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CHAPITRE I : HISTOIRE ET QUÊTE DE LA CONSTRUCTION

3. Dictature et héritage traumatique de l’Union démocratique du peuple malien

3.3 L’héritage de Moussa Traoré : un déni de l’histoire nationale?

La mise en place du régime autoritaire et répressif par Traoré marque l’avènement d’un État, sans vision idéologique claire et cultivant le déni de l’histoire nationale telle qu’imaginée par Modibo Keita81. Sur le plan social et culturel, les années Traoré sont

marquées par des mutations profondes. Dans un premier temps, elles sont engendrées par

78 Ibid., p. 124.

79 Moussa Konaté, Mali : Ils ont assassiné l’espoir, Paris, L’Harmattan, 1990, p. 41. 80 Ibid.

la censure et la répression de toute contestation caractéristique des régimes dictatoriaux. La censure, la propagande, la surveillance, l’emprisonnement et les menaces dissuadent les militants pour la démocratie et les forces à œuvrer dans la clandestinité. Les activités intellectuelles sont généralement perçues comme subversives. Tous ceux qui osent contester sont des traîtres et, donc, envoyés au bagne de Taoudéni.

Puis, dans un deuxième temps, les politiques d’ajustements structurels qui surviennent au cours des années 1980 entraînent une redéfinition forcée des priorités financières – privatisation et désengagement de l’État en matière de politiques sociales et culturelles – en vue du développement économique de la République82. Les exigences du

pouvoir se heurtent à une jeunesse nombreuse (63 % ont moins de 25 ans), qui se retrouve confrontée au chômage. Ces conditions suscitent un conflit entre les générations, entre tradition (mode de vie communautaire, l’oralité) et modernité, les jeunes délaissant l’histoire nationale et l’oralité pour se tourner vers la ville et son mode de vie plus occidental. Les valeurs traditionnelles sont diluées par le contexte global et par le manque d’intérêt de l’État pour la prise en charge des structures culturelles nationales. À partir de 1979, le régime autorise la création de journaux indépendants et de syndicats, mais rapidement cette ouverture est remise en question et le contrôle autoritaire refait surface avec des structures de contrôle neutralisant toute possibilité d’émergence des idées revendicatrices.

Du fait du changement des institutions politiques et de la concentration des pouvoirs entre les mains d’un seul homme, l’histoire nationale fait l’objet d’une

82 Alioune Sow, « Nervous confessions: Military memoirs and national reconciliation in Mali », Cahiers d’Études africaines, 2010, no197, p. 71-72.

instrumentalisation à des fins de justification du régime. Au même sens que Modibo Keita avait minimisé l’apport du régime colonial à la société malienne, Traoré renie les apports politiques et culturels du précédent régime afin de construire sa propre légitimité. C’est ce que Rosa De Jorio appelle les « politiques de l’oubli ». Les deux premiers gouvernements maliens « as having building their identity by removing traces of the state power they just defeated and foregrounding of their victory »83. L’un des exemples les

plus marquants de cette politique est sans doute le traitement que l’on a réservé à partir du coup d’État de 1968 à la personne de Modibo Keita. Modibo Diallo, directeur du Mémorial Modibo Keita et contemporain de ces événements, confirme les actions prises dans le but d’effacer Modibo Keita de la trame historique nationale : « on a essayé de le faire disparaitre du territoire, du paysage […] tout ce qui portait le nom de Modibo on l'a enlevé, on a tout peint en noir » et le jour de sa mort, en 1977, « le communiqué officiel [du gouvernement] c’était : “Modibo Keita, instituteur à la retraite est mort” »84. Cette

annonce a provoqué des manifestations spontanées dans tout le pays. À Bamako, les gens ont bravé l’interdiction de manifester et sont sortis dans les rues afin d’honorer la mémoire du père de la Nation. Rapidement réprimé par le régime, Modibo Diallo soutient que c’est à ce moment que les Maliens ont pris conscience que le « père de la Nation » et son régime devaient être réhabilités, et que, au regard du moment, son règne n’était pas une si mauvaise époque. « Le temps et la mémoire [avaient] fait leur travail » sur le peuple85.

83 Rosa DeJorio, « Politics of remembering and forgetting… », p. 81.

84 Entrevue réalisée auprès de Modibo Diallo, directeur du Mémorial Modibo Keita, propos recueillis par

Kim Lacroix à Bamako le 20 mai 2013, Durée 1 h 20 min.

Bref, à la fin des années 1980, le tissu social est déstructuré et déchiré par la répression violente du régime du Général-Président Moussa Traoré. Il est certes évident que le pays est gangréné par la corruption et l’effacement de la vie démocratique qui semblait pourtant vouloir émerger au début de la IIème République. Toutefois, le « ras-le-

bol » populaire aura raison du régime en 1991. En effet, les violences auront eu pour effet de galvaniser les associations démocratiques et culturelles dans tout le pays dans leur lutte contre le régime dictatorial. Ainsi, les associations comme l’Union Nationale des Élèves et Étudiants du Mali (UNEEM) et le Comité National d’Initiative Démocratique (CNID) feront contrepoids aux structures de répression du régime et mèneront le peuple à la révolution de mars 1991.

Suite à l’« insurrection populaire généralisée »86, dont nous avons abordé les

causes au chapitre 1, le pays s’engage dans une période de transition politique où la reconstruction de la république passe par l’avènement d’un nouveau modèle de gouvernance centré sur la démocratie. La conférence nationale, qui s’est tenue du 29 juillet au 12 août 1991, regroupant les forces vives du pays permet le déclenchement du processus de démocratisation de l’appareil étatique malien et se concrétise avec la tenue, pour la première fois, d’élections libres en avril 199287.

86 Diarrah, Vers la IIIe République du Mali, p. 11.

87 La création du Comité de transition pour le salut du peuple (C.T.S.P.) par l’armée est le premier pas vers

le transfert des pouvoirs aux civils. Cette conférence nationale a pour objectif de mettre en place les principaux organes juridiques d’une démocratie. La IIIème République a d’énormes défis à surmonter, mais

en permettant l’ouverture de l’espace public, les dirigeants ouvrent le dialogue entre les différents acteurs. Le Comité donne aux citoyens les moyens de la démocratie et d’ainsi inventer un nouveau projet de national, du moins sur papier. Ce sera au président Alpha Oumar Konaré et à son gouvernement de jouer son rôle de leader afin de mettre en place un climat de réconciliation sociale, économique et surtout politique.