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CHAPITRE 2 : CADRE THÉORIQUE ET CONCEPTUEL

2.2 L’identité en construction ou en transition

Selon Stryker et Burke (2000), dont les travaux dressent le portrait passé, présent et futur des théories de l’identité, cette dernière réfère aux facettes de soi constituées des significations que l’individu rattache aux différents rôles qu’il occupe dans la société. Chaix et Baillauquès (2002) définissent l’identité comme

une image et un lieu social. Si elle marque la personne en sa catégorie, lui ordonne sa place et la limite dès lors (des sociologues aussi différents que Dubar et Sainsaulieu le font comprendre), elle la sécurise et ce faisant, l’encourage à chercher ses propres marges d’autonomie. Elle est activité et primordialement, activité de construction de sens chargée de valeurs et d’affects. Aussi l’identité est-elle au fond, une expérience, et relativement au soi qui veut se reconnaitre et s’imposer, elle est une expérience de la complexité (p.19).

Gohier et al. (2001), reprenant les concepts d’identification et d’identisation de Tap (1986), mettent en évidence qu’il s’agit d’un processus par lequel l’individu cherche à intégrer les caractéristiques d’un groupe auquel il tente d’appartenir, tout en essayant de conserver son unicité en tant que personne. Cette première dialectique s’intègre à une seconde dualité entre les dimensions personnelle et sociale d’un individu, entre le « je » et le « nous » (Vignoles, Schwartz et Luyckx, 2011); comme « un aller-retour constant entre la connaissance de soi et le rapport à l’autre » (Anadón, Bouchard, Gohier et Chevrier, 2001, p.2). Autrement dit, l’identité appréhendée comme un processus comprend la dynamique entre le besoin de l’individu d’intégrer le groupe

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auquel il se rattache, tout en maintenant ce qui l’en distingue, ainsi que celle entre l’image qu’il entretient de lui-même et celle qu’il pense que les autres lui renvoient. Il est donc davantage question de dynamique identitaire que d’identité (Kaddouri, 2014).

Ces bases, retrouvées dans plusieurs théories de l’identité (Dubar, 2010; Gohier et al., 2001; Perez-Roux, 2011; Riopel, 2006; Tap, 1986), permettent d’aborder le processus de construction d’une identité ou de transition vers une autre. La figure 2.1 illustre ce type de dynamique entre deux identités.

Figure 2.1. L’identité professionnelle : entre tensions et transactions (Perez-Roux, 2011, p.41)

Perez-Roux souligne la dualité qui oppose la continuité de l’identité professionnelle initiale à la rupture, au changement vers une nouvelle identité professionnelle. De même, elle présente des pôles de tension entre le maintien de soi et l’ouverture à la diversité d’autrui, et ce, au sein de contextes circonscrits. Ces oppositions, Kaddouri (2014) les résume comme suit : « qui suis-je dans cette période où mes repères antérieurs se trouvent fragilisés, et où les nouveaux ne sont pas encore acquis » et

« ceux d’où je viens ne me reconnaissent plus et ceux vers qui je tends ne me considèrent pas encore comme un des leurs » (p.16). Cependant, ce type de théories de l’identité simple ou double centré plus sur le processus de construction ou de transition identitaire ne permet pas d’appréhender pleinement la conciliation de plusieurs identités en tension chez un même individu.

La problématique a toutefois mis en évidence la multiplicité des contextes et des rôles endossés par les EA en enseignement professionnel au cours de leur parcours professionnel. Des zones sensibles, notamment sur le plan identitaire, ont d’ailleurs été identifiées lors des transitions effectuées entre les périodes de ce parcours. À savoir s’il s’agit bien de multiples identités ou de plusieurs composantes (facettes) d’une seule, Vignoles et al. (2011) concluent à une question terminologique plutôt qu’un véritable enjeu, pour lequel il convient surtout d’exposer un cadre de référence cohérent permettant d’éclaircir l’objet et d’en discuter. C’est pourquoi cette recherche aborde la dynamique expérientielle et identitaire des EA selon une théorie des identités multiples.

La théorie des identités

Toujours selon Vignoles et al. (2011) qui ont effectué une recension des travaux portant sur l’identité dans plusieurs disciplines, quatre dimensions émergent : individuelle, relationnelle, collective et matérielle. La première couvre la définition que les individus possèdent d’eux-mêmes, avec leurs objectifs, leurs valeurs et leurs croyances. La suivante se réfère aux rôles endossés dans l’interaction avec autrui. La troisième se constitue à travers l’appartenance à des groupes sociaux dont l’individu intègre et partage certaines caractéristiques. La dernière s’appuie sur les biens matériels par lesquels l’individu se caractérise. À partir de ces quatre dimensions, les auteurs proposent une définition intégrative de l’identité que retient ce projet :

Vue à travers le prisme d’un individu, l’identité se compose de la confluence des engagements choisis ou attribués de la

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personne, des caractéristiques personnelles et des croyances sur elle-même; des rôles et des positions signifiants en relation avec autrui; et de son appartenance à des groupes et catégories sociales (comprenant à la fois son statut au sein du groupe et le statut du groupe dans son contexte plus large); ainsi que son identification aux biens matériels précieux et sa conscience de l’endroit où elle se situe dans l’espace géographique (Vignoles et al., 2011, p.4, traduction libre).

