d’exécution les inflexions nécessaires aux mouvements balancés et pendulaires, leurre son public sur l’importance des tensions et des impulsions210. »

Les décalages constants, le refus de matérialisation, l’échange échappement/sustentation, l’emmêlement des accélérations, sont finalement des subterfuges cherchant à arracher la danse de toute causalité et de tout accomplissement. Seule compte l’intensité avec laquelle l’énergie du désir et du mouvement dansé va pouvoir perdurer. C’est comme si, finalement, la danse n’avait jamais souhaité finir le moindre geste pour toujours laisser l’espace suffisant à l’émergence d’une nouvelle image mentale, d’une image tierce et fugace : l’espace entre les corps d’Art3mis et de Parzival, les espaces au cœur des tourbillons de leurs rotations, les espaces éphémères formés par la trace de la robe, les espaces entre les sphères invisibles tracés par la trajectoire de la caméra en même temps que celle des danseurs, etc (fig. 150-151).

174 (Fig. 150, Ready Player One, Parzival & Art3mis créer des espaces épémères en tourant sans cesse sur eux-mêmes)

(Fig. 151, Ready Player One triple accélération : le corps qui s’arrache du couple, le couple qui tourne ensemble pour s’arracher de l’espace dansant, l’accélération de la caméra qui réinscrit le couple dans cet espace)

La scène de danse de Ready Player One est une première définition d’une phase d’intensification. Les images-actions potentielles (les deux corps des danseurs, la robe, les empreintes d’énergies, les rotations et les accélérations giratoires...), énergétiquement très chargées, y sont toujours converties en images mentales, en images tierces et ambigües qui échappent à la perception en refusant la confrontation. Si Parzival et Art3mis se languissent de libérer l’énergie de leur désir, ils préfèrent cependant poursuivre l’entremêlement de leurs corps, pour voir jusqu’où ceux-ci peuvent s’approcher, jusqu’où il est possible de s’effleurer, jusqu’où il est à la fois possible de fuir et de revenir continuellement vers l’autre, absorbant l’essence même de la danse pour ne la transformer qu’en pure énergie dansante incapable de réellement se dépenser.

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CHAPITRE 8