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2.2 Marcel Mauss : le don, fait social total

3.1.1 Baudrillard, philosophe critique

Dans le sillage des auteurs contemporains que nous avons traités, Baudrillard «dénonçait la prétention de notre culture à se penser comme le point d’aboutissement de toutes les civilisations.»247 Au contraire, l’époque contemporaine est victime d’une déchéance

tragique : la valeur symbolique générée par l’échange des sociétés prémodernes248, comme les sociétés à potlatch, se perd dans un ordre nouveau, celui de la production. La société de consommation devient alors l’ordre des signes.249 Nous saisirons la complexité de cette transformation au prochain point. Nous devons, avant d’y arriver, assurer la saisie du contexte critique dans lequel Baudrillard développe sa théorie.

247 Ludovic Leonelli, La séduction Baudrillard (Paris : École nationale supérieure des beaux-arts, 2007), 28. 248 Baudrillard ne précise pas de quelles sociétés il s’agit lorsqu’il emploie les termes «prémoderne» ou

«archaïque». On devine que les sociétés à potlatch dont traitait Mauss et Bataille y sont incluses (et c’est sur elles que nous insisterons). Toutefois, d’autres types d’organisation pourraient y être intégrés. Les sociétés de l’«âge symbolique» sont «[…] des sociétés de castes, des sociétés cruelles dans lesquelles les signes sont en nombre limité, de diffusion restreinte, chacun ayant leur pleine valeur d’interdit, chacun relevant d’une obligation réciproque entre personnes, groupes ou clans ; à ce stade aucun signe n’est arbitraire, tous dépendent d’un ordre statutaire.» (Ibid., 58-59.) Nous comprenons qu’une telle conception puisse s’appliquer à plusieurs sociétés, aussi différentes soient-elles dans leur manifestation particulière. (Ibid., 21-22.)

249 Stanford Encyclopedia of Philosophy, s.v. Douglas Kellner, «Jean Baudrillard», consulté le 23 février 2017.

https://plato.stanford.edu/entries/baudrillard/.

Influences marxistes

Baudrillard empruntera un chemin que Karl Marx a défriché avant lui dans sa critique de la société capitaliste. Cependant, il accuse Marx de s’être mépris dans sa conception matérialiste de l’histoire.

Le matérialisme historique fondait la possibilité d’un dépassement révolutionnaire du système capitaliste sur un soulèvement révolutionnaire du prolétariat. Ce système ayant pour base l’exploitation des travailleurs, l’horizon de la lutte ouvrière était un système social où le travail ne serait plus exploité mais aurait pour fin la satisfaction de tous. Dans un tel système, le travail serait rendu à ce qu’il était avant que le capital n’en exploite les fruits : un besoin de l’homme, aussi naturel et aussi nécessaire que les besoins de s’accomplir dans les domaines artistiques, sociaux ou affectifs. Or, cette vision d’un avenir où le travail serait libéré de ses exploiteurs est aussi une vision qui «fait apparaître le concept de production lui-même comme mouvement et fin générique de l’homme.» Et Baudrillard a raison d’affirmer qu’une telle vision «productiviste» est interne à la logique de l’économie politique bourgeoise.250

En accord avec ce qui précède, on rencontre des difficultés quand on essaie de comprendre les sociétés prémodernes en leur appliquant les catégories marxistes comme celle de travail ou bien de valeur251, catégories associées, selon Baudrillard, au langage de l’économie de marché. En

insistant sur celles-ci, le marxisme n’a pu se défaire de l’idéologie bourgeoise qu’il prétendait pourtant dénoncer. La critique que Baudrillard articule à ce propos est certainement aidée des découvertes de Mauss (et de leur réinterprétation chez Bataille) à propos des organisations alors dites «primitives». L’étude de ces sociétés nous force d’admettre que le rapport aux objets n’a pas toujours été celui que l’on attribue à l’ère de la production, c’est-à-dire utilitaire. Baudrillard insistera plutôt sur les dimensions religieuses – mythiques – de ce rapport. Soulignons d’abord un point fondamental de sa théorie : que ce soit dans les sociétés prémodernes ou contemporaines, le contact qu’ont les sujets avec le monde est toujours médiatisé.252 Ainsi, le prémoderne appréhendait sa réalité par les pratiques rituelles et les

250 André Gorz cité dans Gérard Briche, « Baudrillard lecteur de Marx », Lignes 1, no 31 (2010) : 98-99.

Consulté le 20 décembre 2017. DOI 10.3917/lignes.031.0087.