La théorie des identités de Burke et Stets (2009), associée à la perspective de l’interactionnisme symbolique structurel, offre un cadre pour considérer plusieurs identités structurées hiérarchiquement qui se manifestent dans l’interaction, selon les rôles occupés et la posture éthique de l’individu (Stets et Carter, 2011). La figure 2.2 illustre le fonctionnement de ce système continu où s’opère un cycle de perceptions (entrant), d’interprétations (comparateur) et d’actions (sortant) pour une même identité. Plus particulièrement, les perceptions correspondent à la manière de percevoir les évènements et les interactions. Les comparaisons constituent l’évaluation plus ou moins consciente qu’en fait l’individu. Les actions réfèrent quant à elles aux comportements sociaux adoptés et à l’orientation que l’individu donne à sa conduite.

Figure 2.2. Modèle de l’identité selon la théorie de Burke et Stets et (2009, p.62, traduction libre)

Burke et Stets (2009) expliquent que l’individu, dans le cas présent l’EA, se trouve constamment dans ce cycle dès qu’il entre en interaction avec autrui, comme avec des stagiaires, des collègues ou tout autre acteur; il se perçoit lui-même, et ce, indissociablement du contexte dans lequel il évolue. Il compare, plus ou moins consciemment, ses perceptions aux référents mémorisés (comparateur) de son identité. Ces référents s’enracinent dans l’expérience antérieure et présente, en plus de tenir compte des aspirations futures. L’EA en évalue la cohérence et, si l’adéquation entre ses perceptions et ses propres normes de référence n’est pas confirmée (signal d’erreur), il tend à orienter ses actions, notamment son discours, dans la direction souhaitée. Les auteurs précisent que les référents constituent un ensemble de significations, comme des critères conservés en mémoire (Burke et Stets, 2009). Ces critères se traduisent le plus souvent en qualificatifs dans le discours, ce qui les rend accessibles à la recherche. Enfin, l’individu réengage ce processus jusqu’à trouver l’équilibre entre ses perceptions, ses référents identitaires et les résultats qu’il juge

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obtenir. Puisqu’il s’agit d’un processus interprétatif, des perturbations peuvent survenir dans l’interaction, notamment dans l’interprétation des résultats produits.

En résumé, ce que l’EA perçoit de lui-même, de l’autre et de son environnement à travers son rôle auprès des stagiaires doit correspondre au sens qu’il a intégré de ce dernier, aux référents de son rôle d’EA. Ces référents mémorisés et intégrés, s’ils s’avèrent vérifiés ou non, orientent la direction et la magnitude de son action en fonction de leur cohérence (Vignoles et al., 2011). Bien que la description semble linéaire, le processus se représente sous forme circulaire, sans début ni fin et se réalise continuellement dans l’interaction, inconsciemment le plus souvent.

La présentation du modèle de la figure 2.2 (p.43) pour une seule identité sert de préalable à la compréhension du second modèle (figure 2.3, p.45). Toujours selon la théorie des identités, ce dernier montre un système complexe avec trois identités. Il peut se retrouver autant d’identités (personnelles, sociales, professionnelles) qu’un individu peut en posséder au sein du système. Pour cette recherche, seules les principales identités professionnelles repérées (de métier, d’enseignant, d’EA) s’y retrouvent, sauf s’il s’avère pertinent d’en inclure d’autres au cours d’étapes subséquentes (celle de conseiller pédagogique par exemple).

