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L’histoire de l’immersion prend un nouveau tournant avec l’arrivée du cinématographe, traçant une ligne évolutive qui part de l’immersion picturale, théâtrale puis photographique, pour parvenir à un effet

79

Ibid. 80

Picard Timothée, L’art total. Grandeur et misère d’une utopie (Autour de Wagner), Presses Universitaires de Rennes, 2006, p. 16.

81

de plongée spectatorielle qui sera qualifiée de plus complète car reposant sur des techniques et dispositifs mieux à même de créer l’illusion.

a.) La photographie comme dcalque du rel

Le travail pictural, notamment à la Renaissance, apparaît ainsi comme une tentative qui porte en elle les germes des développements ultérieurs dans le domaine du cinéma en 2D puis en 3D. « Dans toute

représentation figurative, il y a déjà un embryon de corporalité. Aussi les peintures naïves ou archaïques qui ignorent ou méprisent la perspective (tridimensionnalité), restituent-elles une certaine corporalité. C’est en établissant la perspective que la peinture de la Renaissance restitue les dimensions et les formes apparentes (dites réelles) et par là suggère une tridimensionnalité qui accroît d’autant la corporalité. La photographie, elle, suggère automatiquement cette tridimensionnalité. »82

Par opposition à la scène de théâtre, l’effet de réel au cinéma est ressenti avec davantage de puissance : « Nous savons et sentons au théâtre qu’objets et décors, souvent symboliquement figurés,

sont des accessoires, accessoires au point même de disparaître. Au cinéma par contre, le décor n’a nullement une apparence de décor ; même (et surtout) quand il a été reconstitué en studio, il est chose, objet, nature. »83 Cette possibilité d’atteindre un degré de réalisme jamais atteint auparavant distingue donc le film du spectacle de théâtre : « " tout est nécessaire pour donner l’apparence de la vérité à des

choses entièrement factices… Dans les questions matérielles le cinématographe doit mieux faire que le théâtre et ne pas accepter le conventionnel ". Alors que le théâtre peut (doit, affirme-t-on) se satisfaire de toiles de fond et de signes conventionnels, le cinéma a besoin d’objets et d’un milieu apparemment authentiques. Son exigence d’exactitude corporelle est fondamentale. » 84 L’investissement psychologique du spectateur de cinéma puise par ailleurs dans la véracité intrinsèque à l’image photographique. L’image n’est plus reconstituée par la mise en scène mais accessible directement comme décalque du réel : « C’est parce que nous savons que l’image photographique est une

empreinte, une trace, automatiquement produite par des procédés physico-chimiques, de l’apparence de la lumière à un moment donné, que nous croyons qu’elle représente adéquatement cette réalité, et que nous sommes prêts à croire éventuellement qu’elle dit la vérité sur elle-même. »85 C’est donc cette analogie entre réel et reproduction du réel qui rend le spectateur captif : « Autrement dit la photographie

est au sens strict du terme présence réelle de la personne représentée, on peut y lire son âme, sa maladie, sa destinée. Mieux : une action est possible, par elle et sur elle-même. Si l’on peut posséder par photo, c’est évidemment que celle-ci peut vous posséder. Les expressions "prendre en photo",

82

Morin Edgar, Le cinéma ou l’homme imaginaire. Essai d’anthropologie, Les Editions de Minuit, 1956, p. 143.

83

Ibid., p.72. 84

Ibid., citation de Méliès, Les vues cinématographiques, p.163. 85

"être pris en photo" ne trahissent-elles pas une croyance confuse en ce pouvoir ? »86

b.) Emotion cinmatographique et circularit

Les réalisateurs de cinéma, tout comme les peintres ou les écrivains, cherchent à susciter l’émotion :

« Emouvoir non pas avec des images émouvantes, mais avec des rapports d’images qui les rendent à la fois vivantes et émouvantes. »87 La communion du public qui ressent au même moment les mêmes émotions accroît l’immersion des spectateurs : « Dans la fascination qui descend d’un gros plan et pèse

sur mille visages noués dans le même saisissement, sur mille âmes aimantées par la même émotion ; […] dans des images que l’œil ne sait former ni si grandes, ni si précises, ni si durables, ni si fugaces, on découvre l’essence du mystère cinématographique, le secret de la machine à hypnose : une nouvelle connaissance, un nouvel amour, une nouvelle possession du monde par les yeux. »88 L’idée de syncrétisme, visible dans les pratiques artistiques convoquant les cinq sens et conjuguant aussi bien danse, théâtre, musique que vidéo, se retrouve dans les écrits consacrés au cinéma. Pour Elie Faure, le cinéma est une « musique qui nous atteint par l’intermédiaire de l’œil. »89

Un double mouvement immersif est à l’œuvre dans le cinéma : caractère circulaire du dispositif, des images qui entourent le spectateur et plongée subjective dans l’univers fictionnel. « Bien avant que

Rudolf Arnheim ne démontre les caractéristiques du medium filmique, les ancêtres de l’actuel cinéma ont prouvé cette volonté de l’immersion par l’image animée et plus particulièrement par sa projection, son émission. C’est notamment le cas des panoramas, du cinéma stéréoscopique ou encore du Cinéorama qui apparaissent dès le XIXe siècle et mettent en jeu une projection d’images circulaires se succédant à un rythme rapide, formant une image développée jusqu’à 360 degrés. »90 Un certain nombre de caractéristiques renforce ce phénomène : obscurité de la salle, musique, décors réalistes, rythme, mouvement donné par la réalisation et le montage. Le cinéma dépasse la photographie en ce que « le mouvement restitue la corporalité et la vie qu’avait la photographie »91 , tandis que le rythme intègre « le spectateur dans le flux du film » et « le flux du film dans le flux psychique du spectateur. »92 L’obscurité est une « chambre noire, où les spectateurs, comme les habitants de la caverne de Platon,

sont virtuellement gardés prisonniers entre l’écran et la cabine de projection, enchaînés à leur siège,

86

Ibid., p. 28.

