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L’humour comme inducteur d’ambiguïtés et moteur du récit

Dans le document Nouveau genre : le Progrès est-il possible? (Page 187-194)

PARTIE V : LOUCY

CHAPITRE 1 : les attentes contournées

1.2 L’humour comme inducteur d’ambiguïtés et moteur du récit

Un récit sans but ? Est-ce à dire que le lecteur est confronté à une narration qui tourne à vide? Bien sûr que non, car l’objet d’une fiction ne se borne pas au développement de l’in- trigue et aux réponses qu’elle apporte à une situation initiale problématique. Au contraire, ce sont pour nous les questions laissées en suspens qui déterminent le caractère artistique

de l’œuvre. Avec ou sans intrigue, il faut tâcher d’entretenir l’attention du lecteur. L’hu- mour est le piège à ours utilisé ici.

Pourquoi lire Le Château (1926) en sachant (comme la quatrième de couverture l’af- firme) l’intrigue lacunaire? Tout simplement parce que le récit est porteur de questionne- ments. Même sans dénouement, même sans conclusion, sa valeur est indiscutable. Si la forme du « récit à intrigue » conventionnel n’est pas respectée ici, l’appréhension d’une blague suffit à tenir en haleine le lecteur qui s’engage à prendre l’œuvre au présent, sans motivation autre que ce qu’on lui offre ligne après ligne.

Qu’est-ce qu’une blague si ce n’est qu’une redéfinition des fondements de la réalité? Les philosophes furent sans doute les premiers humoristes du monde. Parodiant, ridiculi- sant, critiquant leur société à l’aide de personnages grossis (Candide, Jacques le Fataliste, Don Quichotte, Ubu roi) ou de situations invraisemblables. Et tel Don Quichotte, Guy B. abandonne sa vie morne de docteur-comptable afin d’embrasser son rêve secret : devenir clown. Coiffe multicolore, maquillage grotesque, habits rapaillés, et le voilà paré à devenir un Grand Clown! Enfin…c’est ce qu’il croit, car ce que nous suivons réellement, c’est le laquais de l’histoire. Un laquais qui se croit héros.

Les procédés humoristiques utilisés ont toujours pour but de déjouer les perceptions. Le lecteur croit que le narrateur lui pointe une avenue connue quand, tout à coup, il se re- trouve ailleurs, agréablement dérouté. Tout l’art consiste à jouer avec les attentes et les ten-

sions pour susciter la surprise, comme le souligne Élisabeth Nardout-Lafarge dans L’usure du rire chez Réjean Ducharme (2011) :

L’accumulation des calembours contribue, avec d’autres procédés comme les fausses citations ou les fausses traductions, à un sabotage de l’écriture litté- raire qui s’oppose ainsi à la fois à l’idéal stylistique de la génération précédente, au sérieux d’une cer- taine littérature engagée, contemporaine des romans de Ducharme, et à la littérature française . 21

Sans toutefois user du même stratagème que Ducharme, ou alors, en l’utilisant partiel- lement dans une mer d’autres procédés, ces railleries directement adressées au lecteur ne sont pas sans faire écho à l’œuvre ici présentée qui souhaite revisiter, autant que faire se peut, la forme conventionnelle. Pour Gilles Marcotte, il s’agit ni plus ni moins d’arriver à « mettre en échec, dans son propre texte, la machinerie littéraire . » 22

À titre d’illustration, il faut connaître le chemin convenu pour l’éviter et ainsi créer une chute surprenante. Un procédé utilisé à maintes reprises est celui du rieur aveugle qui consiste à dissimuler un détail au lecteur pour ne révéler la clef qu’à la toute fin: « J’ai pas- sé neuf mois à porter cette enfant-là, à la nourrir, à lui prodiguer de l’amour… et elle me remercie comment? En sautant de ma camionnette à la première occasion ! » On pourra 23

recourir également au pied de la lettre, qui consiste à prendre le propos au premier degré:

Élisabeth Nardout-Lafarge, «  L’usure du rire chez Réjean Ducharme », Montréal, Les Presses de

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l’Université de Montréal, 47(2), 2011, p.124.

Gilles Marcotte, « Le copiste », Conjonctures. Revue québécoise d’analyse et de débat, no 31,

22

2001, p. 89.

Rébecca Potvin-Gravel, « Le Progrès », Maîtrise en lettres à l’Université du Québec à Chicouti

23 -

« Une fois adolescent, mon père trompait ma mère si ouvertement, qu’il a fallu dire à sa maîtresse de sortir de sous la table ! » Ou encore, à la règle de trois, une énumération dont 24

le troisième terme se veut imprévisible : « Camil? Paul-Marie? Jean-Soccer ? » 25

Nous avons également cherché à soutirer le comique du langage lui-même. Notamment à travers le recours au paralogisme, qui s’appuie sur un raisonnement erroné: « Tous les maires de Vaccaville furent Clown-Cowboy, mais aucun Clown-Cowboy ne fut jamais maire plus de trois minutes ! » La tautologie, répétition inutile, contribue elle aussi à ali26 -

menter cette manière de penser peu commune: « Une cuve moyenne a la dimension d’un tricératops adulte, un tricératops adulte a la dimension d’un éléphant adulte . » Nous 27

avons également exploité le calembour, qui s’appuie le plus souvent sur une méprise so- nore: « Je panse, je panse avec un « a », tu comprends Grace? Je panse donc chop suey ! » 28

