• Aucun résultat trouvé

La distorsion des conventions

Dans le document Nouveau genre : le Progrès est-il possible? (Page 182-187)

PARTIE V : LOUCY

CHAPITRE 1 : les attentes contournées

1.1 La distorsion des conventions

Nous l’avons dit déjà : le dada questionne et se moque des « règles » de l’Art, et c’est à

la lumière de ce parti pris qu’il faut interpréter les passages clés de notre récit. Ainsi, le clin d’œil de la Détective-Vendeuse de souliers écrasant son cigare dans une urne n’est pas sans évoquer lorsque Marcel Duchamp a lui-même recueilli les cendres de son cigare de la sorte

le 15 mai 1965 durant le dîner Rose Sélavy. Le peintre Marcel Cherboeuf et son urinoir clownesque (tatouage de Guy B.) font référence à la pièce Marcel Duchamp (2004) de Frédéric Cherboeuf et Guillaume Désanges dans laquelle Marcel Duchamp subit un procès en tant qu’accusé, et ce, à la demande de l’Histoire de l’art. Ces deux clins d’œil ont éga- lement pour but de déboussoler le lecteur en lui suggérant des images qu’il n’est pas habi- tué de traiter. La référence au mouvement Fluxus comme genre indéfinissable met en évi- dence la situation paradoxale de tous ces genres qui réclament la liberté du canevas et l’éclatement complet de la forme. Peut-on faire fi de toutes les conventions? Briser toutes les barrières? Physiques et temporelles?

Déconstruire le temps, en faire une fresque collage, en voilà une idée dada! C’est pour- quoi, le sablier chez Loucy, les horloges chez la Détective-Vendeuse de souliers, la montre de poche de Margarine, la montre de Guy B. ne sont en vérité que des outils de mesures limités, comme si un astronome regardait la Lune avec un monocle. Seule la crise d’épilep- sie (souvent chez les enfants ou les jeunes adultes) permet de percevoir la quatrième di- mension cachée. Tout se passe comme si l’âme sensible des enfants arrivait à saisir toute la poétisation de l’art, à entrevoir les possibilités cachées dans une vision emprisonnée dans un carcan sociétal que l’adulte ignore généralement.

Pour inviter le lecteur à penser au-delà des conventions, un certain nombre de dispositifs symboliques ont été mis en place. Ainsi, le passé (la tradition) et le futur (le progrès) à Vaccaville sont représentés par des couleurs bien spécifiques. Le rouge pour le passé: le

sang, la violence, le vin, la viande, la mort, la corrida, etc. Et l’orange pour l’avenir: le feu, le phénix, les courges, le ballon, le rouge à lèvres orange, les cheveux de Loucy, etc. Et le présent? Il n’est pas défini. Il est relatif. Il n’y a que le passésentur qui pourrait se définir comme le mélange de toutes ces couleurs, toutes ces trames temporelles. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si la couleur du progrès, l’orangé, est dérivée de la couleur de la tradi- tion, le rouge. Car il ne peut y avoir illusion de progrès sans tradition et aucune tradition à défendre sans la crainte du progrès à venir. Bref, leur parenté dans le cercle chromatique ne fait que renforcer l’idée d’un cycle revenant sans cesse puiser à la même source et d’un temps calqué indéfiniment.

Dans ce sens, cette idée d’un présent stagnant renvoie à la pièce de Beckett, En atten- dant Godot (1952). C’est, du moins, ce qui caractérise l’œuvre selon Johanne Bénard dans son article Tromper l’attente (1992):

[…] comme s'il s'agissait d'une suite de présents qui, au lieu de former une succession, s'accumulaient. Le texte de la pièce abonde en passages où les person- nages dénient le passage du temps. Mais c'est Estra- gon qui détient la palme de l'oubli, quand, dans le second acte, il ne reconnaît ni l'arbre, ni ses chaus- sures . 18

L’oubli est, effectivement, une négation involontaire du temps qui passe, car si l’on ne se souvient pas de l’évènement, alors que celui-ci se soit produit ou non n’a que très peu d’importance. Et quelle meilleure illustration de ce principe que la mémoire défaillante de

Johanne Bénard, « Tromper l’attente », Jeu, (64), 1992, p. 19.

Guy B., laquelle permet une anti évolution personnelle; un présent figé que Loucy semble lui envier ?

Nous avançons le postulat qu’il faut arrêter de penser le temps de manière convention- nelle si l’on veut pouvoir échapper à sa linéarité. Et si, comme le suggère Maude Laporte- Marginean dans La mémoire et l’oubli dans Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Mar- quez (2004), le temps était, tout comme le Progrès, non pas unidirectionnel, mais bien cir- culaire ?

