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2. Historiographie de la fête en Amérique française

2.4 L’histoire sociale

Les fondements de l’histoire sociale remontent aux années 1960, une époque au cours de laquelle les historiens s’inspirent fortement du marxisme afin d’analyser les rapports de classe sociale. Il s’agit le plus souvent d’une histoire socio-économique. L’emploi massif des chiffres, des statistiques et des tableaux font de l’histoire quantitative un outil principal de ces historiens. Au cours des années, cette histoire quantitative sert de plus en plus aussi à mettre en lumière les traits socioculturels de différentes populations, ce qui élargit les cadres de l’histoire sociale. Cet élargissement amène certains historiens à s’intéresser à la mentalité des communautés. Ce courant historiographique est d’ailleurs popularisé dans les années 1970 en s’inspirant grandement de l’histoire sociale et de l’École des Annales françaises, car en plus de l’examen des mentalités collectives, il approche l’histoire sur une longue durée et dans une analyse globale de très grands ensembles sous les angles social et économique.

Certains historien(ne)s ont réalisé des études de cette envergure sur les peuples francophones nord-américains dans lesquelles les festivités constituent un élément important de leur analyse. Par exemple, en 1978, Liliane Crété publie un livre sur les éléments sociaux du quotidien de la population créole blanche louisianaise (les standards moraux, les tâches domestiques, les emplois, la hiérarchie sociale, les échanges économiques, etc.) dans lequel elle met l’accent sur les manières de penser et d’agir typiques de la culture créole au début du XIXe

siècle. À partir de sources secondaires et plusieurs récits de voyage et témoignages personnels, elle relate, entre autres, comment se déroulent les cérémonies du mariage, les différents types de bals à La Nouvelle-Orléans et les célébrations du jour de l’An, de l’Épiphanie et du Mardi gras. À travers ces fêtes, elle insiste sur les traits de caractère, les comportements, les pratiques et les mentalités de ces citadins francophones, mais les portraits sociaux et culturels qu’elle peint correspondent à une réalité idéalisée où les événements se passent toujours de la même manière et où les individus agissent tous selon un même modèle de pensée62. Les nombreux bals qui

caractérisent la société francophone de La Nouvelle-Orléans dans la période précédant la guerre de Sécession ont également été analysés par deux historiens américains. Henry A. Kmen et Robert Randall Couch ont décrit les genres de bals qui se côtoient dans la ville (masqués,

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publics, privés, d’abonnement, etc.). Kmen traite également des opéras qui y sont nombreux. Bien que leurs recherches soient publiées à une trentaine d’années d’intervalle, c’est-à-dire dans les années 1960 pour Kmen et les années 1990 pour Couch, les deux offrent une analyse sociale typique dans laquelle les bals leur permettent de mieux comprendre comment se développent les rapports entre les différents groupes sociaux de la ville. Ils affirment que ces soirées de danse constituent un outil permettant de surmonter les barrières culturelles et de langue et de contribuer à l’existence d’une sociabilité entre les Créoles et les autres communautés de l’endroit63.

De son côté, l’historien Carl A. Brasseaux a publié deux livres sur l’histoire des Acadiens en Louisiane dans lesquels il tente de comprendre les mentalités collectives de ce peuple. Dans le second, il raconte qu’en l’espace de trois générations, entre 1803 et 1877, les membres les plus ambitieux de la population acadienne décident de s’intégrer à la classe des grands propriétaires terriens en développant le goût pour la consommation et en augmentant leurs possessions de terres et d’esclaves, tandis que plusieurs autres rejettent la mentalité matérialiste et tentent de poursuivre leur style de vie traditionnel à l’intérieur de régions relativement isolées. Il propose une image des Acadiens de la Louisiane très dynamique, rebelle et revendicatrice qui mériterait d’être nuancée. Fidèle à l’histoire des mentalités, il aborde de nombreux sujets pour soutenir ses arguments, tels que les activités agricoles, les rapports sociaux, la vie économique, l’esclavage ou encore les réjouissances. Selon lui, lors de la période précédant la guerre de Sécession, les boucheries et les bals de maison rassemblent les habitants isolés sur leur terre pour renforcer les liens socioculturels, pour apaiser les querelles et les conflits, pour profiter d’un répit de leurs tâches agricoles et pour découvrir les dernières nouvelles dans la communauté. Au fil du temps, ces rassemblements joyeux deviennent de plus en plus violents et reflètent le durcissement des tensions sociales à l’aube de la guerre civile64.

Dans le contexte québécois, les historiens se sont attardés avant tout à l’analyse sociale du temps des Fêtes. Par exemple, en 1978, Raymond Montpetit, à partir de récits de voyage, de relations de missionnaires, de mandements ecclésiastiques et de journaux (articles et

63 Henry A. Kmen, Singing and Dancing in New Orleans: A Social History and Growth of Balls and Opera, 1791-

1841, Thèse de Ph.D. (histoire), Université Tulane, 1961, 575 p. ; Henry A. Kmen, Music in New Orleans: The Formative Years, 1791-1841, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1966, 314 p. ; Robert Randall Couch, « The Public Masked Balls of Antebellum New Orleans: A Custom of Masque outside the Mardi Gras Tradition », Louisiana History, vol. 35 (automne 1994), p. 403-431.

64 Carl A. Brasseaux, Acadian to Cajun: Transformation of a People, 1803-1877, Jackson, Missouri, University

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iconographie), argue que les coutumes de cette période festive reproduisent le modèle socio- économique qui prévaut à chaque époque dans l’histoire du Québec. Selon lui, ce phénomène s’observe surtout lorsqu’elles évoluent et se modifient au cours de la seconde moitié du XIXe

siècle sous l’influence de l’urbanisation, de la croissance de la population, de l’anglicisation et de l’industrialisation65. Quant à eux, Pierre Lahoud et Sylvie Blais offrent un large portrait de

l’évolution des diverses traditions associées à la fête de Noël en milieu urbain au Québec depuis la Nouvelle-France jusqu’au XXIe siècle en se fondant sur des relations de missionnaires, des

témoignages écrits et des articles de journaux et de magazines. Bien qu’ils réalisent leur étude près d’une trentaine d’années après celle de Montpetit, ils soutiennent également que la fête se métamorphose sous l’impact de l’industrialisation et de la commercialisation66.

Par rapport aux ethnohistorien(ne)s, les adeptes de l’histoire sociale proposent une analyse plus en profondeur des réjouissances qui accompagnent les fêtes dites carnavalesques. Bien que les festivités ne soient pas toujours au cœur de leur recherche, ils montrent qu’elles s’adaptent au système socio-économique en place dans la société et qu’elles jouent un rôle majeur dans la construction des rapports sociaux que les habitants francophones nord- américains entretiennent entre eux et avec les autres groupes ethniques qu’ils côtoient. La manière dont ces historien(ne)s abordent les festivités se rapproche de ce que nous entendons faire dans cette thèse. Toutefois, l’accent sera porté uniquement sur les réjouissances et, plus précisément, sur la sociabilité festive. Outre le fait qu’elles affectent les rapports sociaux, quels sont les impacts de ces festivités dans la vie sociale des habitants francophones et que révèlent- elles de leur identité ?