Figure 2.3. Modèle pour trois identités au sein d’un individu (Burke et Stets, 2009, p.134, traduction libre)

Dans ce modèle, comme dans le précédent, Burke et Stets (2009) positionnent l’individu dans un flux constant de perceptions. Selon le contexte et les perceptions, une identité s’active plus que les autres, car les perceptions (entrant) entrent en comparaison avec les caractéristiques (référents) qui qualifient cette identité. Lorsque les perceptions n’apparaissent pas conformes aux significations mémorisées, une forme de message d’erreur signalé par les émotions survient pour modifier la conduite du professionnel. L’influence des émotions sur les comportements se concrétise par le fait que le message envoyé incite la personne à agir dans le sens induit par le référent ou l’inverse. Les émotions positives, c’est-à-dire les sentiments et les sensations perçus et exprimés par un individu, indiquent une cohérence entre le résultat d’un comportement et les référents de l’identité activée ou, du moins, d’une diminution du décalage entre les deux. Les émotions ou les sensations négatives désignent l’opposé. Les perturbations inscrites dans les figures 2.2 et 2.3 rappellent que, bien que le processus de perceptions-interprétations-actions revête un caractère individuel, il se vit dans l’interaction. Les répercussions de la conduite de l’individu restent donc éminemment

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sujettes au processus individuel de l’autre et peuvent, entre autres, faire l’objet d’erreurs d’interprétation ou de malentendus.

Hiérarchiquement, la figure 2.3 montre deux identités de niveau inférieur (identités B et C) et une identité de niveau supérieur (identité A). Les identités inférieures contrôlent symétriquement le système de perceptions et la conduite de l’individu. Quant à l’identité supérieure, elle se connecte normalement à une ou plusieurs identités inférieures. Le cycle de l’identité supérieure diffère de celui de l’identité inférieure puisque le « sortant » sert de contrôle aux référents de l’identité inférieure, qui elle, influe sur la conduite. En d’autres mots, lorsqu’une identité inférieure s’active et qu’elle s’avère liée à une identité supérieure, cette dernière s’active également. Le processus de perceptions-interprétations-actions vise la cohérence avec les référents de l’identité inférieure qui guide la conduite, mais aussi avec ceux de l’identité supérieure qui en orientent les buts et les aspirations.

Par exemple, dans une situation d’accompagnement, trois identités peuvent s’activer : l’identité de métier (A) subordonne celle de l’enseignant associé (B) qui, elle, se trouve symétrique à celle d’enseignant (C). Les identités A et B ne peuvent pas entrer en conflit puisque l’identité de métier prescrit les buts et les objectifs à atteindre à celle d’EA. Leur niveau de perception diffère puisque le niveau supérieur concerne davantage des buts abstraits, alors que le niveau inférieur poursuit des buts concrets et près de l’action. Pour un EA par exemple, cela peut se traduire par le fait que les référents intégrés par rapport aux aspects relationnels du marché du travail surpassent les exigences du stage. Autrement dit, lorsque l’identité d’EA (identité inférieure) s’active en situation d’accompagnement, celle de métier (identité supérieure) s’active simultanément en arrière-plan. Même si l’EA n’exerce plus le métier depuis des années, cette identité A continue de guider ses actions auprès des stagiaires. En fin de compte, l’EA agit de manière à remplir le rôle qu’il s’attribue auprès du stagiaire, mais cette interprétation demeure en cohérence avec les référents intériorisés en tant que

travailleur de métier. De même, il peut arriver que face à certains évènements une autre identité que celle attendue s’active. Par exemple, l’identité d’EA devrait s’activer en situation d’accompagnement, mais comme il s’agit d’une identité récente qui possède peu de référents, l’EA peut se positionner par rapport à une autre identité comme celle d’enseignant ou celle de métier qui sont mieux définies. Il convient donc de préciser que tous les arrangements entre identités inférieures et supérieures demeurent envisageables selon les individus, leur contexte et leur parcours et qu’ils peuvent évoluer au fil du temps et des situations.

En résumé, la théorie de Burke et Stets (2009) s’appuie sur une approche systémique dans l’interaction. Le travail dans l’enseignement se définit « comme une expérience sociale conçue comme la capacité pratique de combiner des logiques différentes, cette capacité-là étant au cœur de l’identité enseignante » (Dubet, 1999, p. XII). L’individu, selon la perspective de l’interactionnisme symbolique structurel exposée précédemment, évolue dans un cycle constant de perceptions-interprétations-actions. Les perceptions nommées « entrants » se trouvent au cœur du processus identitaire, car « nos perceptions nous parlent de notre environnement; nos perceptions sont notre seule source d’information sur ce qui se passe autour de nous » (Burke et Stets, 2009, p.64, traduction libre). Quant aux comparateurs, ils représentent la phase de mise en sens des perceptions. L’étape de l’interprétation repose sur les référents mémorisés relatifs à des rôles sociaux, dont font partie les rôles professionnels, auxquels se comparent les perceptions et qui agissent à titre de contrôleurs. Cette recherche de concordance apparait particulièrement critique, car la personne tend constamment à vérifier ses identités, sans quoi elle doit réajuster sa compréhension de son rôle et de ses comportements. Il s’agit d’une dynamique qui se réalise perpétuellement dans le quotidien, à même le vécu professionnel de l’EA. La section suivante délimite d’ailleurs ce vécu compris comme l’expérience professionnelle.

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