87 Bresson Robert, citépar Bellour Raymond, Le corps du cinéma. Hypnoses, émotions, animalités, P.O.L. Trafic, 2009, p. 127.

88

Ibid., prologue.

89 Faure Elie, in Encyclopédie Française, 16/04/19, citépar Morin Edgar in Le cinéma ou l’homme

imaginaire. Essai d’anthropologie, Les Editions de Minuit, 1956, p. 15.

90

Bouko Catherine, « Corps et immersion »ou les pratiques immersives dans les arts de la

monstration, Sous la direction de Bouko Catherine et Steven Bernas, L’Harmattan, Coll. « Champs

visuels », 2012, p. 113. 91

Ibid., p. 133. 92

positionnés entre le large rectangle sur lequel apparaît l’illusion flottante du mouvement et les appareils qui produisent les images entre l’ombre et la lumière. »93 Suivant ce constat, la télévision, qui se regarde chez soi en pleine lumière, déclenchera une immersion moindre comparativement au cinéma, lieu extérieur où l’on se retrouve en groupe, dans la pénombre, pour un moment particulier. Ces spécificités induisent émotion et identification du spectateur : « Le gros plan fixe sur le visage la

représentation dramatique, il focalise sur lui tous les drames, toutes les émotions, tous les événements de la société et de la nature. »94 C’est ce processus immersif à la fois sensoriel, kinesthésique et psychologique qu’Edgar Morin a nommé « projection-identification » : « Entre la magie et la subjectivité

s’étend une nébuleuse incertaine, qui déborde l’homme sans pour autant s’en détacher, dont nous repérons, ou désignons les manifestations avec les mots d’âme, de cœur, de sentiment. Ce magma qui tient de l’une et de l’autre n’est ni la magie, ni la subjectivité proprement dites. C’est le royaume des projections-identifications affectives. »95 Tout comme lors de la lecture d’un roman, le spectateur s’identifie aux personnages et vit les situations par procuration, mais d’une manière qui paraît décuplée, maximisée par le mode d’expression cinématographique. Et de même que ce que l’on a observé concernant la lecture d’un texte ou d’une peinture qui s’effectue en deux temps, le film fait l’objet d’une réception à deux niveaux. Comme l’a montré la psychanalyse freudienne, la réception directe, « primaire », est de l’ordre de l’inconscient, et la réception a posteriori, « secondaire », est de l’ordre de la pensée consciente. Par ailleurs, ce sont les indices de réalité repérables dans la fiction qui, raccrochant le spectateur à son univers d’appartenance, conditionnent sa propension à croire.

c.) Un spectateur actif

Captif, prisonnier volontaire du siège de cinéma, le spectateur n’est pas pour autant passif : « Le

cinématographe a déterminé un spectacle parce qu’il excitait déjà la participation. »96 S’il ne s’agit pas d’une participation directe, le transfert que fait le spectateur sur les images relève d’une participation affective et psychologique intense. Rien ne peut interférer entre l’écran et le public, contrairement à la scène de théâtre : « Au théâtre, […] la présence du spectateur peut retentir sur le jeu de l’acteur :

l’acteur peut oublier son rôle ou se trouver mal. L’ambiance et le cérémonial ne peuvent se dissocier du caractère actuel, vécu, que prend la représentation théâtrale. Au cinématographe, l’absence des acteurs comme des choses rend impossibles tous les accidents physiques ; pas de cérémonial, c’est- à-dire pas de coopération pratique du spectateur au spectacle. »97 Ainsi la présence discrète du medium et la disparition des intermédiaires physiques entre spectateur et spectacle accentue son immersion, son ressenti. La disparition du corporel au cinéma, ou du moins sa limitation, active la 93 Ibid., p. 113 94 Ibid., p. 117. 95 Ibid., p. 94. 96 Ibid., p. 100. 97 Ibid., p. 101.

participation corporelle du spectateur, voire plus : « Le spectateur est également actif ; comme dit

Francastel, il fait le film autant que ses acteurs. »98 C’est l’imagination du spectateur, qui balance entre croyance et doute, qui détermine son implication, et donc sa participation au film qui lui est présenté.

« La source permanente de l’imaginaire est la participation. Ce qui peut sembler le plus irréel naît de ce qu’il y a de plus réel. La participation, c’est la présence concrète de l’homme au monde : sa vie. »99

Enfin, l’immersion naît du désir d’évasion du spectateur. Il prend d’autant plus facilement les images visionnées pour réelles qu’il désire fuir sa propre réalité : « Besoin de se fuir, c’est-à-dire de se perdre

dans l’ailleurs, d’oublier sa limite, de mieux participer au monde… C’est-à-dire en fin de compte, se fuir pour se retrouver. Besoin de se retrouver, d’être davantage soi-même, de se hausser à l’image de ce double que l’imaginaire projette de mille vies étonnantes. C’est-à-dire besoin de se retrouver pour se fuir, se retrouver ailleurs en nous-mêmes, se fuir à l’intérieur de nous-mêmes. »100 On en revient à la quête de totalité par l’art, déjà évoquée : la participation imaginaire à une totalité d’êtres, de choses, de situations, au flux même de la vie, répond à un besoin existentiel, métaphysique. Et cette quête serait en quelque sorte facilitée avec le cinéma. Par son accessibilité, sans doute, par le rapport direct entre spectateur et film, et enfin par son universalité : « L’intelligibilité universelle de ce langage est le

prolongement indissociable de la participation universelle que suscite le cinéma. »101