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L IGNES QUI SE CROISENT : SPIRITUALISME ET KANTISME

3.1. Un spiritualisme à visage kantien en rue d’Ulm : Lachelier

3.1.1. L’esprit nouveau

Dans le chapitre précédent, on a décrit l’émergence du criticisme français de Renouvier en essayant aussi de mesurer l’envergure de ses retombées sur la philosophie universitaire. On a parlé, pour caractériser la résonance des idées de Renouvier, d’un kantisme de contrebande, afin de mettre l’accent sur le fait qu’il s’impose à l’attention des nouvelles générations – sur- tout de celle qui intègre l’École Normale entre la fin des années soixante et le début des an- nées soixante-dix – du dehors, c’est-à-dire à travers la circulation des ouvrages et de revues de Renouvier. En effet, l’École Normale et la Sorbonne resteront encore longtemps les berceaux de la pensée « nationale » et pour ainsi dire officielle de l’époque, qu’on peut nommer con- ventionnellement spiritualisme. En réalité, comme déjà le soulignait Janicaud dans un ouvrage désormais classique, l’existence en France d’une tradition spiritualiste unitaire, qui de Maine de Biran débouche sur la pensée de Bergson, est tout sauf qu’évidente. Le spiritualisme serait alors à présenter plutôt sous la forme d’une « famille d’esprits », certes définie par la récur- rence de thèses similaires (tout d’abord, la primauté de l’instance métaphysique), mais qui en définitive « n’est pas solidement constitué[e], comme un noyau, tel l’idéalisme allemand, au- tour de deux ou trois penseurs à peu près contemporains les uns de autres ; à l’instar d’une grande famille, [elle] est tissé[e] de lignages successifs, de cousinage parfois inattendus, [elle] a de lointains ascendants et de nombreuses ramifications ».1 On pourrait dire la même chose de toute tradition philosophique, mais cette considération est d’autant plus importante que la philosophie française a toujours insisté stratégiquement sur l’unité et l’originalité de sa propre identité, surtout pour s’opposer tantôt au positivisme (autre catégorie problématique) interne, tantôt à la pensée germanique à la suite d’une crise politique avec l’Allemagne.

C’est dans cet esprit qu’en 1868 Paul Janet se plaint du fait que la « doctrine spiritua- liste », avec toute son originalité, est aussi méconnue que celle de Bouddha ou de Lao-Tseu.

1 D. Janicaud, Une généalogie du spiritualisme français. Aux sources du bergsonisme : Ravaisson et la métaphy-

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Inaugurée par Maine de Biran, elle aurait « donné naissance à un mouvement philosophique aussi considérable dans l’histoire que l’a été le mouvement kanto-hégélien », en ajoutant tout de suite « si des circonstances favorables se fussent prêtées à un semblable développement ».2 Dans le sillage de l’analogie entre Biran et Kant,3

Janet estime que Biran aurait accompli une « révolution toute semblable » à celle kantienne, avec la recherche d’un milieu entre dogma- tisme et scepticisme. Comme Kant, Maine de Biran distingue noumène et phénomène, en pensant qu’il doit y avoir un moyen terme entre la chose en soi et les données empiriques, à savoir le sujet pensant. Mais si le sujet de Kant est un moi formel, logique, pour Biran le moyen terme est le sujet lui-même, le sujet psychologique qui se saisit immédiatement par un acte d’intuition.4 Ce qui manque à Biran, ce sont les circonstances favorables au développe- ment unitaire de sa doctrine dans les générations suivantes. Malgré ce défaut, il y a quand même une puissance intrinsèque à l’« idée spiritualiste », qui a été capable de survivre et de prendre les formes les plus différentes.

En effet, la tradition dite spiritualiste n’échappe pas aux transformations qui boulever- sent le champ philosophique français après la fin de l’hégémonie cousinienne. Janet lui- même, en saluant le rôle joué dans le renouveau de la métaphysique spiritualiste par le Rap-

port de Ravaisson, est bien conscient que lui et Ravaisson ne sont que des « obscurs prépara-

teurs » d’une nouvelle élan spiritualiste, « simples chaînons entre ce qui tombe et ce qui s’élève ».5

