• Aucun résultat trouvé

L’état de nature nous permet de mieux saisir le déroulement du Black Friday en nous éclairant sur des considérations anthropologiques. Selon Hobbes, l’humanité étant ce qu’elle est, l’état civil ne saurait remédier à tous les troubles que lui occasionne sa nature101, d’où la possibilité de voir surgir sa dynamique à tout moment. La foule du Black Friday se comprend ainsi à partir des outils développés à l’aide de cet état fictif : des individus rationnels, isolés, troublés par leurs passions et dans leur rapport à autrui, sont placés en situation de rivalité réciproque.

Nous avons démontré, avec Boudon et Hobbes, que les participants du Black Friday peuvent être considérés comme rationnels au sens de la rationalité instrumentale. Parce qu’ils veulent satisfaire les désirs propres à leur constitution, ils opéreront un calcul utilitaire. Ils chercheront les meilleurs moyens à exécuter pour atteindre la fin qu’ils espèrent, dans leur cas l’achat d’un article à rabais. Et nous reconnaissons maintenant que la sélection d’une mauvaise stratégie ne retire pas à l’action son caractère rationnel.

Et certainement, à la fois chez Boudon et chez Hobbes, l’individu est sensible au contexte : selon les actions de ses pairs, le contexte de décision dans lequel il évolue exigera de lui qu’il révise ses stratégies rationnelles afin qu’elles soient adaptées à la situation. Selon le modèle de «réaction en chaine» proposé par Boudon, nous comprenons que le Black Friday puisse dégénérer de la façon dont nous sommes témoins chaque année.

À ce propos, l’individu occupe une place centrale à la fois chez Boudon et chez Hobbes : il est le pilier de l’analyse. Certes, nous venons de le rappeler, l’agent est socialement situé. L’homme doit se confronter à ses semblables, et c’est le plus souvent malgré lui nous dirait Hobbes.102 Toutefois, affirment Boudon et Hobbes, pour comprendre la société, il nous faut

101 Hobbes écrit : «Il importe de ne pas considérer que la condition du genre humain n’est jamais sans désagrément

et que le plus grand [dans l’état civil] est peu de chose en comparaison avec les misères [de l’état de nature]». Voir : Hobbes, Léviathan, op. cit., 303. Certes son anthropologie peut sembler pessimiste, mais il importe de souligner qu’elle n’est pas un prétexte pour renier l’idée de progrès. Le progrès, Hobbes y croit, et c’est justement le règne d’une seule volonté, celle d’un monarque au pouvoir absolu, qui en sera garant. Voir à ce sujet : Ashford & Mulgan,

op. cit.

partir de l’action de l’individu et des intentions qui l’animent.103 L’être humain est ainsi isolé de ses confrères par la méthode choisie.

Au second chapitre, cette méthode sera critiquée en ce que ce les intentions individuelles sont insuffisantes pour saisir un phénomène comme le Black Friday. Cet événement ne serait pas l’effet «accidentel» d’intentions individuelles agrégées, mais plutôt un phénomène complexe faisant intervenir plusieurs institutions sociales, celles ayant notamment une dimension religieuse. On en fait une tradition qui revient à chaque année, un événement inclusif qui prend les allures d’une fête, ce qui nous empêche d’écarter du revers de la main toute dimension collective. À l’inverse d’un simple accident – un résultat non-intentionnel – il servirait une fonction sociale précise. Nous le verrons sous peu.

L’intérêt de développer un chapitre aussi long sur l’anthropologie hobbesienne ainsi que sur l’individualisme méthodologique réside notamment en ce que nous pouvons solidifier, surtout avec Hobbes, une conception de l’être humain qui cadre avec l’hypothèse anthropologique de l’homo œconomicus :

Market crowds were constitutionally distinct from social and political crowds in that they were thought not to assimilate individuality into psychological unity, but rather saw systemic collectivity in the self-interested, strategic interactions among rational individual actors pursuing their own individual gain.104

Le Black Friday est présenté dans les médias comme le phénomène typique de recherche de profit. Foncièrement marchand, il serait le symptôme d’un système économique centré sur la satisfaction individuelle. Bref, chez les détaillants comme chez les consommateurs, le Black Friday parait rationnellement orchestré105 vers le gain, l’usage profane. Nous questionnerons ce

présupposé, notamment en nous appuyant sur le caractère outrancier de la consommation dont

103 Alors que Hobbes développera une anthropologie politique, Boudon se sert surtout de ce postulat comme

méthode d’analyse. Il faut comprendre l’action individuelle, ses raisons, si nous voulons saisir un phénomène social.