[Il] détruit les barrières entre le réalisme et le fantas- tique, créant un monde irréel, intangible et aliénant en- traîné dans un système circulaire qui se détraque inexo- rablement et, enfin, [il] met en place une «fausse véri- té» construite selon une conception individuelle et même collective du passé . 19

Le temps apparaît ici comme une prison. Et quelle prison plus malicieuse qu’une prison circulaire qui nous donne l’impression d’avancer infiniment ? Une histoire traditionnelle se lit comme une ligne du temps, de gauche à droite, du passé au présent. La nôtre est un peu différente : en ce qui a trait à la forme du récit, l’intrigue se déploie de manière ni circulaire ni tout à fait linéaire. Nous sommes plutôt dans le domaine du collage ou de la fresque. La forme n’est pas du tout conventionnelle, dû, en partie, au récit enchâssé de Madame Well- done qui vient entrecouper l’intrigue principale.

Maude Laporte-Marigean, « La mémoire et l’oubli dans Cent ans de solitude de Gabriel Garcia

19

Le narrateur externe omniscient use également de focalisations multiples (Guy B. L’Of- ficière, Loucy, Grace, Henrietta Welldone et le Progrès) afin d’illustrer différents points de vue au présent (l’action) et au passé (l’essai de Madame Welldone). Des points de vue pragmatiques, conformistes, anticonformistes, lyriques, scientifiques et neutres. Le narra- teur possède le recul nécessaire pour survoler et voir l’histoire dans son ensemble. Mais il ne faut pas tout divulguer au lecteur, car une histoire n’est qu’une facette du cube : elle possède plusieurs dimensions. Nous nous rangeons volontiers à l’avis de Nathalie Sarraute qui « dénonce pour sa part l’emploi des "vieux accessoires inutiles" du roman " tradition- nel" visant la vraisemblance : " les loupes et les gilets rayés, les caractères et les intrigues 20

». Cette histoire déforme donc les conventions du roman traditionnel avec ses récits en- châssés, ses intrigues latentes, ses héros anti-héroïques. Sans revisiter la même scène sous tous les angles possibles comme Sarraute le fait dans Vous les entendez? (1972), il est question de polyphonie et pluralité des points de vue (un peu à la façon du mouvement cu- biste). Ainsi, le roman cherche à faire ressortir l’objectivité, la vérité, au travers de cette subjectivité redistribuée. Pour les personnages, il n’y a pas d’échappatoire possible, c’est- à-dire, qu’ils n’évoluent pas avec leur idée. Certains meurent avec leur idée tandis que d’autres triomphent. Loucy pousse son idée d’Anarchie (sans considération pour les autres, sans considération pour elle-même, sans considération des conséquences) le plus loin pos- sible, et ce, jusqu’à ce que sa propre mort la freine un jour ; en espérant que d’autres, comme Guy B., poursuivent son idée. L’Officière pousse son idée de conformité dans la même direction, avec la même ardeur, mais succombe sans réel héritier. Cette « Idée », Naomi Toth, «  Écrire contre l’évidence. Lire Nathalie Sarraute sur et avec Virginia Woolf  »,

20

cette « Vérité » que chaque personnage tire de l’avant au fil du récit n’est nul autre que leur conception du Progrès (seul personnage bénéficiant d’une narration au présent). Et qu’ar- rive-t-il lorsque deux idées contraires se rencontrent ? Il y a quête de Vérité unique. Tout le monde cherche (littéralement) le Progrès dans cette histoire comme tout le monde cherche la Vérité.

L’Officière ne connaît qu’une solution face à la divergence: la muselière, la prison ou la mort. Elle fait taire l’autre pour n’entendre qu’une voix unique s’élever, celle de la raison. Loucy propose, au contraire, que tous s’expriment en même temps, choisissant le chaos comme voix dominante. La voix de Guy B. est très passive, il absorbe comme une éponge les voix susceptibles de le toucher (Loucy, Henrietta Welldone, la Détective-Vendeuse de souliers). En un sens, Guy B. représente le lecteur novice, l’enfant se forgeant une opinion au fur et à mesure, le coryphée témoin de l’histoire. C’est ainsi que les perceptions se croisent et se répondent dans ce récit absurde, sans véritable héros, sans véritable but et, peut-être, sans véritable progrès.

Dans le document Nouveau genre : le Progrès est-il possible? (Page 182-187)

Documents relatifs