Dans un article du 1873, il distingue entre deux phases du mouvement spiritua- liste : la première était celle de l’éclectisme, qui avait réussi à s’imposer sur les philosophies sensualistes en souhaitant produire « une régénération complète de la philosophie », mais qui avait incapable de répondre à l’essor d’un « esprit nouveau » qui était celui des sciences posi- tives.6 Après une décennie, les années 1850, de misère intellectuelle (malgré des rares excep- tions, telles que Caro et Albert Lémoine), le rétablissement de l’agrégation de philosophie en 1863 et le Rapport de Ravaisson en 1867 avaient annoncé le réveil d’un autre spiritualisme, un spiritualisme positiviste et réaliste à même de se mesurer avec les avancements de la science et de défendre l’autonomie de l’esprit et de la métaphysique. D’après Janet, ce virage était encore plus remarquable si l’on pense qu’il est accompli par une nouvelle philosophie

2 P. Janet, Les problèmes du XIXe siècle : la politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion, cit.,,

p. 282-3.

3 Ce rapprochement a été formulé à plusieurs reprises, mais la définition de « Kant français » est due à Lachelier

(voir G. Mauchaussat, L’idéalisme de Lachelier, Thèse complémentaire présentée pour le Doctorat ès-Lettres, Paris 1959, p. 66-7) et à Edmund König (« Maine de Biran, der französische Kant », Philosophische Monatshefte 25 (1889), p. 160-191).

4 Voir P. Janet, Les problèmes du XIXe siècle, cit., p. 292-4.

5 Ivi, p. 349. 6

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« universitaire », qui semble avoir donc la possibilité d’influencer les jeunes générations sans se fixer dans un dogmatisme d’école. Il se réfère à trois ouvrages parus au cours d’une période de cinq ans, de 1867 à 1872 : le Rapport de Ravaisson (qui, rappelons-le, était président du jury de l’agrégation), Le fondement de l’induction de Jules Lachelier et La liberté et le déter-

minisme d’Alfred Fouillée.7 S’il avait écrit son article un an après, il aurait dû inclure aussi De

la contingence des lois de la nature de l’élève de Lachelier, Émile Boutroux.

Aux yeux de cette nouvelle génération, Ravaisson est sans doute le père reconnu du spi- ritualisme au sens propre, qui, déjà à partir des années 1840, avait contesté l’autorité de l’éclectisme cousinien en tant que philosophie d’État. En 1840, il écrit en effet un article pour la Revue des deux mondes, qui, à première vue, n’est qu’un compte rendu de la traduction française des Fragments de philosophie du philosophe écossais William Hamilton. Mais dès les premières lignes on s’aperçoit que l’enjeu est beaucoup plus dramatique : derrière la philo- sophie écossaise, qui, écrit Ravaisson, « n’a guère régné en France que dans l’enseignement public », 8 il faut voir l’ombre de l’ancien maître de Ravaisson, c’est-à-dire Victor Cousin lui- même. En effet, ce que Ravaisson reproche à la philosophie de Cousin, c’est la présence d’un biais empiriste qui tient à ses lectures de Thomas Reid et d’autres philosophes écossais : c’est l’idée selon laquelle la philosophie doit se borner à l’observation des phénomènes, même psy- chologiques, et à un procédé inductif d’inspiration baconienne censé en découvrir les lois gé- nérales. Selon Cousin, nous ne pouvons pas saisir notre esprit directement, mais seulement en tant que phénomène, dans ses modifications, c’est-à-dire qu’il n’y a pas lieu pour la connais- sance immédiate de notre substance spirituelle. À cette position philosophique, Ravaisson op- pose une autre lignée qui trouve son origine dans Maine de Biran et dans sa découverte d’un élément actif dans l’esprit, à savoir l’effort, la conscience de l’activité motrice, qui, écrit Ra- vaisson, « est la connaissance immédiate d’une cause […], d’une cause agissante et dans son efficacité réelle. Cette cause, c’est moi-même […]. La cause efficace […] est le sujet qui sait, et, à vrai dire, la conscience elle-même ».9 L’effort, en effet, en tant que tendance au mouve- ment, devient activité consciente, volonté, lorsqu’il rencontre la résistance d’un mobile, signe d’une tendance antérieure à mon effort, laquelle se manifeste par une sensation. On a donc connaissance immédiate d’un principe de causalité qui n’est pas une chimère conceptuelle ou un schème de notre entendement : c’est, par contre, le sujet lui-même en tant que puissance active qui intervient dans le réel et à partir duquel nous pouvons transposer la causalité dans la

7 Voir P. Janet, La philosophie française contemporaine, cit., p. 37-54.

8 F. Ravaisson, « Philosophie contemporaine. Fragments de philosophie par M. Hamilton », dans Métaphysique

et morale, éd. Jean Michel Le Lannou, Vrin, Paris 1986, p. 1.

