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Les représentations collectives concernant les personnes trans sont souvent assimilées à la déviance au sein de la population tahitienne. Face à cette réalité j’ai remarqué durant les entretiens que les personnes trans partagent cette vision commune et stéréotypée des raerae :

Le comportement trans, en tout cas du point de vue tahitien, c’est un comportement très exagéré tu vois. Très exhibitionniste. Très extériorisé, très exagéré. Elles ont cette manie de bouger les doigts et bouger sans cesse et moi je vois un peu le comportement transgenre tahitien, très exagéré, très démonstratif. Alors que moi j’ai un petit côté, pas réservé, mais assez calme. Enfin je ne sais pas si tu en as vu dans la ville mais il y en a qui crient fort, qui se déhanchent exagérément. Pour moi ça c’est le comportement transgenre. De manière très exagéré, très m’as-tu-vu. Alors que moi j’ai un côté beaucoup plus féminin, naturel. Moi je ne vais pas me mettre à me déhancher comme si j’étais sur un podium. [Nina]

Les comportements trans sont ainsi perçus comme étant opposés aux comportements féminins et ce même au sein de la population trans qui revendique pourtant une certaine féminité. Cette

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situation a un impact sur les identifications des personnes trans et sur les relations qu’elles entretiennent avec les autres personnes du réseau.

Identification aux raerae comme seule alternative

L’identification à la catégorie raerae se fait à la manière d’une sex category comme l’ont défini Candace West et Don Zimmermann selon la règle du « si-alors ». Si une personne agit de manière féminine mais a un pénis alors c’est une raerae. Cette identification relève plus de l’assignation sociale que d’un choix personnel comme l’explique Ami :

C’est là vraiment que j’ai compris ce que j’étais. J’étais une raerae, comme on disait chez nous. J’étais pas une fille, parce que quand j’écarte les jambe je vois bien que j’ai un pénis. Mais je m’identifiais à ce qu’on appelle le raerae parce que j’en avais dans mon entourage. […] Je me suis dit « je ne peux pas y échapper, c’est ce que je suis de toute façon et c’est comme ça que je vais devoir voir les choses ». Il ne fallait pas que je me voile la face.

Une fois l’identité assignée, cette dernière a des répercussions sur l’ensemble de la vie des personnes trans, limitant ainsi leurs chances et leurs opportunités du fait des stéréotypes qui y sont liés. Un autre cas intéressant à analyser pour mettre en avant ce processus est celui de Terupe. Ayant eu un comportement féminin durant son enfance et son adolescence, son entourage en a déduit qu’il était une raerae. Il s’est lui-même identifié à ce personnage pensant que c’était sa seule alternative pour séduire des hommes. Cependant, il ne souhaite en rien changer de sexe et devenir une femme. Vers ses 20 ans, fatigué de son rôle de féminin il décide de faire l’expérience de séduire des hommes en tant qu’homme. Cette expérience réussie, il décide dès lors de s’identifier en tant qu’homme et non en tant que raerae. Les personnes trans et les hommes efféminés se trouvent identifier aux raerae car c’est la seule catégorie sociale qui prend en compte en même temps leurs comportements féminins et leur anatomie masculine. Certaines personnes innovent en employant de nouveaux termes tel que trans, transsexuelle ou transgenre afin d’éviter d’être assimiler au raerae. Hani, par exemple, n’a jamais employé le mot raerae lors de nos entretiens, mettant ainsi à distance tout l’imaginaire péjoratif qui lui ai lié. Les termes utilisés et les trajectoires de vie mettent en avant le dynamisme des catégories de genre. Pourtant, le terme raerae continue d’être utilisé non seulement dans le sens commun mais aussi par les personnes trans. Ces dernières s’identifient rarement comme telle mais emploient ce terme afin de parler des autres trans.

79 Les autres trans

Les discours et propos des personnes trans font tous référence à un ensemble de personnes généralement appelé les autres trans ou les raerae. Ce groupe ne semble exister que dans l’imaginaire de chacune. Après avoir rencontré des trans issues de divers milieux socio-économiques, j’ai pu remarquer que pour toutes existaient une catégorie de trans qui nuisait à leur chance d’être considérée comme « normale », comme l’explique Nina :

J’en connais, elles vont s’assoir là, elles vont parler fort ou faire des grands gestes sans faire attention. Déjà qu’on attire l’attention alors si tu attires encore plus l’attention comme ça je trouve que ça donne une mauvaise image et que ça va dans le sens des clichés. Ce cliché qui dit que les transgenres c’est les étoiles et les paillettes. J’aime pas ce côté un peu blingbling. En soirée je suis d’accord mais après…

