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: L’habitus au cœur des pratiques enseignantes

Profil des enseignants interviewés

Chapitre 3 : L’habitus au cœur des pratiques enseignantes

Dans ce chapitre, nous réfléchissons à la place de l’habitus (Bourdieu, 1986 et Perrenoud, 2001) dans les pratiques enseignantes. En effet, nous avons vu précédemment dans le cadre théorique que cette notion d’habitus « permet d’articuler conscience et inconscience, raison et autres mobiles, décisions et routines, improvisation et régularités » (Perrenoud, 1991).

Autrement dit, nous pourrions parler d’une « matrice des comportements individuels »47 qui influence n’importe quel domaine de la vie (loisirs, culture, travail, éducation, etc.). En analysant nos données, nous constatons et nous considérons que l’habitus influence chaque décision, chaque choix et chaque réflexion des enseignants.

Thèse 1

« On n’enseigne pas ce que l’on veut ; je dirai même que l’on n’enseigne pas ce que l’on sait ou ce que l’on croit savoir : on n’enseigne et on ne peut enseigner que ce que l’on est. »

Jean Jaurès, 1910, L’éducation, un acte de foi en l’autonomie et en la raison48

Les propos de Jean Jaurès sont très puissants et résument à nos yeux la théorie de l’habitus.

Dans cette perspective, la pédagogie coopérative semble devoir être avant tout un état d’esprit, une philosophie de pratique. C’est du moins ce qu’en pense Martine : « Je pense que c’est un état d’esprit déjà » (entretien de Martine, p. 35, l. 674). Anaïs et David rejoignent parfaitement cette enseignante. Pour pouvoir se lancer dans une telle ingénierie didactique et en faire sa ligne directrice, il semble très clair que l’enseignant doit être convaincu et partager les valeurs qui fondent la coopération. C’est d’ailleurs ce que souligne Volpé (2014) : « Les enseignants, pour adopter la PC, doivent donc adhérer aux valeurs et aux croyances développées » (Abrami et al., 2004 ; Lehraus, 2002 ; Rouiller & Howden, 2010 ; Rouiller &

Lehraus, 2008, cité in Volpé, p. 98) .

Au cours de nos entretiens, durant le travail de transcription, en faisant écho à notre propre pratique, en discutant avec nos collègues, nous nous rendons bien compte que les convictions,

47 https://fr.wikipedia.org/wiki/Habitus_(sociologie)

48 http://www.jaures.eu/ressources/de_jaures/leducation-un-acte-de-foi-en-lautonomie-et-en-la-raison/

les expériences et les valeurs viennent régir très fortement les pratiques et l’éventuelle mise en place d’un dispositif d’enseignement particulier. « On l’a en intraveineuse cette pédagogie coopérative. On pense pédagogie coopérative, on mange (rires), on fait vraiment. C’est notre leitmotiv pour tout.49 » (Entretien d’Anaïs, p. 129, l. 819-821)

A contrario, pour Nathan, Lucien et Jacques, cette envie et cet état d’esprit ne sont pas au rendez-vous. « Je n’arrive pas encore à me dire : “Ah bah voilà, demain je vais ça et je vais les faire travailler par groupe et tout”. Alors pas du tout. Je me sens encore vraiment trop loin de tout ça » (entretien de Nathan, p. 44, l. 334-336). « Je ne suis pas un monstre fan de la collaboration » (entretien de Lucien, p. 56, l. 259). « Je ne suis pas un adhérent naturel de cette manière de travailler » (entretien de Jacques, p. 70, l. 288-289). Quant à Sandrine, elle ne ressent pas l’utilité de les faire coopérer par rapport à l’âge de ses élèves : « En 1P-2P je n’ai jamais vraiment ressenti l’utilité de fonctionner comme ça… peut-être je passe à côté de quelque chose j’en sais rien... » (entretien de Sandrine, p. 81, l. 166-167).

Thèse 2

« Pour une part, le métier est fait de routines que l’enseignant fait fonctionner de façon relativement consciente, mais sans mesurer leur arbitraire, donc sans les choisir et les maîtriser vraiment. » (Perrenoud, 199150)

Comme nous l’avons vu précédemment, la pratique de l’enseignant peut être analysée selon deux angles : les routines et l’habitus. Avec les années de pratique, certains automatismes se forgent et les pratiques professionnelles deviennent de plus en plus naturelles.