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réalité elle-même. Bien sûr, Cousin déjà se réclamait de Biran, mais pour ce qui est de Ra- vaisson, ses lectures écossais l’empêchèrent de l’apprécier jusqu’au bout, en la dénaturant et l’annulant.10

Biran représente pour Ravaisson une voie alternative soit à l’empirisme britan- nique soit au kantisme, deux doctrines condamnées au destin commun de rester enfermées dans la multiplicité phénoménale de l’expérience, sans la volonté ou la capacité de s’élever au-dessus. En effet, affirme Ravaisson, pour atteindre une unité ou une synthèse quelconque entre le moi et l’expérience ou entre le phénomène et le noumène, pour conclure des phéno- mènes à leurs principe, il faut d’abord avoir eu l’expérience de cette unité. Avec Biran et l’intuition du moi en tant qu’effort, on montre que sous les formes et les lois abstraites de la connaissance, il y a « un principe réel qui unit les deux mondes distincts des phénomènes et des êtres ».11 Dans le Rapport, où cette perspective est formulée plus largement et avec plus de vigueur métaphysique, Ravaisson écrit : « Connaître, avait dit Kant, c’est réunir ; c’est réunir, disait Maine de Biran, par un acte, par un vouloir ».12 Là, Ravaisson met en valeur l’exceptionnalité de la découverte kantienne de la liberté du vouloir,13

mais il en conteste le caractère suprasensible et abstrait. La volonté est en effet un véritable effort, une tension de l’intelligence qui se traduit « dans le langage de la sensibilité ».14

C’est à travers la réflexion sur notre propre âme qu’on découvre que toute la nature se développe par une tendance à la perfection et à la beauté.15 La fatalité, le déterminisme scientifique, « en ce monde […] n’est donc que l’apparence ; la spontanéité, la liberté est le vrai ».16

Comme l’a montré Bellantone, on pourrait voir, à la base de l’antikantisme de Ravais- son, la persistance malgré tout d’une certaine fidélité à Cousin, qui voyait en Kant l’apogée du « scepticisme » et du « nihilisme » : « Kant était placé dans la même tradition que Locke et Hume, à savoir cet empirisme des impressions qui aurait amené au scepticisme et à la banque- route de toute prétention à la métaphysique ».17 Le spiritualisme, dans la version de Ravais- son, semble donc être incompatible avec la référence à Kant. Néanmoins, comme nous avons observé plusieurs fois, c’est grâce à la présence à l’ENS de Jules Lachelier, l’élève le plus brillant de Ravaisson, que le criticisme commence à se répandre dans les circuits universi- taires. On a vu aussi que plusieurs thèses, par exemple celles de Liard ou de Dauriac, portent

10 Voir ivi, p. 27. 11 Ivi, p. 25.

12 F. Ravaisson, La philosophie en France au XIXe siècle, cit., p. 68.

13 Voir ivi, p. 60. 14

Ivi, p. 298.

15 Voir ivi, p. 307-8. 16 Ivi, p. 308.

17 A. Bellantone, « Ravaisson : le ‘champ abandonné de la métaphysique’ », Cahiers philosophiques 129, 2

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le double signe de l’influence de Renouvier et de Lachelier en même temps, produisant un bi- zarre mélange d’esprit critique et d’élan métaphysique. Lachelier lui-même reconnaît ce fait : « la plupart de mes élèves – écrit-il à Gabriel Séailles – sont devenus des disciples de Renou- vier ».18

Avec Lachelier, et surtout avec Boutroux, le spiritualisme s’engage de plus en plus dans une critique directe de la science, en abandonnant soit le biranisme soit les tons mystique et néoplatonicien de Ravaisson pour se faire réflexion sur les manifestations de l’esprit (la science, les arts, la politique, la religion) à la recherche d’une place solide et dominante pour la métaphysique. Ce c’est que Boutroux déclarera au début du nouveau siècle dans son ta- bleau sur la philosophie française après 1867, sorte de continuation quarante ans plus tard du

