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L’illettrisme et l’enseignement-apprentissage de la littératie

I. INTRODUCTION

1. L’illettrisme et l’enseignement-apprentissage de la littératie

De récentes études effectuées en Suisse, en France et au Canada (Lurin & Soussi, 1998 ; OCDE-PISA, 2002 ; statistiques Canada, 2001) relatent qu’une part importante de la population adulte se trouve actuellement en difficulté face à l’écrit et que 20 à 25% de la population adulte serait en situation d’illettrisme. Nous n’allons pas ici entrer dans le débat concernant la définition même de la littératie et de l’illettrisme, ni sur la validité des tests utilisés dans les enquêtes pour évaluer la littératie auprès d’une population, mais nous pointons le fait que ces enquêtes débouchent généralement sur un constat alarmant concernant les compétences littéraciques des adultes dans les pays francophones. De nombreuses recherches se sont penchées sur cette problématique, en faisant l’état de la littératie dans plusieurs pays ou en abordant le rapport à l’écrit de ces populations, leur vécu scolaire, leurs représentations de la culture écrite (Besse, 2000 ; Lahire, 1993). Par contre, peu de recherches s’intéressent aux processus mêmes en jeu lorsqu’un adulte apprend ou réapprend à lire ou écrire en situation institutionnelle.

Il existe peu de chiffres relatant le succès ou l'échec des cours de français écrit destinés à des adultes débutants scripteurs. En effet, les organismes s'occupant de ce phénomène ont rarement les moyens de faire un bilan des cours qu’ils offrent. De plus, la population concernée par ces cours est en général une population de migrants, de réfugiés, de "sans-papiers", ce qui rend encore plus difficiles le suivi et l’évaluation de leurs apprentissages.

De nombreux travaux se sont penchés sur l’apprentissage ou la formation chez les adultes. Toutefois la plupart de ces travaux concernent la formation en milieu professionnel.

Les recherches portant sur des sujets en formation de base, comme l’apprentissage de la lecture/écriture sont rares. C’est en partie ces constats qui nous ont motivée à choisir une université populaire comme lieu de recueil des données.

La problématique est également issue d’un obstacle rencontré dans notre brève expérience d’enseignante en français écrit auprès d’adultes en difficulté peu scolarisés ou scolarisés dans une autre langue que le français. L’obstacle se résumait à « comment me faire comprendre ? Comment éviter tous les malentendus avec les apprenants ? Quand je dis lettre ils comprennent mot tout en me disant oui, je comprends ; quand je leur demande de conjuguer les verbes ils changent l’orthographe des radicaux, etc. ». Cet obstacle s’est confirmé après une discussion avec une autre enseignante en français écrit qui rencontrait les mêmes problèmes.

Nous partons avec l’idée que l’apprentissage nécessite une « zone de compréhension » à l’intérieur de laquelle se situent l’enseignant et l’apprenant. Dès lors, nous nous questionnons, d’une part, sur les moyens d’accéder aux significations que l’apprenant attribue aux savoirs afin de construire cette zone de compréhension ; d’autre part, sur la contribution de l’enseignant dans la transformation de ces significations à travers cette zone.

Ces questions nous ont aussi amenée à nous questionner sur la spécificité de l’enseignement à des adultes.

Enseignement de l’écrit à des adultes

En quoi l’enseignement de l’écrit à des adultes diffère-t-il de celui destiné aux enfants ? En ce qui concerne les processus d’apprentissage en jeu, c’est-à-dire les stratégies de lecture ou d’écriture, il ne semblerait pas qu’il y ait de grandes différences entre apprenants adultes en début d’acquisition et apprenants enfants (Balslev, 2000 ; Changkakoti, 1999 ; Torunczyck, 2000). Les modèles d'acquisition de la lecture/écriture ainsi que les stratégies s'y rattachant s'appuient sur des recherches effectuées auprès d'enfants. Les recherches portant sur les stratégies de lecture/écriture d'adultes sont rares, celles comparant les stratégies d'adultes débutant scripteurs avec les stratégies d'enfants le sont encore plus. Toutefois, en ce qui concerne l'apprentissage, les adultes se serviraient des mêmes stratégies que les enfants.