104 Mackay & Stäheli cités dans Kenneth Rogers, «Black Friday : Crowdsourcing Communities of Risk», Women’s

Studies Quarterly 40, no 1 & 2 (2012) : 177-178.

105 Au sens où il est organisé chaque année par le marché, et que les consommateurs prévoient faire leurs achats

durant cette période. Cela n’enlève rien au fait que, selon la méthode que nous propose Boudon, le Black Friday se conçoive comme un événement «accidentel», dont la résultante ne reflète pas les intentions individuelles des acteurs.

on est témoin lors de l’événement. Plutôt qu’être le lieu de l’utile, le Black Friday serait une occasion de dépense voire de destruction.

Contre cette lecture du Black Friday en termes d’utilité, nous rappelons ici qu’aux États- Unis, ce vendredi marque le début de la préparation de la fête de Noël. Conséquemment, plusieurs participants espèrent y trouver les présents qui seront offerts à leurs proches pour l’occasion. Bien que plusieurs dénoncent la «commercialisation» de Noël, nous irons dans un autre sens grâce à la théorie sur le don que nous propose Marcel Mauss. En replaçant le Black Friday dans son contexte, nous pouvons noter qu’à une lecture profane et individualiste du phénomène, il parait possible d’y opposer une lecture religieuse et sociale, où le Black Friday s’envisage comme un rituel – une fête – collectif marqué par la rivalité et l’excès.

Un autre problème avec le présupposé de l’homo œconomicus, c’est qu’il insiste sur le conflit. L’interaction de ces individus économiques donne lieu à des rivalités, à des dérives violentes. Néanmoins, le Black Friday ne se résume pas à un moment conflictuel où des individus intéressés et rationnels se disputent une réduction. Certes, le conflit peut émerger, et Hobbes nous fournit jusqu’à maintenant une explication satisfaisante de cette éventualité. Toutefois, si nous faisons abstraction de ces rivalités, le Black Friday semble au contraire un moment d’unification sociale à travers le rituel. Le prochain chapitre sera justement l’occasion de remettre en question la conception de l’homo œconomicus, et de placer l’homme au sein des institutions qui le façonnent.

En des termes différents, Hobbes permet de répondre à notre première question en limitant la nature humaine à une dimension économique, ce que nous jugeons insatisfaisant. Ajoutons à cela que notre seconde interrogation parait, elle aussi, irrésolue : trop d’éléments de contexte nous refusent une lecture du Black Friday en termes d’accident comme nous l’exige Boudon. Il nous faudra alors recadrer notre analyse, à la fois dans sa méthode et dans ses contenus, ce que nous ferons au chapitre suivant.

II

L’échange symbolique

À l’occasion de ce deuxième chapitre, au sein duquel nous tenterons de répondre aux limites de la première hypothèse, nous considérerons les phénomènes sociaux non pas comme la simple somme des actions individuelles, mais comme un système complexe où le social et l’individuel s’entrecroisent, s’influencent à chaque moment. Nous en avons convenu, les intentions des acteurs semblaient insuffisantes pour expliquer le Black Friday, cette tradition qui s’apparente à une fête collective notamment par la dépense excessive et spectaculaire dont elle fait preuve. Dans les deux prochains chapitres, nous nous appuierons sur les thèses de Marcel Mauss et de Jean Baudrillard pour envisager la possibilité que le Black Friday, conçu comme un rituel émergent de la société de consommation américaine, puisse servir une fonction sociale. Contrairement à ce qui a été examiné au chapitre précédent, cette méthode d’analyse, et les contenus théoriques que nous retiendrons, admettront l’aspect conflictuel du Black Friday sans toutefois s’y limiter.

Avant de commencer, nous insistons dès le départ sur l’importance de placer le Black Friday dans son contexte social, ce que notre première hypothèse renonçait à considérer. Aux États-Unis, le Black Friday suit le Thanksgiving et marque le début de la préparation de la fête de Noël. Il prend ainsi place, au sein du calendrier étatsunien, entre deux fêtes qui, même si on les accuse d’un détournement profane, sont redevables aux traditions chrétiennes. Il faudra donc nous rappeler que beaucoup d’Américains profitent des soldes offerts à l’occasion du Black Friday pour commencer leurs achats de cadeaux de Noël, présents qu’ils offriront à leurs proches, et dont l’échange est une caractéristique fondamentale dans les célébrations de la Nativité. Déjà, par ces simples faits que nous rappelons, il nous est permis de constater le lien étroit qui existe entre le Black Friday, que l’on accuse facilement de dérive propre à la société de consommation, et les rituels sociaux religieux (dans ce cas-ci d’origine chrétienne).106

106 Retenons la définition du rituel de Wolfgang Sofsky : «Les rituels sont des organisations de la transformation,