Un enseignant ne passe pas vingt à trente heures par semaine au sein d’un groupe-classe, il ne prépare pas autant de cours ou d’activités semblables, des années durant, sans construire un nombre impressionnant de routines. En début de carrière, elles ne sont pas encore installées ; l’enseignant en formation initiale ou débutant tente encore de mettre en œuvre des savoirs procéduraux, des recettes, des techniques, des méthodes, des modèles. (Perrenoud, 199651)

49 Anaïs en faisant référence à David, son collègue direct.

50http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1991/1991_07.html

51 http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1996/1996_13.html

Lors des entretiens, Sandrine, Magalie et Jacques ont réalisé qu’ils faisaient déjà de la pédagogie coopérative mais qu’ils ne s’en étaient pas rendu compte : « [...] j’ai eu la sensation qu’il y avait plein de choses que je faisais déjà, sans savoir que ça s'appelait la pédagogie coopérative » (entretien de Magalie, p. 88, l. 60-61). « [...] Pour moi, la coopération, c’est tous les jours à travers tout et n’importe quoi » (entretien de Sandrine, p. 84, l. 265-266). Quant à Jacques, nous avons constaté au cours de son entretien qu’il fait coopérer ses élèves au quotidien à travers les projets qu’il propose.

La personnalité de l’enseignant joue un rôle prépondérant, et nous remarquons que l’habitus est très présent dans toutes les décisions que le professionnel est amené à prendre. Il arrive en cours de carrière que certains mènent une quête pédagogique suite à une insatisfaction. C’est le cas de David, qui a ressenti un fort besoin de changer ses méthodes d’enseignement.

Comme beaucoup d’enseignants qui commencent au départ, surtout quand tu sors de la LME, on n’a pas beaucoup d’outils et d’expérience du terrain. Y a eu un moment où j’ai fait beaucoup de choses frontales, beaucoup de plans de travail. Et à un moment donné, j’ai réalisé que je m’ennuyais. Moi, en premier, enfin, en deuxième, en premier les élèves. Les élèves s’ennuyaient, dans le sens où je sentais qu’il manquait quelque chose mais je savais pas ce qu’il manquait. Et puis, pour ma part, en regardant ce que je faisais, je me rendais compte que je ne connaissais pas si bien les élèves mais je connaissais surtout ce qu’il y avait sur leurs documents, sur leurs feuilles parce que je passais beaucoup de temps à faire des corrections, soit à mon bureau soit euh... à la maison etc., donc je connaissais les élèves à travers des feuilles. Et aussi, euh... ce qui m’a aussi freiné, c’est qu’à un moment donné, j’ai regardé... enfin j’ai levé la tête, j’ai réalisé que j’avais dix élèves autour de moi pour la correction, j’en avais neuf qui attendaient et voilà, là je me suis dit : il y a quelque chose qui ne va pas. Dans mon enseignement, je m’ennuyais de ce point de vue-là et de faire du frontal. On m’a toujours dit, enfin j’ai toujours eu en tête : mettre l’élève au centre du savoir, et là j’étais loin de mettre l’élève au centre du savoir. Donc c’est là que je me suis remis en question sur ma méthode de travail. Il me manquait quelque chose. (entretien de David, p. 134, l. 147-164)

La méthode frontale ne lui convenait pas du tout. Il a alors cherché à se retrouver, à agir selon ses perceptions du métier et ses conceptions de l’apprentissage. Mais il a eu besoin de se familiariser avec le métier avant de changer complètement de direction.

La première année, c’était beaucoup me familiariser, avoir de l’assurance. Quand on débute on a moins d’expérience, on essaie de faire beaucoup de choses frontales, beaucoup de choses au niveau des feuilles pour se rassurer derrière du papier parce qu’on n’ose pas aller vers les élèves, on n’ose pas se confronter à des situations problèmes. On veut maîtriser tout. (entretien de David, p, 135, l. 186-190)

Anaïs a également ressenti le besoin d’apprivoiser son métier avant de se lancer dans la coopération : « Moi j’aurais pas pu les deux-trois premières années. C’était pas possible parce qu’il faut prendre du recul, il faut prendre la distance, il faut accepter » (entretien d’Anaïs, p. 121, l. 450-453). À travers ces deux entretiens, nous avons pris conscience qu’il nous fallait du temps à nous aussi pour nous accoutumer à nos nouvelles responsabilités avant de nous lancer dans ce type de dispositif. Aujourd’hui, Anaïs et David pratiquent la pédagogie coopérative quotidiennement et la vivent comme une « intraveineuse » (entretien d’Anaïs, p. 129, l. 819). Cela fait partie de leur matrice de comportements individuels.

Toutefois, certains enseignants parviennent difficilement à changer leurs pratiques lorsqu’ils ont de nombreuses années d’expérience derrière eux. C’est le cas de Jacques, qui cumule pratiquement 30 ans d’enseignement. Il estime que « ces personnes-là52, elles y arrivent parce qu’elles ont été formées là-dedans comme vous, qu’elles y croient. Moi j’ai… pas de passif, j’ai trop d’années de tentatives, d'expériences » (entretien de Jacques, p. 72, l. 356-358).

Néanmoins, il ne remet pas en question les démarches coopératives, mais surtout cette théorie un peu trop rigide à son goût (pédagogie coopérative du point de vue nord-américain avec les piliers fondamentaux53).

52 Jacques parle ici d’enseignants dits « novices » dans le métier.

53Interdépendance positive, responsabilité individuelle, interactions constructives, climat de classe et esprit positif, enseignement et développement des habiletés coopératives, réflexion critique.