Du point de vue des composantes linguistiques, rien ne démontre en effet, pour l'instant, l'existence d'une différence majeure entre les enfants et les apprenants adultes, même si les stratégies sociocognitives générales d’apprentissage changent au cours de la vie.

Outre la capacité de mobiliser certaines procédures1, la capacité d'articuler ces procédures est essentielle pour la maîtrise de la lecture/écriture. Besse (1992) a cherché à dresser le portrait de quelques «illettrés» en s'intéressant aux procédures par lesquelles les sujets traitent l'information écrite. Il s'avère qu'une grande diversité de procédures apparaît entre les sujets. Mais un des éléments freinant le plus la résolution de problème serait l'incapacité d'arriver à articuler les différentes procédures (par ex. des sujets de son étude arrivent à nommer les lettres, à rechercher les significations des écrits, mais n'arrivent pas à produire un texte). Reste à savoir si cette incapacité à articuler les procédures est une spécificité d'apprenants adultes ou si elle se retrouve chez tous les lecteurs en difficulté.

Il est également probable que les adultes en situation d’illettrisme ou d’analphabétisme soient moins souples dans les choix des stratégies et passent plus difficilement d'un type de stratégie à un autre (Torunczyck, 2000). Cette affirmation reste évidemment à vérifier, mais il

1 La procédure représente ici une unité plus petite que la stratégie, par exemple, la capacité à nommer les lettres pour lire ou pour écrire.

est possible que le nombre d'années passées sans maîtriser la langue écrite rende difficile l'évolution des stratégies. Plus souvent confrontés à l'écrit, les adultes utilisent probablement systématiquement un seul type de stratégie «pour s'en sortir», ce qui pourrait empêcher le passage à d'autres types de stratégies.

De surcroît, deux différences sont essentielles à mentionner : en vivant dans une société faisant appel à la culture écrite, il est impossible de rester vierge devant l’écrit. Dès le plus jeune âge, l’enfant est confronté à l’écrit et se construit des représentations sur sa fonction et son fonctionnement. Ce trait étant davantage accentué chez un adulte, la confrontation avec l’écrit est évidemment plus forte et plus problématique. N’importe quel adulte, qu’il ait été scolarisé quelques années ou plus longtemps à Genève ou dans un autre pays, attribue une signification aux termes « verbe », « phrase » ou « adjectif ». Cette signification est plus ou moins éloignée de la signification propre à chaque objet d’enseignement (Bronckart &

Schneuwly, 1991). Ainsi, lorsqu’un adulte entend le mot « phrase », il peut concevoir que celle-ci doit avoir une certaine longueur, contenir un certain nombre de messages, des mots de catégories grammaticales différentes, ou simplement se terminer par un point. Ce qui peut avoir pour conséquence l’émergence de malentendus entre l’enseignant et l’apprenant constituant des obstacles à l’apprentissage.

La deuxième différence à souligner a trait aux particularités des productions textuelles des apprenants adultes. Nous avons en effet été frappée de constater l’originalité et, parfois, la complexité des textes écrits par les apprenants observés. A titre d’exemple, deux productions textuelles sont copiées ci-dessous (en respectant le plus possible l’écriture originale, à savoir l’orthographe, les retours à la ligne, les majuscules, etc.).

Premières versions des productions textuelles 12 écrites par deux apprenants Exemple 1

Chères amies, chers amis,

Cette année l’association des Chilies Résidents de Genève (ACRG) dans son Espace Voyage Culturel 2001 à des prix abordables pour les fami

lles. nous vous proposons que nous passerons trois jour de rêve et nous offrirons cette année les frais de transport à notre charge (ACRG).

