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DEFINITION THEORIQUE DE L’INTENSIFICATION L’intensification n’est pas une conséquence ou un effet des comportements des formes

CHAPITRE 7 : La Phase d’Intensification

7.1 La démonstration énergétique du désir

« La danse est le royaume des contrastes où ce qui est tangible entre en collision avec l’intangible, où le poids de la terre se heurte à la soif de voler, […]194. ». Le Distracted Globe,

boite de nuit féérique du monde virtuel The OASIS, incarne sans doute le lieu fantasmé de tous les danseurs. Les corps y plongent dans un gouffre générant un « lévitation active195 ». Une fois

aspiré par le vide, le moindre geste devient poussée et source d’envol (fig. 135).

(Fig. 135, Ready Player One, plongée dans le puit antigravité du Distracted Globe)

En plongeant dans le vide, Art3mis et Percival espéraient trouver et déclencher la seconde épreuve du jeu donnant accès à la Clé de Jade. Enivrés des sensations permises par la lévitation active, les deux jeunes joueurs s’embarquent dans une danse en apesanteur d’une rare beauté. A cet instant, tout enjeu narratif disparait dans l’ombre du désir ambigüe que les deux personnages éprouvent l’un pour l’autre. Physiquement, Wade Watts et Samantha Cook ne se sont encore jamais rencontrés. C’est même la première fois que leurs avatars virtuels expérimentent une aussi grande proximité. Mais la beauté de la scène réside moins dans l’imminence d’un désir et d’une attraction sur le point d’être assouvie au bout d’un acte dansant, que la conversion de cet acte dansant en traces d’énergie qui maintiennent la dynamique de ce désir en suspens. Lorsqu’Art3mis virevolte langoureusement dans le vide, sa robe émet un rayonnement rouge

194 Morgana Ferrini, « Le Corps dansant chez Mallarmé : une quête de l’Absolu », NouvelleFribourg.com, mise en ligne le 1er

juin 2015. Consulté le 16 Octobre 2019. URL : http://www.nouvellefribourg.com/archives/le-corps-dansant- chez-mallarme- une-quete-de-labsolu/

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plasmatique qui prolonge son emprunte dans l’espace. La robe s’alimente de sa propre couleur (fig. 136-137), tel un circuit énergétique fermé et autogéré. Elle devient évanescente, semble s’effacer et se charge d’une promesse érotique qui hypnotise Parzival.

(Fig. 136, Ready Player One, la robe plasmatique d’Art3mis)

(Fig. 137, Ready Player One, les chevilles emmêlées dans l’énergie rouge)

Mais cette promesse est aussi une frontière. Rendre le désir ou l’énergie du désir à ce point visible, c’est quelque part l’enfermer dans un cycle inviolable, dans sa nature purement énergétique. L’enjeu de la scène, n’est pas l’intensification du désir, mais l’intensification de l’énergie visible du désir, et le refus de l’épuiser. Mais un désir inépuisable n’aboutit pas. Pour être assouvie, un désir doit être asphyxié, puis dévitalisé. Il doit basculer dans la déflagration. L’ambiguïté devient encore plus intéressante lorsque dans le monde réel, au moment de la danse, la combinaison de Wade Watts s’illumine au passage des mains d’Art3mis sur le corps de son avatar Parzival (fig. 138). Le jeune homme se vantera fièrement d’être pourvu d’une combinaison haptique de haute performance (une ‘‘ X1 Haptic Boot196 ’’) lui permettant de ‘‘ tout ressentir ’’. Entre ces marques et l’empreinte rougeoyante de la robe, l’énergie est si

196 La X1 Haptic Boot est une combinaison haptique de réalité virtuelle fictive de l’univers Ready Player One, produisant des

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visible, si exubérante dans son potentiel et dans sa promesse de déborder, qu’elle interdit toute bascule cinétique qui lui permettrait d’être assouvie. La bascule cinétique, et donc le baiser, auront justement lieu à la fin du film, où Wade se laissera tomber en avant sur Samantha (Art3mis dans The OASIS), le corps retenu par des filins, pour enfin l’embrasser (fig. 139).