Ces autres trans, correspondant au stéréotype de la raerae, réactiveraient l’imaginaire collectif au sujet des trans et de leur penchant pour la prostitution :

Il y en a qui se prostituent à fond. Mais vraiment à fond et ça donne une mauvaise image de la transsexuelle. Et je ne peux pas changer la vision que beaucoup de trans ont donnée. Après ça marque et les gens pensent que l’on est faite que pour ça. [Hani]

Cette différenciation entre elles et les raerae va jusque dans les pratiques sexuelles, marquant ainsi une différence entre actives et passives :

Non, quand ils [les hommes] me sucent moi je veux pas. Ça me gêne. Alors qu’il y a d’autres raerae qui eux, elles adorent. Elles adorent qu’on les suce, elles adorent. Elles adorent pénétrer, moi je déteste. [Ami]

Il est intéressant de noter qu’Ami a utilisé inconsciemment, comme beaucoup d’autres trans, le masculin pour parler des raerae, alors qu’elle emploi le féminin lorsqu’elle parle d’elle. Elle relègue ainsi les raerae à une sphère masculine. Ainsi, elle se démarque « eux ». Cette situation fait écho aux écrits d’Erving Goffman sur les personnes stigmatisées qui hiérarchisent les personnes ayant le même stigmate et qui, envers les personnes plus atteintes qu’elle, se comporte comme les « normaux » le ferait avec elle. Chacune trouve ainsi des personnes pouvant être encore plus stigmatisées qu’elle vis-à-vis des normes sociales en vigueur. Dans les

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discours les personnes trans tentent ainsi de se distancer des autres trans afin d’être assimilées à un autre groupe social moins stigmatisé.

Eloignement du réseaux trans

Cette mise à distance des autres trans se retrouve aussi dans les récits de vie. Les personnes avec lesquelles j’ai collaboré ont tenu à marquer une différence entre elle et les autres trans par rapport à leur vécu. Ami se sent éloignée du réseau trans car elle a grandi uniquement avec des filles :

Je m’identifiais à ce qu’on appelle le raerae parce que j’en avais dans mon entourage. J’en avais pas dans ma famille. J’ai pas grandi avec des raerae. J’ai plutôt grandi avec des filles. […] J’ai toujours grandi avec des filles, de ma tendre enfance jusqu’au collège. J’ai trainé qu’avec des filles donc moi du coup je suis à part. Je traine pas vraiment avec des raerae.

Le fait d’avoir vécu dans un milieu féminin légitimise pour elle son appartenance à la catégorie femme plutôt qu’à la catégorie trans. Le fait de n’avoir pas connu la même carrière (suivant le sens définit pas Howard Becker) que les autres trans, justifient pour elle son éloignement du réseau. Les personnes ayant connu cette carrière dite commune, c’est-à-dire se retrouvant à la rue et se prostituant après avoir affirmé leur féminité auprès de leurs parents, tendent aussi à s’éloigner dans leur récit de vie du réseau trans. Pour Elsa cet éloignement se justifie par le comportement des autres trans :

J’ai des copines de mon âge mais je ne traine pas avec eux. On se voit en boîte de nuit mais j’ai pas affinité. C’est-à-dire on traine pas ensemble. Je sais pas, c’est peut être moi, c’est peut-être eux. Parce que j’ai étudié chacune et aucune ne me convient en tant que copine. Elles sont tellement menteuses, elles ont plein de défaut aussi les trans.

Il n’existe pas de groupes de trans qui présentent tous les caractères qu’on attribue à la catégorie raerae. Les caractères choisis pour définir ce qu’est une raerae varient suivant les discours et les positionnements de chacune, le but étant de s’en distancier au maximum. J’ai relevé dans les entretiens que certaines personnes ne se préoccupent pas de se distancer des autres trans et assument les relations qu’elles entretiennent avec elles. C’est le cas de Joy, Terupe ou Ivi qui durant les entretiens me parlaient des liens qu’elles entretenaient avec le réseau trans. Ces

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personnes ont la particularité de ne plus correspondre au stéréotype de la raerae tel que le conçoit le sens commun. Joy est une femme, Terupe un homme et Ivi une trans mais d’un certain âge. La raerae représente une catégorie bien particulière. Les personnes ciblées par cette catégorie ont intérêt à mettre en place des stratégies afin de s’en distancer. Les personnes qui par leur genre ou leur âge s’éloignent de l’idéal-type de la raerae n’ont pas besoin de mettre en place de telles stratégies. Elles se trouvent, de fait, éloigné des risques de stigmatisation qu’entrainent l’identification aux raerae.