251 Briche, op. cit., 89.

252 La réalité se construit par les subjectivités qui «[mettent] en place […] un monde second, artificiel, fabriqué

par l’homme, un artefact […]» (Leonelli, op. cit., 16). Contre Durkheim, le fait social n’est plus accessible directement tel un objet de laboratoire. Au contraire, le réel est toujours médiatisé, et le médium changera selon les époques. Cette compréhension issue du constructivisme en sciences sociales aura d’autres conséquences : pour

croyances mythiques, éléments d’un vaste et complexe symbolisme qui nie le rapport utilitaire aux choses. Il reprochera donc au marxisme, et à cette conception utilitaire qui lui est inhérente, «de faire des caractéristiques de son époque des invariants historiques projetés rétrospectivement à l’âge féodal ou archaïque.»253 Bref, Marx a universalisé à tort des rapports de production pourtant particuliers à l’économie marchande. Selon Baudrillard, ces rapports doivent plutôt être considérés comme un moment de l’histoire et non pas comme un mode d’échange transhistorique. Si Marx est coupable de ce dont on l’accuse, il n’en reste pas moins vrai qu’il s’est intéressé à la dimension sociale de l’objet de consommation, et il serait erroné de lui attribuer une réflexion simplement utilitaire. À vrai dire, la marchandise ne peut être appréhendée seulement qu’à partir de la valeur d’usage de l’objet.254 Au contraire, la valeur du bien de consommation est déterminée socialement, c’est-à-dire par la valeur d’échange en lien avec le travail exigé par sa création.255 En ce sens, le rapport à la marchandise, à sa valeur, est imprégné des rapports de force qui organisent la société dans un système de domination précis : le capitalisme. Cette précision étant faite, l’intérêt de Baudrillard pour les organisations prémodernes permettra de «quitter la sphère de la production pour s’intéresser à celle de la représentation et de la consommation […]».256 Il pourra donc, sans contester tout le marxisme,

au moins l’actualiser en l’appliquant à cette réalité nouvelle qui demande à être critiquée : la

Baudrillard, le concept d’état de nature est ainsi insoutenable. Il n’y a jamais eu de nature pour le sujet. Au contraire, il évolue toujours selon un «ordre de représentation» qui informe les individus. Ainsi, les besoins et les désirs individuels dont traitait Hobbes avant le passage à l’état civil, ne sont en rien un état de choses naturel pour Baudrillard. Nous pourrons en conclure que la société de consommation, qui prétend répondre à ces besoins et à ces désirs tel l’âge achevé de l’humanité, les crée plutôt elle-même, ce que nous verrons en détails à la prochaine section (Ibid., 25-26 (nous soulignons).)

253 Ibid., 21-22.

254 «La valeur d’usage d’un objet est déterminée par son utilité, laquelle est inséparable des propriétés spécifiques

de cet objet». Elle est en ce sens intimement liée à la notion de «besoin». (Blay, op. cit., s.v. «Théorie marxiste de la valeur», 1061-1062).

255 «La valeur d’échange d’une marchandise est déterminée non pas par la quantité de travail effectivement

dépensée pour sa production par tel ou tel travailleur individuel, mais par la quantité de travail socialement nécessaire, c’est-à-dire par la quantité de travail nécessaire dans les conditions moyennes de productivité du travail existant à une époque et dans un pays déterminés, donc par les techniques de production (forces productives) existantes et par leur mise en œuvre dans un contexte de concurrence capitaliste.» (Loc. cit. (nous soulignons)). Voir aussi : Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique. Livre premier. Tome I (sections I, II, et III), traduit par Joseph Roy (Paris : Éditions sociales, 1969), 3-5.

société de consommation comprise comme l’ère du signe et ses conséquences sur la subjectivité, sujets de notre prochain point.

3.2 L’ère du signe