(Fig. 138, Ready Player One, l’empreinte énergétique des mains d’Art3mis sur la X1 Haptic Boot)

(Fig. 139, Ready Player One, baiser au bout d’une « bascule cinétique »)

Au Distracted Globe en revanche, la danse en lévitation génère une barrière. Si au final le baiser charnel n’y a pas lieu, c’est par la maladresse avec laquelle les deux personnages auront beaucoup trop forcé leur attirance, l’auront énergétiquement trop exprimé. D’où le phénomène d’intensification clairement en cours. Plus le désir s’exprime en énergie, plus il est poussé. Dans cette séquence, c’est la promesse du désir qui est intensifié. Le désir ne vaut que pour lui-même. Il est autocentré. Repensons à notre définition de l’intensification (pages 157-158) : elle développe un imaginaire mental où l’énergie inextinguible de l’opposition entre deux corps, inépuisable dans sa surenchère (ici la surenchère de l’opposition charnelle Parzival/Art3mis), est convertie en un circuit de nœuds et de relations très éphémères qui se fuient les unes des autres. Pourtant le nœud et la relation devrait renvoyer à l’image d’un désir assouvie, où les corps d’Art3mis et de Parzival fusionneraient dans le baiser tant attendu. Mais c’est bien parce que ces

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nœuds et ces relations sont des nœuds et des relations de surenchères, que la fusion est impossible. Art3mis et Parzival surenchérissent tellement la démonstration énergétique de leur désir, que tous leurs mouvements dansants créer des motifs fugaces se fuyant les uns les autres. Fuir n’est pas repousser. Repousser est un contact abrupt, frontal et ferme. Fuir c’est glisser, onduler, se faufiler. En cela, la lévitation active du Distracted Globe maintient l’énergie de la danse et celle du désir dans un état potentiel. Chaque contact se fuit et s’intensifie comme tels. La séquence pousse à son paroxysme la puissance de suggestion de l’acte dansant tel qu’évoqué par Mallarmé pour qui « toute la danse n’est que la mystérieuse interprétation sacrée du baiser

197. »

La danse d’Art3mis et de Parzival, si elle figure une proximité brûlante entre deux corps attirés l’un par l’autre, est en réalité en une succession de nouements et de dénouements entre deux énergies qui tentent de fusionner, mais qui sont tellement attachés à leur intégrité, à leur démonstration, à leur fluidité et à leur intensité, qu’elles sont incapables de se mélanger pour mutuellement se dévitaliser. L’enjeu est ici de montrer à quel point « mon désir est intense », plutôt que d’en réaliser l’asphyxie. Annoncer et songer à la beauté d’un baiser, plutôt que de le concrétiser.

Si l’intensification est clairement visible dans le comportement de la robe d’Art3mis, elle est plus subtile dans l’acte dansant. Avant de tout de suite approfondir ces deux phénomènes (la robe et la danse), mettons-nous d’accord sur une notion. En parlant d’intensification, nous devons en fait parler de phase d’intensification. L’intensification est un phénomène en cours. Elle n’a aucun objectif d’aboutissement, exclue le principe de causalité et ne vaut que pour elle- même. Par le mot phase, nous renvoyons à l’imaginaire de la métastabilité, du changement d’état, de la réaction chimique, du mélange, d’une matière prise de convulsions et de bouillonnements. Mais il ne faut pas voir le mélange dans le but du mélange. Seule compte l’action du mélange, l’entremêlement des courbes et des fluides d’une matière, l’emmêlement des corps d’Art3mis et de Parzival.

Comme nous l’avons vu dans sa définition, la force de la phase d’intensification des formes numériques est d’être à la fois contre-intuitive et fluide. Dans la scène que nous étudions, deux corps se mélangent. Ils ondulent, se tournent autour, basculent ensemble, etc. Mais plus ils se mélangent et se rapprochent, plus leur individualité énergétique est renforcée. C’est là la prouesse singulière des formes numériques : être capable de créer des nœuds fusionnels entre des corps énergétiquement très chargés et très affirmés l’un par rapport à l’autre. Imaginons par

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exemple la conversion d’une dynamique du type Laurel & Hardy en une dynamique du type Marx Brothers. Si les corps des premiers sont énergétiquement très intenses dans leur opposition, ils n’ont pas l’élasticité réciproque des seconds, qui permettrait la création d’« images mentales pures 198 ». Mais c’est bien l’intensité énergétique du désir exprimée par les corps de Parzival et d’Art3mis, qui rend leurs capacités à créer des images mentales surprenantes. La forme numérique parvient à faire tenir ensemble le couple intensité/élasticité : l’intensité énergétique des images-actions (énergie du désir incarner dans les empreintes : la robe rouge et les traces sur la combinaison de Wade) et l’élasticité des images-mentales (la danse aérienne et ondulante en apesanteur).