Le départ est fixé pour le vendredi 17 juin à 18h30, à la maison de l’association, maison

de Quartier d’Aïre – le lignon 12bis, ch Nicolas Bogueret.

Un car nous transportera, nous et nos bagages, à notre destination. Nous arriverons vers 20h30.

Nous partirons à la région de l’Haute Savoie au village de Dussard situé au bord du lac d’Annecy à côté du village de Cherolinne direction Albertville.

Nous logerons en demi-pension à la maison de

l’Ire Gîte-Auberge recommendé pour la Guide de Routard spécialisé en la préparation en la cuisine

montag-nard. Si vous aimerez plus d’information voici son adresse

74210 Dussard N° téléphone 0450443982 E.mail : gîte de l’Ire.

Nous aurons accueillis tous les soirs par les propriétaires à partir de 20h00 pour dinner. A midi nous mangerons sur place, lieu ou nous nos trouverons à cet moment là.

(page suivante) Chères et chers associés voici les activitées que nous proposons et programmerons pendant les trois jours de rêve.

Le 18 juin 2001 nous visiterons le château d’Annecy pendant la matinée et l’après-midi le Château de montroriont. (visitée guide) Le 20 juin 2001 ferons le tour du lac d’Annecy en bateau.

Tous les associés devront participer avec les frais suivantes.

Logement en demi pension : 220 ff par jour et par pers.

Visite guide aux château : 40 Ff par adulte 20 ff les enfants tour de lac : 70 ff par adulte 35 ff les enfants

Nous vous recommendons, des habits legeres adéquat à la saison, un K-way et des basquets.

Pour votre information le plat du jour sur France coût à partir de 40 FF.

Nous retournerons le 20 juin 2001 à 19h30 de la maison de l’IRE et nous arriverons vers 21h00 à la maison du Quartier d’Aïre le Lignon.

Notre salutations les plus distinguées ACRE le président.

2 La consigne pour cette production textuelle est la suivante : Vous faites partie d’une association qui vous a demandé d’organiser un voyage de 3 jours pour ses membres. Vous organisez le voyage, puis vous envoyez une lettre aux membres de l’association pour leur présenter leur projet.

Exemple 2

Chères amies, chers amis,

Cette année, nous vous proposons de vous emmener a la montagne skier a cencerg

Le départ est fixé vendredi 17 janvier à 18h30, à la maison de l’association. Un car vous transportera, vous et vos bagages, à notre destination. Nous arriverons vers 10 heures du matin, nous aurons un Chalé a notre disposition

nous avons une participation de 20 Fr pour le chalé et pour le restaurant compris.

Le premier jour nous irons promener, faire conaissance de certains lieux. Le deuxième jour nous prévoirons de faire des preuves de skie. Le troisième jour nous ferons une fête au chalé où il y aura plusieurs divertissements (ex. danse, jouex, musique) On vous souhaite un bon séjour. Bon voyage.

Ces textes sont révélateurs de certaines caractéristiques : les productions écrites d’apprenants adultes sont souvent très élaborées (voir le premier exemple), les erreurs sont de nature variée (elles concernent tant des dimensions scripturales que textuelles) et plusieurs composantes de la production écrite sont maîtrisées.

Ce premier constat démontre une particularité de cette population : vraisemblablement la plupart des apprenants maîtrise beaucoup d’éléments du français écrit. Toutefois leurs écrits ne correspondent pas aux conventions linguistiques et aux exigences sociales. Pour les uns, il s’agit avant tout d’améliorer l’orthographe des mots, pour les autres d’améliorer la cohérence ou la cohésion du texte. Les conventions scripturales, bien que complexes, suivent des règles facilement accessibles tandis que les conventions textuelles répondent à une logique contextuelle (Bronckart, 1996) et sont, par conséquent, peut-être plus difficilement accessible que les premières.