Rapport ravaissonien. Le Rapport même paraît en effet dans une période marquée par

l’importation des théories de Darwin et des Spencer, par un nouvel essor du positivisme, par l’entrée en France de la philosophie allemande et finalement par le développement des sciences expérimentales, notamment la psychologie, ce qui devait rendre la pensée de Ravais- son partiellement insatisfaisante aux yeux de ses élèves. Dans ce contexte, souligne Boutroux, la démarche du nouveau spiritualisme consiste alors à « se mettre en présence des sciences, comme de réalités donnée, à en scruter les éléments et les conditions, et […] à chercher dans les sciences elles-mêmes un point d’appui pour s’élever vers la métaphysique ».19 Cette mise au jour ne pourra se produire sans une confrontation avec les thèses et le cadre conceptuel provenant de Königsberg, sans escalader ce qu’Alphonse Darlu aurait appelé, dans une lettre à Xavier Léon, l’« Himalaya kantien ».20

3.1.2. Les arbres de Fontainebleau

Dans Le Figaro du 28 janvier 1918, Charles Dauzats publie au nom de l’Institut de France une nécrologie dédiée à Jules Lachelier, né en 1832, doyen de la section de philoso- phie de l’Académie des sciences morales et politiques et commandeur de la Légion d’honneur. Le ton du texte est très flatteur. En effet, d’après Dauzats, Lachelier aurait exercé « une influence considérable sur le développement des études philosophiques en France, à une époque où ces études étaient loin de tenir chez nous le rang qu’elles occupaient à l’étranger,

18 J. Lachelier, « Lettre à Gabriel Séailles (15 octobre 1913) », dans Lettres, cit., p. 180. 19 É. Boutroux, « La philosophie en France depuis 1867 », cit., p. 146.

20 Cité dans H. Bonnet, Alphonse Darlu, 1849-1921 : le maître de philosophie de Marcel Proust, Nizet, Paris

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notamment en Allemagne ». De plus, il serait responsable d’avoir « formé la brillante pléiade de philosophes dont notre pays est aujourd’hui si justement fier ».21

Encore plus emphatique est le panégyrique imprégné de rhétorique républicaine que son élève et successeur Émile Boutroux écrit deux jours plus tard pour le Journal des débats politique et littéraires, où La- chelier est décrit comme un « père spirituel ».22 Cette forme d’adoration est motivée, selon Boutroux, par l’incroyable force intellectuelle et pédagogique de Lachelier, qui « fut un exci- tateur singulièrement puissant des intelligences ».23 La profonde marque imprimée par Lache- lier sur l’enseignement universitaire est l’élément le plus souligné et célébré dans les souve- nirs ou les commémorations qui lui rendent hommage. En célébrant la mémoire de Lachelier en 1921, dans une séance de l’Académie des sciences morales et politiques, Léon Brun- schvicg constate que, à partir de 1870, « s’est constituée en France […] une Université philo- sophique qui devra porter le nom de Jules Lachelier comme l’ancienne Université garde celui de Victor Cousin ».24 Ce n’est pas par hasard donc si, vingt ans après la mort de Lachelier, en 1937, Émile Thouverez pourra encore estimer qu’il a été pour sa génération « le maître le plus écouté. Que nous fuissions ses élèves, ou les élèves de ses élèves, nous avons tous subi l’empreinte de sa doctrine ».25

Le philosophe et écrivain catholique Jean Guitton ira jusqu’à parler de Lachelier comme du véritable « père de la philosophie française contemporaine » qui, pendant près de quarante années, de 1870 à 1914, « joua le rôle de directeur de la cons- cience française ».26

Jules Lachelier est en effet un de ces philosophes au destin singulier – philosophes par- mi lesquels figure aussi Alphonse Darlu – qui sont plus connus pour leur enseignement cha- rismatique que pour le nombre d’écrits qui portent leur nom. Doué d’une forte vocation édu- catrice socratique, une qualité exercée avec une efficacité qui peut-être n’aura d’égal que celle d’Alain, il demeure une personnalité méconnue dans la mémoire philosophique française. À l’instar d’autres figures – comme par exemple Jules Lequier, qui se noya dans l’océan en ne laissant à la postérité que des fragments –, au moment de sa mort la bibliographie de Lachelier

21 Ch. Dauzats, « Mort de Jules Lachelier », Le Figaro (28 janvier 1918), p. 2.

22 É. Boutroux, « Jules Lachelier », Journal des débats politiques et littéraires (30 janvier 1918), p. 3. 23 Ibidem.