Thèse 3

Pour implémenter un nouveau dispositif d’enseignement :

1) l’enseignant doit y trouver du sens et donc être convaincu que cela peut être pertinent pour sa pratique.

2) cette implémentation doit être accompagnée par un professionnel.

L’approche américaine de la pédagogie coopérative paraît très gourmande. Pour faire de la PC et ne pas simplement rester dans du travail de groupe, plusieurs critères fondamentaux doivent être appliqués, laissant ainsi peu de marge de manœuvre aux enseignants. Il est plutôt facile de prendre connaissance de la théorie et de se familiariser avec elle. Mais qu’en est-il de sa mise en pratique sur le terrain ? La grande difficulté réside dans sa transposition, qui est très coûteuse et nécessite du temps. Cela, les enseignants en ont bien conscience. Ainsi, la moitié de notre corpus s’interroge sur la possibilité d’incorporer un tel dispositif d’enseignement dans leurs pratiques. Sur nos huit enseignants novices, quatre évoquent un réel décalage entre la théorie présentée et la réalité du terrain. Ils ont l’impression d’évoluer dans une voie

« artificielle » : « Je trouve que c’est quelque chose qui est pour l’instant assez décalé de la réalité. Voilà, c’est ma vision assez générale. J’ai un peu l’impression qu’on est dans l’artificiel » (entretien de Lucien, p. 52, l. 109-111). Jacques partage le même avis : « Il y aura toujours un décalage entre le naturel et l’artificiel dans lequel je ne me retrouve pas » (entretien de Jacques, p. 71, l. 346-347). Nous retrouvons les mêmes impressions chez Sandrine et Céline :

C’est bien joli de nous montrer ça, mais pour arriver à un tel résultat54 c’est impossible car les élèves ne sont plus les mêmes qu’il y a 20 ans. Ce n’était pas très réaliste et cela ne nous encourage pas. On se dit qu’on est pris pour des cons… j’sais pas… ça ne tombe pas du ciel, ça à l’air merveilleux comme ça, tout roule, les enfants discutent entre eux, ils font attention. Enfin, après non dans la pratique vraiment c’est pas comme ça. (entretien de Sandrine, p. 82, l. 193-198)

Par ailleurs, toute transposition didactique devrait faire l’objet d’un accompagnement, d’un guidage, afin que la personne formée obtienne un résultat positif et trouve du sens à ce qu’elle fait. Par manque de moyens financiers, les enseignants formés se retrouvent seuls face à leur classe et face à un nouveau dispositif qu’ils doivent implémenter seuls.

54 En faisant référence à un film visionné durant la formation.

J’ai un peu l’impression qu’on nous a lâchés… “Voilà, faites de la pédagogie coopérative”… OK, mais quoi ? Et puis lié avec notre programme aussi car c’est bien beau de faire des trucs mais faut que cela soit pertinent et qu’il y ait du sens avec ce que l’on fait. Ce n’est pas évident à trouver et puis après du sens à savoir pourquoi on fait ça surtout. Je trouve que le truc qu’il manque un peu c’est ça, trouver le lien lié à l’année ou aux élèves ce n’est pas évident. (entretien de Céline, p. 108, l. 244-250) Ainsi, pour reprendre les mots de Koutselini (2008), « [bien que les enseignants] aient étudié les principes théoriques de la coopération, il reste complexe de transposer la théorie dans leur classe et [ils] n’ont pas d’idée claire à propos du processus effectif » (cité in Volpé, 2014, p. 96).

Conclusion du chapitre

Il semblerait que plusieurs conditions soient requises afin d’implémenter positivement un nouveau dispositif d’enseignement tel que la pédagogie coopérative. Premièrement, l’enseignant doit s’identifier et trouver sa place dans cette ingénierie. Deuxièmement, il doit être convaincu que cette nouveauté peut être pertinente et avoir du sens pour son enseignement. « Les agents sociaux obéissent à la règle quand l’intérêt à lui obéir l’emporte sur l’intérêt à lui désobéir » (Bourdieu, 1986, p. 40). Enfin, ce chemin vers une implémentation réussie est long et nécessite l’accompagnement d’un spécialiste. Lorsque ce dernier critère manque, l’enseignant va adapter le dispositif à la réalité du terrain et en fonction de ses possibilités. Ainsi, ce sera une pratique dite « hybride », s’inspirant de la théorie mais se permettant des libertés adaptées au contexte.

Voilà, nous on a pris l’idée et on l’a structurée à notre sauce. On se l’est vraiment appropriée et y’a des trucs, beaucoup de choses qu’on a gardées, des concepts. Moi je ne suis pas capable de vous sortir des trucs théoriques comme du coup j’ai pas de formation universitaire55. Mais voilà, après on a mis en place notre manière, notre méthode. (entretien d’Anaïs, p. 112, l. 78-82)

55 Pas de formation universitaire spécifique sur la pédagogie coopérative.

Chapitre 4 : Facilitateurs dans la mise en œuvre de la pédagogie