Ou encore, le jeu de mots classique fort utilisé par Guy B. lors de son numéro Aux deux Pierrots: « Quel est le poète qui serait absolument sans défense à la guerre? […] Mallar- mé ! » 29 Ibid., p. 90. 24 Ibid., p. 18. 25 Ibid., p. 3. 26 Ibid., p. 6. 27 Ibid., p. 12. 28 Ibid., p. 80. 29

Outre l’effet de surprise et le jeu de déstructuration du langage, nous avons cherché à surprendre visuellement le lecteur. La bissociation (combinaison de deux choses pour en créer une nouvelle) se retrouve dans de petits éléments aussi simples que l’invention de fruits à l’épicerie, la fusion de pamplemousses et de melons donnent donc des « pample- mons » et des « melousses ». Cet effet de combinaison comique s’exprime également dans tous les métiers combinés, offrant des images de serveur en équipement de hockey ou de pompier sautillant gracieusement en collant autour des flammes! L’exagération vise ici à stimuler l’imaginaire: « Cette voiture était monochrome à un point tel que Guy B. aurait pu y déverser une bouteille de Pinot entière sans que l’on y décèle la moindre trace ! » Ce30 -

pendant, la comparaison demeure le procédé le plus usité pour faire image: « Et le silence plana à nouveau sur leur tête comme une raie papillon . » 31

L’enjeu consistait pour nous à faire en sorte que l’esprit carnavalesque s’exprime autant par les couleurs omniprésentes que par les descriptions de personnages, toutes plus lou- foques les uns que les autres (un retraité-errant nu criant comme un corbeau, une Officière à l’œil démesuré, une limeuse à onze doigts, un clown habillé en femme…) Cette ville est une basse-cour et le Festival en est l’étalage mondial! L’anthropomorphisme (une vache habillée en robe griffée, un taureau déguisé en Roméo) vise également à mettre en relief l’absurdité du traitement de l’homme versus celui de la bête. À l’inverse, l’Officière traite Jolicœur (s’exprimant en cris d’animaux) exactement comme une bête.

Ibid., p. 17.

30

Ibid., p. 9.

Finalement, il nous est apparu nécessaire de choquer, de provoquer le lecteur, de le dé- stabiliser dans ses croyances. Pour y parvenir, rien de tel que le recours à l’ironie: « Elle pourrait vous limer des barreaux de métal à une fenêtre en moins de deux, mais elle dit qu’elle les aime bien tout de même, les barreaux à la fenêtre de sa chambre . » Le procédé 32

de l’arroseur arrosé est également utilisé, par exemple : lorsque la vieille femme se fait voler ses sacs à l’épicerie après avoir volé la jeune fille, ou encore, à la mort de l’Officière, tuée par ce qu’elle défendait ardemment; la tradition.

C’est ainsi que la forme, autant et sinon plus que le fond, peut contribuer à l’axiologie de l’œuvre. C’est, du moins, l’idée que défend Monique Le Pailleur-Leduc dans Claude Gauvreau et le procès de la signifiance (1981):

Bien qu'une telle démarche invite à un non-confor- misme, le prodigieux pouvoir créateur semble pou- voir s'inscrire également dans une optique de recréa- tion. Pour décrire l’irrationnel, quoi de mieux que 1’enchaînement irrationnel des mots ou des sons? Pour dire 1’indicible, pour exprimer l'inexprimable, il importe de poursuivre la recherche, de piéger le langage et d'en extraire la quintessence ultime, la « substantifique moelle . » 33

Sans toutefois tomber dans la poésie phonétique de Gauvreau, il nous a semblé pertinent de varier le rythme afin de garder le lecteur sur le qui-vive. La forme narrative aspire donc à demeurer indéfinie, c’est-à-dire, déclinée en différentes parties: essai scientifique, journal

Ibid., p. 5.

32

Monique Le Pailleur-Leduc, « Claude Gauvreau et le procès de la signifiance », Montréal, Presses

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de bord, notes de bas de page, lettres manuscrites, chansons, poèmes, citations, récits ra- contés en dialogue, etc. Ainsi, on en vient à déstructurer le récit traditionnel et, pour ainsi dire, à brasser la soupe stagnante et ses ingrédients, à créer des remous dans le lit de la ri- vière dormante.

Nous avons cherché à donner forme à ce que Bakthine qualifie dans La poétique de Dostoïevski (1998) de genre comico-sérieux, dans lequel l’humour devient un moteur de l’action, car « la perception carnavalesque du monde possède un extraordinaire pouvoir régénérant et transfigurant, une vitalité inépuisable. » C’est précisément à cette source 34

mouvante que l’œuvre puise sa raison d’être. Toujours selon Bakthine, le rire en littérature posséderait une « audibilité ». Chez Rabelais, par exemple, le rire se veut fort et franc, contrairement à Cervantes où celui-ci se montre plus discret. Ici, le rire cherche à se situer entre les deux. En effet, tout comme « dans la littérature carnavalisée des XVIIIe et XIXe siècles, le rire est le plus souvent considérablement assourdi, jusqu’à l’ironie, l’humour et d’autres formes du rire réduit. » Les procédés stylistiques, la forme changeante et le rire 35

silencieux guident donc la lecture d’une image fixe à une autre. Et si nous mélangeons cette palette de couleurs uniformément, nous obtenons au bout du compte: le noir; unique teinte de l’humour à Vaccaville.

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Mikhaïl Bakhtine, La poétique de Dostoïevski, Paris, Éditions du Seuil, 1998, p. 161.

34

Ibid., p. 233.

Dans le document Nouveau genre : le Progrès est-il possible? (Page 187-194)

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