24 L. Brunschvicg, « Notice sur la vie et les travaux de M. Jules Lachelier », dans Écrits philosophiques. II :

L’orientation du rationalisme, cit., p. 206. Les textes de Boutroux et de Brunschvicg ont été inclus avec d’autres

témoignages par Bouglé et Dauriac dans J. Lachelier, Œuvres, Alcan, Paris 1933, t. I, p. vii-xlv.

25 É. Thouverez, « Jules Lachelier. Lectures et Souvenirs », Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et

belles-lettres de Toulouse, douzième série, tome XV, Imprimerie Toulousaine, Toulouse 1937, p. 21.

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compte seulement quelques œuvres notables, qui, néanmoins ont animé à leur manière le dé- bat philosophique pendant les décennies suivantes.27

Selon le témoignage de Lionel Dauriac, qui oppose ses qualités didactiques à l’attitude de « prédicateur laïque »28 partagée par ses collègues, la doctrine de Lachelier était beaucoup plus profonde, cohérente et étendue que celles qu’on avait professé avant lui à l’École Nor- male Supérieure, où il enseigna de 1864 au 1875 en tant que successeur d’Elme Marie Caro (1826-1887), philosophe d’inspiration cousinienne.29 Particulièrement remarquable était son travail sur la doctrine kantienne. En effet le système de Lachelier, développé dans les cours plutôt que dans des ouvrages,

portait la marque – écrit Dauriac – d’un attachement profond aux doctrines de Kant, d’une longue méditation sur ces doctrines, d’un effort de plus singulièrement heureux, non pour « continuer » le maître, ainsi que l’avaient tenté Fichte et Schelling, mais pour exécuter ce dont le génie allemand s’est toujours montré ou insoucieux ou incapable, un travail de révision par le menu, consistant à reprendre en sous-main l’œuvre de Kant, à la repenser en détail, à détacher pour en achever le travail, s’il a été taillé trop vite, et à les ranger dans un ordre nouveau.30

On peut douter que Fichte et Schelling se soient limités à continuer la philosophie kan- tienne. Quoi qu’il en soit ces lignes de Dauriac mettent bien en évidence l’importance cruciale de l’innovation apportée par Lachelier dans la philosophie universitaire française, à savoir la diffusion du criticisme ou, plus précisément, de certains éléments discursifs d’inspiration

kantienne. Il faut se rappeler que ni Ravaisson, dont Lachelier était l’élève, ni Renouvier, le

grand et seule néocriticiste à proprement parler de ces années, n’étaient des philosophes uni- versitaires. Bien sûr, ils jouaient des rôles de premier plan à l’intérieur du champ philoso- phique – Renouvier en tant que directeur d’importantes revues et Ravaisson en tant que prési- dent du jury de l’agrégation de philosophie – mais ils n’avaient aucun poids institutionnel, c’est-à-dire aucune influence directe sur l’orientation des programmes et de l’enseignement. Certes, ils avaient tout de même une influence indirecte : par exemple, le Rapport de Ravais- son, commissionné par le ministre de l’instruction Victor Duruy (1811-1894) pour célébrer le rétablissement en 1863 de l’agrégation de philosophie supprimée par Napoléon III en 1852,

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Pour une chronologie de la vie de Lachelier et de ses œuvres publiés, voir L. Millet, Le Symbolisme dans la

philosophie de Lachelier, Presses Universitaires de France, Paris 1959, p. 265-9.

28 Voir L. Dauriac, Croyance et réalité, cit., p. VIII. 29 Voir ivi, p.

X.

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devint un des livres de philosophie les plus lus par les jeunes générations d’étudiants, ce qui contribua par ricochet au renouvellement de la scène philosophique. Mais, en dépit de cela, il fallut l’enseignement universitaire de la doctrine critique pour que la référence à Kant s’enracinât dans l’ADN de la philosophie française. C’est justement avec Lachelier que cet enracinement eut lieu.

En 1864, Lachelier est appelé à enseigner à la Sorbonne par le ministre Duruy,31 qui se- ra une sorte de protecteur pour tout le courant du « spiritualisme positiviste » de la deuxième

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